L’indemnisation des « patriotes », ou l’achat du silence des « harkis du DRS »
Abdelkader Tigha, 18 mars 2006
http://www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvmili/tigha_patriotes.htm
Les journaux algériens ont publié récemment plusieurs articles faisant état d’un projet de loi visant à accorder une rente aux « patriotes » et « groupes de légitime de défense » pour leur soutien au régime militaire algérien dans la guerre civile. Ils les ont même qualifiés de ridjal wakifoun (« hommes debout »), citant notamment feu Mohammed Sellami, de la ville de Boufarik, comme étant le symbole et l’initiateur de la création de ces milices.
La véritable histoire de cette armée de l’ombre est bien différente de celle présentée par les médias algériens : les prétendus « patriotes » n’ont en réalité été qu’une branche armée du Département de renseignement et de sécurité (DRS), la police politique à laquelle j’ai appartenu, en tant que sous-officier, de 1987 jusqu’à ma désertion en décembre 1999. Ayant été en poste de 1993 à 1998 au Centre territorial de recherche et d’investigation (CTRI) de Blida, l’un des principaux lieux de recrutement et d’organisation de ces milices, je voudrais rapporter ici les faits dont j’ai été le témoin. Et expliquer comment ces milices, copiées sur le modèle des « harkis » utilisés par l’armée coloniale lors de la guerre de libération, ont été recrutées et utilisées comme boucliers humains par le DRS dans sa lutte contre les islamistes, d’une part, et contre la population civile, d’autre part, en contrepartie d’un pouvoir absolu sur les populations civiles, en particulier dans les zones rurales. Leurs membres avaient obtenu carte blanche pour s’enrichir par tous les moyens possibles. En effet, le recrutement de milices a été une stratégie adoptée par le DRS à partir de 1994, et en premier lieu par le CTRI de Blida, pour impliquer au maximum des populations civiles dans cette guerre.
Tout a commencé lorsque le premier groupe du GIA (Groupes islamiques armés) a vu le jour dans la ville de Boufarik en 1992, avec à sa tête les deux terroristes Abdelhak Layada et Ali Zouabri (alias « Aliouette »), frère du futur chef du GIA Antar Zouabri. Devant la détérioration de la situation sécuritaire à Boufarik et la multiplication des recrues du GIA, surtout issues des familles de cette ville et de ses environs immédiats (communes de Chebli, Bouinen, Amroussa et Baba Ali), le pouvoir militaire s’est retrouvé localement devant une sorte de révolution armée bénéficiant du soutien d’une partie significative de la population civile. L’accès aux différentes localités devenait difficile aux unités militaires de la 40e division d’infanterie, venues de Bechar pour garantir la sécurité de la capitale et de ses environs (la mission de cette division était normalement la protection de la frontière algéro-marocaine).
Les services de police et de la Gendarmerie nationale, inexpérimentés dans le domaine de la lutte au maquis, étaient dépassés par les événements et l’ampleur des attentats perpétrés quotidiennement à l’encontre de patrouilles militaires. Mais aussi par la perte d’importantes quantités d’armes, comme cela fut le cas à la fin de l’année 1992 lors de l’embuscade tendue à l’encontre d’une patrouille du GIS sur la route de Amroussa et, en 1993 au piémont de Chréa, lors d’une autre visant une unité du 93e Bataillon des bérets rouges (une cinquantaine de militaires ont été massacrés et environ 40 kalachnikovs dérobés ; et des militaires ont été faits prisonniers par le groupe des émirs Aïssa Benamar et Laïda Bouchelaghem). Résultat, les services de police et de la Gendarmerie ont fermé leurs portes avec des barricades autour de leurs sièges à travers le territoire. En bref, le GIA semblait se trouver partout.
La plupart des membres de l’appareil du commandement du GIA étaient originaires de ces communes de la Mitidja, comme les frères Zouabri, Mohamed Habchi, les frères Aïssa et Ahmed Benamar, ou encore Mohamed Boukabous et Khaled Sehali.
C’était aussi le cas de Mohammed Sellami, aujourd’hui cité comme un symbole de la résistance par certains médias algériens, et qui était quant à lui un membre influent du PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste, l’ex-Parti communiste algérien). Vu son opposition affichée a la mouvance islamiste, il a été contacté dès le début de l’année 1994 par le capitaine Abdelhafidh Allouache, le « numéro deux » du CTRI de Blida, pour le recruter en qualité d’agent de renseignement au profit du service ; il avait en effet une grande influence dans la région de Boufarik, en particulier au domaine « Haouch Gros », où de nombreux citoyens étaient membres du PAGS.
Après plusieurs contacts et tractations entre le CTRI de Blida et Mohammed Sellami, celui-ci a accepté l’offre du service et de prendre les armes contre le GIA. En 1994, il a été doté d’armements pour lui et son groupe. Pour le CTRI, c’était la première expérience d’attribuer des armes de guerre à des civils, bien sûr avec l’aval du général Smaïn Lamari, chef de la Direction du contre-espionnage (DCE) et numéro deux du DRS. Le chef de l’Armée, le général-major Mohamed Lamari, était pour sa part très hésitant et il n’a donné son accord qu’après avoir mis en garde le DRS sur les risques d’une telle expérience ; il craignait en effet que ces armes puissent être retournées contre lui et ses généraux. C’est sans doute pourquoi Mohammed Sellami et ses hommes n’ont d’abord été dotés que de fusils de chasse et de vieilles carabines US, alors même que le CTRI n’ignorait pas que le GIA de Zouabri possédait un armement important : c’était comme un examen à faire passer à ces civils pour savoir s’ils allaient vraiment s’engager à combattre les « islamistes ».
Mais Mohammed Sellami ne savait pas que le CTRI allait l’envoyer à la mort, non pas comme un bouclier humain mais comme un premier sacrifice (le CTRI voulait à tout prix mettre la main sur les « douars » considérés comme fiefs et sources de ravitaillement du GIA). Le 19 décembre 1995, à la cité Miami de Boufarik, lors d’une attaque du GIA, Mohammed Sellami a été tué accidentellement par un membre de sa bande qui l’avait pris pour un « terroriste ». Durant la nuit de cette attaque, il avait demandé du secours, mais tout simplement les militaires ne sont pas intervenus. Mohammed Sellami ne disposait pas de l’armement nécessaire pour faire face à la « Katiba El Khadra » du GIA.
Après la mort de Mohamed Sellami, ses frères, Tahar et Toufik, et son cousin Omar ont été pris de rage et ont voulu se venger, en particulier contre les membres et amis de la famille Zouabri (auxquels ils s’étaient déjà attaqués, notamment en mai 1995, massacrant six personnes, dont deux vieillards, Tahar Bensous, 75 ans, et Mohamed Zouabri, 80 ans). Pour le CTRI de Blida, la mort de Mohammed Sellami était à la fois une mauvaise et une bonne nouvelle. La mauvaise, c’était bien sûr la perte de Mohammed Sellami ; et la bonne, c’était cette rage de tous ces citoyens à vouloir se venger du groupe d’Antar Zouabri.
Après la mort de Mohammed Sellami, je me souviens qu’ils venaient presque quotidiennement au CTRI. C’était la période où le CTRI leur a demandé de rechercher et de parrainer d’autres civils dans les autres villages (comme Sidi Mhamed, Benchaabane et autres). Les frères Sellami ont été convoqués maintes fois par le chef du CTRI, le colonel Mehenna Djebbar, pour la conduite à tenir après l’assassinat de leur frère Mohammed. Le CTRI avait fait doubler l’armement de leur groupe (Kalachnikovs, jumelles de nuit, fusils de chasse, munitions et postes radios de communication). Et le colonel Mehenna Djebbar leur a donné carte blanche : arrestations de suspects, perquisitions, exécution sur le champ de n’importe quelle personne suspecte. Il leur a donné des ordres clairs : « Vous voulez l’armement et les munitions, nous sommes là ! Mais n’épargnez personne ! » Et il a ajouté : « N’importe qui veut une arme, il suffit de le parrainer ; amenez-nous son extrait de naissance et sa photo. »
Pour les frères Tahar et Toufik Sellami, la porte était ouverte à la vengeance et au « business ». Ils ont pris le pouvoir dans toute la Mitidja, même les services de police devaient leur obéir. À Boufarik, ils étaient devenus les maîtres de la ville, rien ne se passait sans leur avis et leur accord.
Commençons par Toufik Sellami, alias « le Rouget ». Le CTRI lui a confié les opérations d’exécutions dans les vergers. Comme je l’ai dit, il avait commencé en mai 1995 par l’exécution de la famille de l’émir du GIA Antar Zouabri, son père, ses frères – seule sa mère Messaouda a réussi à s’enfuir par la fenêtre de sa maison (elle demeure en vie jusqu’à présent).
Le demi-frère de Antar Zouabri, prénommé Ahmed, était à l’époque emprisonné dans une prison civile de la wilaya de Tizi-Ouzou, mais il ne savait pas que la mort l’attendait après sa libération fin 1996. Après avoir été libéré, il évoluait au quartier Bouaoud de Boufarik lorsqu’une nuit, Toufik Sellami s’est déplacé avec trois autres patriotes au niveau de son domicile ; ils l’ont embarqué dans un fourgon de marque Peugeot J5, en direction des vergers de la commune de Chebli, où il a été sauvagement exécuté à bout portant par Toufik lui-même. Après ce forfait, Toufik a lancé directement par radio au CTRI : « Verger nettoyé ! »
Personne ne pouvait barrer la route aux frères Sellami ; même des policiers ont été révoqués sur un simple coup de téléphone de leur part au colonel Mehenna Djebbar. Toufik Sellami s’est également adonné au commerce illégal, les armes à la main, une part pour lui et l’autre pour les chefs du CTRI (Djebbar, Allouache, les capitaines Sofiane et Saïd Boukeskes, etc.). Toufik s’appropriait des vergers d’agriculteurs pour leur imposer des sommes d’argent à payer ; la règle était claire : « Vous, agriculteurs, vous payiez auparavant le GIA, maintenant vous devrez nous payer. » Il se consacrait aussi au commerce illégal de produits forestiers : la déforestation était monopolisée par les patriotes, avec la complicité du CTRI. De grandes quantités de bois ont été vendues par la milice à des particuliers, en contrepartie de sommes colossales, dont bénéficiaient aussi Mehenna Djebbar et surtout Abdelhafidh Allouache. Les exploitants de bois ne pouvaient en aucun cas accéder aux forêts confisquées par la milice des frères Sellami et leurs hommes. Et les voilà aujourd’hui qualifiés de ridjal wakifoun ayant protégé le pays, alors que c’est eux-mêmes qui ont dérobé les biens de l’État et du peuple algérien !
Tahar Sellami, quant à lui, a sollicité l’appui du CTRI pour se placer dans une instance politique. Après la création du parti gouvernemental RND au printemps 1997, il a été inscrit sur la liste des candidats RND aux APW (Assemblée populaire de wilaya) et il a été élu membre de l’APW de la wilaya de Blida, alors qu’il n’avait aucun niveau scolaire ni aucune connaissance politique.
Mais la milice des Sellami dans la Mitidja est loin d’être la seule à avoir été créée par le DRS. Dans la wilaya de Bouira, en 1994, le CTRI de Mehenna Djebbar a trouvé le nommé Cheikh Zidane El-Mekhfi, un ancien de la période coloniale (et futur député du RND, le parti de Ahmed Ouyahia, l’actuel chef du gouvernement). Il a été propulsé par le DRS à la tête d’une armée de « patriotes », dotée d’un armement important du fait de sa relation particulière avec le général Gaïd Salah, alors chef des forces terrestres à Aïn-Naadja (lequel remplacera le général-major Mohamed Lamari à la tête de l’ANP, après la démission de ce dernier en août 2004). Cheikh El-Mekhfi était alors considéré comme le roi de la wilaya de Bouira ; doté de véhicules Toyota par la société pétrolière Sonatrach, il faisait le bon et le mauvais temps à Bouira. Le matin, il siégeait au Parlement, le soir il sortait avec sa milice pour opérer des exécutions sommaires.
En Kabylie, zone sensible et difficile pour le DRS, le CTRI de Blida a fait appel à ses « relations de confiance », essentiellement des agents de renseignement issus des rangs du RCD (le Rassemblement pour la culture et la démocratie, créé début 1989 à l’initiative du DRS), comme Nourreddine Aït-Hamouda et Mira Smaïn, originaire de la wilaya de Bejaia et fils d’un ancien combattant de la période coloniale. Dès 1994, de nombreux membres du RCD ont afflué au CTRI pour se mettre au service du colonel Mehenna Djebbar et du DRS – ce qui explique bien des prises de position actuelles de ce parti envers le pouvoir militaire (comme celle de Mme Khalida Toumi, qui a rallié la cause du DRS au nom de la protection des droits de la femme algérienne). La présence à l’époque de plusieurs Kabyles à des postes clés de la « lutte antiterroriste » (le général Saïd Bey à la tête de la 1re Région militaire, le colonel Djebbar Mehenna à la tête du CTRI de Blida, le colonel Amar Belkacemi, alias « Amar Degga », chef du Secteur militaire opérationnel de Blida) a facilité le recrutement de chefs miliciens en Kabylie, désormais devenus des agents du Service (notamment Aït-Hamouda, qui se rendait fréquemment au CTRI pour des rencontres avec le colonel Mehenna Djebbar ; son groupe a aussi apporté son concours à plusieurs transferts de détenus de la wilaya de Tizi-Ouzou vers la wilaya de Blida pour leur exécution).
Mais le fait que les chefs militaires de la 1re Région militaire avaient doté la Kabylie en armement était considéré par le couple présidentiel Zéroual-Betchine comme un danger potentiel pour la République, car ils craignaient un soulèvement armé en Kabylie. Fin 1997, après les grands massacres perpétrés dans la Mitidja par les groupes du GIA contrôlés par le CTRI de Blida, le général Saïd Bey a été relevé de ses fonctions de chef de la 1re Région militaire par le président Zéroual ; et le colonel Amar Belkacemi, alias « Amar Degga », a été nommé attaché de défense en Tunisie pour préparer sa retraite. Quant à Mehenna Djebbar, grâce au soutien des chefs du DRS, les généraux Smaïn Lamari et Mohamed Médiène, il a pu se maintenir à son poste à Blida.
La réussite de la première expérience du CTRI de Blida pour impliquer les civils dans la guerre a poussé Smaïn Lamari à demander aux organes de la DCE (les six CTRI) de faire la même chose : recruter des civils dans toutes les régions pour se doter d’une milice à son service.
Telle est l’histoire réelle des prétendus « patriotes » : des miliciens financés et dirigés directement par le DRS, sur le modèle des « supplétifs indigènes » (harkis et autres moghaznis) de l’armée française coloniale en lutte contre le peuple algérien. Mais les chefs du DRS leur ont donné une bien plus grande « liberté de terreur » que leurs prédécesseurs ; et ils ont été à l’origine de milliers d’exécutions, de détournements des biens publics, d’extorsion, de destruction des biens des populations et d’atteintes aux libertés des citoyens.
Douze ans après leur création, ces « harkis du DRS » deviennent un symbole de la résistance contre l’islamisme et ils ont l’honneur des premières pages des journaux algériens. Mais en vérité, donner aujourd’hui aux miliciens un statut officiel (et les rentes financières liées à ce statut) n’est qu’un plan mis en œuvre par les chefs du DRS, qui ont peur qu’un jour ils se retournent contre eux devant les juridictions compétentes. C’est pourquoi ils ont décidé de les indemniser dans le cadre de la réconciliation : c’est à leurs yeux la seule solution pour les faire taire, car eux aussi savent beaucoup trop de choses sur cette « sale guerre »…