Appel à l’opinion internationale pour la libération de M. Abbassi et A. Benhadj
APPEL A l’OPINION INTERNATIONALE ET
AUX DEFENSEURS DES DROITS DE L’HOMME
Le 30 juin 2003 prendra fin la peine de douze ans de réclusion criminelle prononcée à l’encontre des principaux dirigeants du Front Islamique du Salut Abbassi Madani et Ali Benhadj. Ce dernier aura purgé à cette date l’intégralité de la peine, tandis que M.Abbassi en aura purgé la moitié à la prison et l’autre moitié sous un régime d’assignation à résidence, essentiellement décidé pour des raisons de santé.
Le présent appel a pour objet de solliciter votre intervention auprès des autorités algériennes afin que leur libération ne soit pas assortie de mesure privative de droits ou restrictive de liberté.
1-LES FAITS :
Les intéressés étaient à l’époque des faits respectivement Président et Vice-Président du Front Islamique du Salut, un parti politique légalement agréé et plébiscité par l’écrasante majorité du peuple algérien. Etant donné que ce parti avait remporté lors des élections locales de juin 1990 plus de la moitié des communes algériennes et 32 départements sur 48 ; ce score ou presque a été confirmé au premier tour des élections législatives du 26 décembre 1991 au cours desquelles le FIS avait remporté 188 sièges sur 430. Le deuxième tour n’ayant pas eu lieu par suite de l’arrêt brutal et inconstitutionnel du processus électoral. Il s’agit à l’origine d’une simple protestation contre un découpage de circonscriptions électorales établi au détriment du FIS. Le refus par le pouvoir de satisfaire les revendications légitimes de ce dernier concernant ledit découpage avait conduit les dirigeants du parti à déclencher une grève politique. Le pouvoir avait pris prétexte de cette grève, pourtant pacifique, pour sévir contre le parti et l’ensemble de ses militants et cadres au mépris des règles du droit national et international . Les dirigeants du FIS n’ont commis aucune infraction pour subir des peines d’emprisonnement aussi lourdes qu’injustes. S’agissant d’un problème politique que les intéressés croyaient avoir réglé politiquement au moyen d’un dialogue continu avec les hommes du pouvoir, notamment l’ancien chef du gouvernement, M.Hamrouche et son ex-ministre de l’intérieur Mohammed Salah Mohammedi lesquels, aux termes d’un accord conclu avec les dirigeants du FIS, ont d’abord accordé implicitement l’autorisation de la grève en désignant les places publiques devant servir aux meetings des grévistes, puis en s’engageant à modifier la loi portant découpage électoral en échange de l’arrêt de la grève par le FIS. La grève ayant été arrêtée comme convenu et avant que les grévistes ne quittent les places publiques où ils accomplissaient leurs prières en assemblée, ils ont été pris d’assaut, le 4 juin à deux heures du matin par les forces de sécurité tuant à coup d’artillerie et de grenades des dizaines de grévistes qui priaient ou dormaient et blessant des centaines. Il a été ensuite procédé à l’arrestation des principaux dirigeants du FIS dont le président et son adjoint. Ils ont été traduits devant le tribunal militaire de Blida et inculpés d’atteinte à la sûreté de l’Etat, incitation des citoyens à prendre les armes contre l’autorité de l’Etat, massacre et dévastation à travers tout le territoire national, direction et organisation d’un mouvement insurrectionnel contre l’autorité de l’Etat, constitution de forces armées sans autorisation de l’autorité légale, incitation aux troubles de nature à paralyser les rouages de l’économie nationale, distribution de tracts dans un but de propagande portant atteinte à l’intérêt national, enlèvement, séquestration et torture des forces de sécurité.
2-Une procédure basée sur de simples griefs non fondés :
Ces griefs qui ont servi de base à l’inculpation lors de l’instruction, puis à l’accusation au cours de l’audience du jugement, ne reposent ni sur des faits concrets, ni sur des preuves matérielles susceptibles de justifier la condamnation.
En dépit de son caractère tendancieux, l’instruction a démontré que ces inculpations étaient dénuées de tout fondement. En effet, l’atteinte à la sûreté de l’Etat n’a jamais existé dans les faits, puisque le FIS lui-même incarnait l’Etat et à ce titre, on ne pouvait guère lui reprocher d’avoir porté atteinte à lui-même. En ce qui concerne l’entrave au bon fonctionnement de l’économie, il a été prouvé par six témoignages de hauts responsables de secteurs importants de l’économie devant le juge d’instruction que la grève déclenchée par le FIS n’a eu aucun impact négatif sur l’économie nationale. A propos de l’inculpation relative à l’enlèvement et « torture des forces de sécurité », cette inculpation, pas plus que les précédentes, s’est révélée fausse. Il s’agit en fait d’une déclaration mensongère faite par le nommé Boulanouar Abderrahmane chauffeur du général Lamari. Ce dernier a déclaré qu’il circulait à bord de la voiture de service quand il fut arrêté par les islamistes et présenté à Ali Benhadj pour interrogatoire. Selon lui, il s’est enfui en sautant par la fenêtre afin d’informer ses supérieurs. C’est purement et simplement un mensonge du fait que dans une autre déclaration, l’intéressé reconnaît avoir été libéré par Ali Benhadj. Au cours de l’interrogatoire de ce dernier, le juge lui dit ceci : « La victime Boulanouar soutient que le 4.6.1991 vers 23 H, il a été interrogé par Ali Benhadj. Puis vous avez ordonné sa libération après qu’il ait été agressé par un groupe de vos militants. »
Ali Benhadj a nié ces « accusations fausses et dénuées de tout fondement du début jusqu’à la fin. »
A propos des inculpations portant sur l’incitation des citoyens à prendre les armes contre l’autorité de l’Etat, direction et organisation d’un mouvement insurrectionnel, ces inculpations, visant la grève décidée par le FIS, sont dénuées de tout fondement, étant donné que la grève était légale et pacifique de sorte qu’aucun incident n’a été enregistré au cours de cet événement. Il n’y avait ni barricades, ni entrave à la circulation ni violence. Tous les médias nationaux et plusieurs médias étrangers ont fait état de cet événement qui s’est distingué par son caractère pacifique, organisé et serein. La responsabilité de la tragédie qui a ensanglanté l’épilogue de la grève incombe à ceux qui ont ordonné l’évacuation des places publiques par la force en violation de l’accord conclu entre le chef du gouvernement et les dirigeants du FIS.
Il a enfin été reproché aux dirigeants du FIS la distribution d’un tract subversif.
Les consignes mentionnées dans ce document seraient, entre autres, la violation du couvre-feu à minuit par des appels « Allah akbar », des regroupements mobiles et rapides à travers les quartiers, la pose de barricades et obstacles sur les routes, le sabotage des installations et des points stratégiques surtout de la police, de la gendarmerie et de l’armée d’une manière générale (radios, postes etc.)
Le collectif des avocats du FIS a, dans son communiqué du 18 juillet 1992, fait toute la lumière sur cette allégation. Aucune trace de ce document et encore moins de sa diffusion n’a été trouvée par les enquêteurs lors de leurs nombreuses perquisitions et saisies. La seule copie retrouvée, selon les enquêteurs, dans la serviette de M. Kamel Guemazi, président de l’assemblée populaire communale FIS de la ville d’Alger, montre bien que, même dans l’hypothèse où elle serait authentique elle ne constituait que l’ébauche d’une proposition qui n’a jamais été adoptée ou distribuée par le FIS.
Nous avons constaté des irrégularités tout au long de la procédure, de l’enquête préliminaire jusqu’au jugement en passant par l’instruction. L’enquête préliminaire a été menée par des personnes anonymes se prétendant officiers de police judiciaire. La destruction du siège du FIS et la confiscation d’une masse importante de documents susceptibles de prouver aussi bien la responsabilité du gouvernement que l’innocence des accusés n’a pas permis à ces derniers de faire valoir avec des preuves à l’appui leurs moyens de défense contre les accusations portées à leur encontre.
Le juge d’instruction en tant qu’officier subalterne du procureur militaire s’était moins conformé à la loi qu’aux ordres de celui-ci qui était plus gradé que lui. L’instruction avait moins pour but de concourir à la manifestation de la vérité que d’étayer l’accusation. La défense a demandé au juge d’instruction d’informer et d’auditionner certains témoins importants sur des événements sanglants tels que l’affaire des voitures banalisées et leurs occupants qui tiraient sur la foule ; ces véhicules sortaient du commissariat central d’Alger et y retournaient après commission de leur forfait ; l’identification des personnes responsables du massacre lors de l’évacuation des places affectées aux sit-in des grévistes, le juge n’ayant pas donné suite à la demande de la défense.
3-Incompétence du tribunal et absence d’un procès équitable :
S’ajoute à ces irrégularités flagrantes, l’incompétence du tribunal militaire et les conditions manifestement scandaleuses dans lesquelles s’est déroulée l’audience du jugement.
Le tribunal militaire est notoirement incompétent pour juger des civils dans une affaire éminemment politique. La compétence de ce tribunal est limitée à la connaissance des infractions à la loi pénale et au code de justice militaire commises par des militaires et leurs complices parmi les civils.
Cependant, le procès des dirigeants du FIS s’est déroulé au mépris de cette règle de compétence malgré son caractère d’ordre public. Cette même règle de compétence a été violée à l’occasion d’une infraction commise par un ou des militaires relevant à ce titre de la compétence exclusive du tribunal militaire, mais curieusement c’est l’inverse qui s’est produit, exemple : L’assassin de Boudiaf, qui est militaire de carrière, a été traduit devant une juridiction civile sur ordre du ministère de la défense. Cette manœuvre a eu pour conséquence la condamnation d’une seule personne, en l’occurrence Lembarek Boumarafi. Ladite juridiction fut incapable d’enquêter sur les coauteurs et les complices dans cet assassinat. Alors que des civils comme les dirigeants du FIS ont été traduits devant un tribunal militaire.
Le droit à un procès équitable conformément à l’article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, a été totalement dénié aux accusés. Les conditions d’un pareil procès faisaient totalement défaut. Si les règles d’un procès pénal normal n’ont pas été observées, comment peut-on s’attendre à un procès équitable ?
Le tribunal militaire n’est pas indépendant car il relève du ministère de la défense et il est composé d’officiers militaires, juge d’instruction, procureur, assesseurs, dépendant du même ministère.
Bien que le président du tribunal soit civil, il n’en demeure pas moins dépendant, ne serait-ce qu’en raison de sa nomination et sa rémunération par le ministère de la défense.
Il n’est pas impartial dans la mesure où le président était constamment soumis à la pression du procureur militaire, des généraux et surtout du ministre de la défense. Etant donné que l’impartialité ne dépend pas que des qualités personnelles du juge, elle dépend également de facteurs externes dont les plus importants sont la neutralité et l’indépendance. Le juge peut être intègre sans être impartial. S’il est affilié ou soumis à un groupe de pression ( lobby ) , à une secte ou un parti politique, s’il est influencé par l’autorité dont il dépend, s’il agit sous l’empire de la peur, tous ces facteurs et d’autres peuvent influer sur l’impartialité du magistrat. Dans le cas du juge du tribunal militaire de Blida, il ne saurait être question d’indépendance à partir du moment où le gouvernement lui-même et à travers lui le Garde des sceaux sont soumis aux ordres des généraux. Dans ces conditions, comment peut-on croire à l’indépendance de la justice et à fortiori la justice militaire ?
La publicité du procès a été rendue impossible par les difficultés d’accès au tribunal. Une fois dans l’enceinte du tribunal, il fallait franchir de nombreux barrages avant de pénétrer dans la salle d’audience dont l’accès était limité à des personnes figurant sur des listes préétablies par les autorités militaires ; ce faisant, de nombreuses personnalités parmi les journalistes et les observateurs internationaux ont été interdits d’assister au déroulement du procès . Outre ces contraintes policières, les avocats marocains et Me Vergès n’ont pu être constitués en raison du refus par le président du tribunal de se prononcer sur leur constitution. Ces mesures ont été arbitrairement décidées par le tribunal militaire en violation de l’article 135 de la Constitution du 23 février 1989, l’article 285 du code de procédure pénale et les dispositions susvisées des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme.
Pour ces mêmes motifs, en particulier l’absence des accusés et de leurs avocats, les débats n’ont pas pu se dérouler contradictoirement. Quand les contradicteurs sont absents, il nous paraît invraisemblable l’existence de débats contradictoires.
Dans l’ensemble ce procès fut entaché de nombreuses irrégularités qui ont amené la défense à se retirer car vraisemblablement leur présence n’aurait pas d’autre effet que de cautionner une parodie de justice.
4-Un jugement inique basé sur des fausses accusations :
Le 15 juillet 1992, le tribunal militaire prononça à l’encontre des dirigeants du FIS et en leur absence des condamnations allant de 3 à 12 ans de prison ferme. Ce jugement est devenu définitif après rejet du pourvoi en cassation par arrêt de la cour suprême du 15 février 1993.
Le caractère inique et arbitraire dudit jugement n’est plus à démontrer.
5-Une détention arbitraire dans des conditions pénibles :
Les conditions de détention sont extrêmement pénibles dans l’ensemble du pays, la prison militaire de Blida ne fait pas exception. Elles sont loin de répondre aux normes internationales relatives au traitement des détenus. Dans certains cas, ces conditions sont tellement déplorables qu’on peut les assimiler à un traitement cruel, inhumain et dégradant.
C’est le cas des dirigeants du FIS qui ont subi des traitements similaires et pour le moins dégradants. On leur rasa les barbes par la force, on leur imposa des habits de prisonniers de droit commun. Des habits qu’on appelle « les habits de l’ignominie ». Lorsqu’ils revendiquaient l’égalité de traitement avec les autres détenus, ou le statut de détenus politiques, on leur inflige des châtiments corporels, notamment des bastonnades par des hommes cagoulés, ayant entraîné de graves blessures notamment pour Abbassi qui souffrait déjà d’une fracture au bas de la colonne vertébrale due aux tortures qu’il subit durant l’époque coloniale.
Ils ont été placés dans des cellules, privés de toute sortie, de toute visite, de journaux, de livres, de postes de radio, de télévision, de tout moyen d’information. Ce régime a duré jusqu’au moment où le pouvoir a décidé de recourir au dialogue avec le FIS. Dès lors, ils ont bénéficié d’un assouplissement consistant en une autorisation de sortie individuelle pour une brève période.
L’échec du dialogue va entraîner un durcissement extrême du régime carcéral en particulier à l’encontre de Ali Benhadj. Celui-ci va être détenu en plein sud du pays dans une cellule exiguë, dépourvue d’aération et de toute condition d’hygiène. Soumis à un régime horrible, caractérisé par la souffrance, l’isolement et la privation des conditions les plus élémentaires de santé et de vie, toute visite lui était interdite, sa famille ne connaissait même pas son lieu de détention. Il n’avait que la grève de la faim comme moyen de protestation, mais ses geôliers ne lui toléraient pas l’usage de ce moyen auquel ils réagissaient violemment.
Ce régime infernal a duré trente mois avant d’être transféré à l’automne 1997 à la prison militaire de Blida où il fut placé dans une cellule d’isolement et continuellement soumis à des mauvais traitements pendant environ dix-huit mois. Pendant toute cette période, sa famille n’avait aucune nouvelle de lui, le croyant mort. Elle a néanmoins été autorisée à lui rendre visite en mars 1999.
Quant à Abbassi Madani, après avoir passé six ans de détention, il bénéficia d’une mise en liberté anticipée le 15 juillet 1997. Cependant, cette prétendue mise en liberté n’a duré qu’un mois et demi puisque, le 1er septembre 1997, il fut l’objet d’une décision d’assignation à résidence assortie d’une mesure privative de liberté. Il ne pouvait ni quitter les lieux ni s’exprimer, ni entrer en contact avec un avocat.
Il était privé des moyens de communications ainsi que des visites à l’exception des membres de sa famille. Le lieu d’assignation à résidence était gardé en permanence par les agents de la sécurité militaire.
6-Avis du groupe de travail de l’ONU :
Lors de la 58e session des droits de l’Homme de l’ONU, le groupe de travail sur la détention arbitraire a estimé que la détention de Abbassi Madani et Ali Benhadj est arbitraire, allant à l’encontre des articles 9 et 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et des articles 9 et 14 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques. Il demande en conséquences au pouvoir algérien de les libérer. Demande à laquelle ce dernier n’a jamais donné suite.
En ce qui concerne le cas de Abbassi Madani, le groupe de travail a estimé que sa privation de liberté, tant celle résultant de son arrestation du 30 juin 1991 et sa condamnation par jugement du tribunal militaire du 15 juillet 1992, que celle résultant de la mesure d’assignation à résidence du 1er septembre 1997, ont un caractère arbitraire. Cet arbitraire est lié à l’exercice de ses droits politiques, et son inculpation d’atteinte à la sûreté de l’Etat a aussi un caractère strictement politique car, selon le groupe de travail de l’ONU, aucun fait précis pouvant recevoir une qualification pénale n’a pu être établi par l’accusation.
Il est aussi constaté, précise le groupe onusien, qu’aucun fondement juridique de la loi interne algérienne n’existe pour son assignation à résidence par les autorités.
Cette situation montre le peu de souci que se fait le pouvoir algérien des questions des droits de l’homme en particulier et du respect des lois en général. Il s’agit en l’occurrence de prisonniers d’opinion qui ont été l’objet d’une détention arbitraire de longue durée, accompagnée d’atteintes graves à leur intégrité physique, à leur liberté d’opinion et d’expression ainsi qu’ à leur dignité humaine.
Cet arbitraire prendra légalement fin le 30 juin 2003. Cependant, à l’approche des élections présidentielles, les calculs politiques peuvent donner lieu à des manœuvres allant à l’encontre du respect de la loi et des principes des droits de l’homme. Si nous faisons appel à toute personne éprise de justice, aux défenseurs des droits de l’homme, aux organisations humanitaires et à toute conscience humaine, c’est justement pour prévenir d’éventuelles manœuvres susceptibles de retarder ou de conditionner une libération marquant la fin d’une détention manifestement arbitraire, de surcroît parvenue à son terme maximal.
Le 9 juin 2003
Ahmed Simozrag
Avocat