Les milices dans la nouvelle guerre d’Algérie – Partie III

Les milices dans la nouvelle guerre d’Algérie

Salah-Eddine Sidhoum et Algeria-Watch, décembre 2003

IIIIIIIVAnnexe 1Annexe 2

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Troisième Partie


Les milices de Relizane

C’est à la fin de l’année 1994, que commençaient à nous parvenir des bribes d’informations concernant les exactions commises par les milices fraîchement installées dans la wilaya de Relizane. Des témoignages faisaient état d’enlèvements nocturnes ciblés, effectués par ces groupes armés par le pouvoir. Ces enlèvements concernaient au début et le plus souvent les sympathisants, militants et élus du FIS. Au fil des mois, cela tournait aux règlements de compte et au racket touchant toute la population. Deux localités revenaient souvent dans ces témoignages : Relizane et Djédioua.

Les chefs de ces milices seraient selon les témoignages recueillis, d’anciens « militants » du FLN, du temps du parti unique. En 1997, ils rejoindront le RND (rassemblement national démocratique), le parti-éprouvette qui « raflera » trois mois après sa naissance, comme par enchantement, la majorité des sièges des mairies, des assemblées de wilaya et de l’assemblée nationale.

Des témoignages recueillis durant les années 1997 – 1998 faisaient état de l’ambiance de terreur qui s’était abattue sur cette wilaya avec l’apparition publique de ces milices. Avant cela, durant l’année 1993 et début 1994, on parlait surtout d’escadrons de la mort, qui agissaient dans la clandestinité. Cagoulés, ces hommes armés dont des noms circulaient déjà de bouche à oreille dans la wilaya, enlevaient et assassinaient des citoyens connus pour avoir appartenu au FIS. Parfois, ces attentats étaient spectaculaires pour impressionner et terroriser la population. Circulant à bord de voitures banalisées, ils abattaient des citoyens dans la rue en plein jour et prenaient la fuite. Puis, début 1994, apparurent publiquement ces milices. Selon la rumeur qui circulait à l’époque, il s’agissait des éléments des escadrons de la mort qui continuaient leur ouvre ouvertement sous la couverture « légale » et « officielle » des milices.

Commença alors une ère de terreur que la wilaya de Relizane n’avait jamais connu dans son existence, même au temps des sinistres DOP (Dispositif Opérationnel de Protection) de la guerre de libération nationale, pour reprendre un ancien maquisard de cette dernière.

Les citoyens de la ville, des villages et douars environnants se terraient chez eux dès le coucher du soleil, épiant derrière leurs fenêtres, le moindre bruit, attendant d’un instant à l’autre l’irruption des bandes cagoulées.

L’Observatoire de protection des défenseurs des droits de l’homme signala à propos de ces milices :

« De 1994 à 1998, deux maires, El Hadj Fergane, maire de Relizane surnommé  » le chérif  » et Hadj Abed, maire de Djédioua, ont constitué une milice composée de membres de leurs familles et d’anciens combattants de la guerre de libération. Cette milice, que la population nomme « les cagoulés » a été responsable durant des années de plusieurs dizaines d’enlèvements, suivis de disparitions, d’extorsion de fonds et d’expéditions punitives contre les familles réputées proches des membres du FIS ou des groupes armés. [1]  »

Deux témoignages recueillis en 1997 et adressés aux organisations internationales des droits de l’homme par nos soins traduisaient l’état de terreur et de « far West » qui régnait dans cette wilaya, déjà durement éprouvée par cette guerre et les horribles massacres des populations.

G. Ahmed de Djedioua raconte : 

« Je parlerais avant tout de la situation dans la région. Les mairies ont été pratiquement occupées par des membres d’une même famille. Ce ne sont plus des mairies mais des royaumes. Déjà en 1981, quatre frères avaient pris quatre communes : Djedioua, Ouled El Djemaâ, Hamadna et Ouled Sidi Mihoub.

Par la suite tous ces gens là et d’autres se sont engagés dans la milice. C’était l’une des premières milices créées en Algérie. Des adolescents de 17 ans de cette famille étaient armés de kalachnikovs.

Ils ont imposé leur loi de 1993 à 1997 sur toute la région.

L’un d’eux, Mohamed, était retraité, membre du FLN. Il avait été victime d’un attentat perpétré par des islamistes. Il a été désigné comme DEC. Ce qui lui a permis d’installer sa famille dans tous les rouages de l’administration locale. Il a fait main basse sur la région.

Un jour, un de ses fils, DEC de Ouled El Djemaâ a été tué par des maquisards à Djédioua. Il est alors parti de nuit avec un groupe de miliciens dont son homme des basses ouvres, un certain B., fellah et a enlevé sept citoyens de la localité de Djédioua qui étaient des sympathisants du FIS. Il les a exécutés sommairement devant le seuil de leurs domiciles. Parmi ces sept citoyens je vous citerais :

– Bounouar Ahmed.

– Madani, employé à la commune.

– Benabed

– Abed Belaïd, 65 ans, restaurateur et son fils Ahmed

Un jour j’ai assisté à une scène en ville. Ce chef de milice était en compagnie de son épouse près de la kasma du FLN. Il allait traverser quand un chauffeur de taxi venant d’Oran ne s’est pas arrêté pour les laisser passer. Pour cette futilité, Mohamed a pris son revolver et lui tira dessus.

Lors du piratage de l’émetteur de télévision de l’Ouest par les maquisards, cette même milice a enlevé sept autres citoyens. Parmi eux je citerais : Baz Belkacem, Haloui Mohamed, Azzi Mohamed.

Le citoyen Boulahia, bijoutier a été enlevé par le milicien B. Avant l’enlèvement il lui fractura le rideau de son magasin et lui vola pour 100 millions de centimes de bijoux en or puis traîna sa victime jusqu’à l’oued où il l’exécuta. Ce n’est que dix jours plus tard que le cadavre de Boulahia fut trouvé en état de décomposition.

Chaâba Mohamed, Bouziane Ali, et Ouridi Lahbib ont été enlevés par ces mêmes miliciens en 1995 puis furent froidement exécutés.

Lors des élections municipales de 1997, le DEC milicien est devenu, bien sûr maire.

B, le milicien exécutant des basses ouvres, était un modeste fellah, avant ces douloureux événements. Maintenant il est devenu milliardaire, propriétaire de terres et de nombreuses voitures.

Cette famille de miliciens s’est même permise de muter un chef de brigade de gendarmerie et un gendarme, hommes intègres qui avaient refusé cet arbitraire. Ils ont même agressé physiquement à la mairie un capitaine de l’armée.

Ils se sont accaparés, à des fins personnelles, d’un jardin public pour en faire une cafétéria. L’un des fils a pris le parc de la Sonelgaz pour construire une villa et ceux qui construisent cette villa ne sont autres que des ouvriers de la commune.

L’ex-gendarme Derkaoui Adda, fonctionnaire à la retraite honnête et intègre a été lui-même victime de la terreur de ces miliciens. Ces derniers ont attaqué un jour son domicile, lui volant des bijoux, des objets de valeur, un magnétoscope. Il a été séquestré durant 13 jours en un lieu secret avant d’être relâché. »

Mabrouk. A. de Djedioua raconte à son tour le drame vécu par sa famille :

« Je suis dépositaire de lait. J’ai eu un différent avec le maire de Djédioua. Il voulait que je laisse un quota de cartons de lait à son fils. Je distribuais des quotas de lait à tous les marchands de la région après que ces derniers m’aient ramené leur registre de commerce et deux photos, et ce, dans le cadre de la loi en vigueur.

Le maire qui était aussi milicien voulait outrepasser la loi et voulait que j’attribue à son fils un quota d’office. Devant ce chantage, une altercation verbale s’en suivit avec mon fils. Le maire-milicien menaça de l’emprisonner. J’ai alors pris peur car je connaissais très bien ce milicien qui avait auparavant enlevé et tué des dizaines de citoyens de notre localité. Il avait terrorisé toute la population.

J’ai discuté alors avec mon fils et en présence de mon épouse. Je lui ai proposé de quitter la localité et d’aller ouvrir un commerce à Mostaganem, pour éviter tout problème avec la milice. Mon fils refusa la proposition et me dit qu’il n’avait rien à se reprocher et qu’il n’avait pas à se plier au chantage de ces gens.

Une semaine plus tard, le chef de la milice et ses hommes vinrent de nuit, à 23 heures à notre domicile à la recherche de mon fils qui, lui assistait cette nuit-là à une fête.

Le lendemain, le maire-milicien et ses hommes revinrent à midi. Nous étions en train de déjeuner. Ils enlevèrent mon fils qui était à table. Le même jour, ils enlevèrent le citoyen Djidjelli Nacereddine de Djédioua. J’ai suivi leur véhicule, une R12. Ils s’arrêtèrent devant la mairie, puis prirent la route de Relizane.

Je suis allé partout, à la brigade de gendarmerie de Relizane, de Ouled Rhiou, sans résultats. Les gendarmes de Djédioua étaient choqués. Ils me dirent : « Nous sommes avec toi ».

Quinze jours plus tard, des miliciens allèrent de nuit au magasin. Ils forcèrent la porte et chargèrent toute la marchandise dans un fourgon J9 de la commune. J’avais reconnu le véhicule. Après avoir vidé le magasin, l’un des miliciens jeta une grenade à l’intérieur et tout flamba.

Je me suis décidé alors devant ce climat de terreur imposé par ces miliciens de déménager avec ma famille à Relizane, tout en continuant de jour à travailler à Djédioua. Les gendarmes eux-mêmes me dirent : « De jour tu es sous notre protection, mais de nuit nous ne te garantissons rien face à ces bandes ». »

A la mi-avril 1998, le quotidien privé Liberté, faisait des « révélations » fracassantes sur les exactions et crimes commis par les milices de Relizane et annonçait l’arrestation des principaux chefs de ces milices et d’une dizaine de leurs hommes de main. [2] Ces informations choquèrent parce que jusqu’à cette date, ces crimes n’étaient connus que localement et par des initiés des droits de l’homme. Ce quotidien parlera de charniers et d’escadrons de la mort et citera nommément les deux principaux chefs de cette milice de Relizane et de Djédioua.

Ces « révélations » entraient en réalité dans le cadre d’une lutte de clans qui sévissait en cette année 98 au sein du sérail et qui aboutit à la démission du général Zeroual de la présidence de la République. Quelques jours après ces « révélations » fracassantes, une chape de plomb tomba sur cette affaire. Les accusés furent libérés et plus aucune information ne filtra dans la presse privée sur cette affaire. Ces «déballages» qui levaient le voile sur des faits connus jusqu’ici que par des initiés, n’étaient en réalité qu’un message que venait d’envoyer l’un des clans à l’autre, l’avertissant au cas où.. [3]

Ceux qui, quelque temps avant, étaient présentés comme des « patriotes », des « résistants » et vantés par la télévision d’Etat comme étant des « hommes debout », nous sont présentés aujourd’hui par ce quotidien, témoignages à l’appui, comme étant responsables de dizaines de meurtres et de disparitions.

Ce quotidien cite moult exemples d’enlèvements et d’exécutions :

« Ainsi, un certain Ramadhan 96, le groupe de H. F. – identifié et reconnu formellement paraît-il par les citoyens – se serait rendu chez un photographe au centre ville dans l’intention de l’enlever. Ne l’ayant pas trouvé, le groupe aurait sorti son père, exécuté son frère et enfin incendié le magasin.

Autre histoire macabre rapportée également par plusieurs sources : F, A (son chauffeur et fils de A.) ainsi que son fils et deux autres proches patriotes se seraient rendus chez une personne pour la kidnapper. Ne l’ayant pas trouvé, ils ont pris le frère qu’ils ont relâché en cours de route. S’insurgeant contre cette façon d’opérer, l’un des deux patriotes, devenu gênant et dangereux, se fera abattre par le groupe. Ayant pris place près du chauffeur, il recevra deux balles dans la nuque et dans les reins par Adda, assis derrière lui. Le groupe aurait fait sciemment percuté la voiture contre un arbre pour faire croire à un attentat.

L’histoire de cet habitant de Jdiouia, dont nous tairons l’identité, a commencé le 17 février 1996 à 5h du matin. Un groupe d’une vingtaine de personnes cagoulées en tenue civile a fait irruption chez lui. Mais écoutons-le plutôt : « Ils se sont d’abord assurés de mon identité, puis ont procédé au rassemblement du reste de la famille dans une seule pièce et m’invitèrent à sortir sous bonne garde. Une perquisition en bonne et due forme qui durera plus d’une heure. Ils commencèrent par mettre la main sur des bijoux, de l’argent, divers articles de beauté, vêtements, documents. Le tout évalué à 200 millions de centimes. (Je n’ai jamais pu récupérer mon bien). A la fin de l’opération, j’ai pu reconnaître le fils du DEC de Jdiouia, lequel, sans se contrôler a répondu à mon appel, mettant à nu toutes les précautions que ses compagnons avaient prises pour ne pas être reconnus. A ce moment là, certaines cagoules ont été enlevées. Leur forfait accompli, j’ai été placé à l’intérieur d’une malle (coffre arrière) d’un véhicule Peugeot 405. ». Le kidnapping de ce témoin a duré environ trois semaines au cours desquelles, il affirme avoir subi les « pires tortures : eau, électricité, barres de fer ». (.) [4]  »

Les témoignages rapportés par le quotidien confirment le témoignage du citoyen G. Ahmed, recueilli par nos soins en 1997 et rapporté plus haut au sujet du massacre de sept citoyens en 1995, suite à l’assassinat du fils d’un chef de milice.

Le quotidien évoqua l’existence de charniers au niveau d’un terrain vague entre Sidi M’Hamed Benaouda et Relizane et de puits et barrage où auraient été enterrés clandestinement des citoyens exécutés sommairement :

« A Sidi M’hamed Ben Aouda, des sources affirment que 17 corps ont été retrouvés dans un puits. Ce seraient les victimes des P/APC (N.d.l.r.: président de l’assemblée populaire communale) en question et de leurs proches collaborateurs. Ailleurs, dans d’autres communes de Relizane, ce sont carrément des casemates qui ont été découvertes avec 62 corps dans leurs entrailles et dont « certains furent enterres vivants « , nous dit-on. [5]  »

Le chiffre des victimes avancé par les témoins aux journalistes varie entre 50 et 70.

Après quelques jours de garde à venue, les deux chefs de milices et leurs hommes furent libérés, provoquant la stupeur de la population qui craignit les représailles suite aux témoignages faits à la presse. Et cette même presse ne revint plus sur ses « révélations ». L’affaire fut ainsi vite étouffée. Désarmés certes depuis leur libération, ils ne furent cependant jamais inquiétés par la justice.

Par la suite d’autres témoins vinrent porter de nouveau de graves accusations contre les chefs de ces milices de Relizane. C’est ainsi qu’un citoyen, fils d’un milicien assassiné témoigne dans une lettre adressée à la section locale de la LADDH :

« Mohamed Fergane amenait des citoyens innocents au parc [de la commune, NDLR] pour les torturer. Il les emmenait ensuite dans des endroits inconnus et les tuait. Il distribuait leur argent à ses miliciens. Mon père, un ancien combattant de la guerre de libération qui avait rejoint les groupes de légitime défense [GLD, civils armés, NDLR] pour défendre le pays contre le terrorisme, a refusé de cautionner ces pratiques. C’est grâce à lui que tout le monde a appris la vérité sur les agissements de Mohamed Fergane. Il s’est retiré des GLD [jusqu’au jour] où celui-ci est venu le voir dans une Renault 5 de la mairie et lui a promis que rien ne serait plus comme avant. En toute bonne foi, mon père est monté avec lui dans le véhicule. Quelques heures plus tard, nous apprenions la nouvelle de son assassinat [.] [6] »

Il s’agit du milicien Chahloul Salah qui aurait été trouvé mort en février 1997. L’enquête de la gendarmerie avait attribué son assassinat aux « terroristes », ce que réfuta fermement son fils El Houari.

Le chef de la milice de Relizane démentit l’accusation de meurtre de Chahloul en précisant que «ce dernier est mort lors d’un accrochage en plein mois de Ramadhan de 1997, à 22 h 15, lorsqu’un groupe de Patriotes tentait de prendre position dans leurs postes de garde situés à la sortie vers Alger de la ville de Relizane ». [7]

Parler des milices de Relizane et de leurs exactions, c’est parler aussi d’un infatigable militant des Droits de l’homme, Hadj Smaïn Mohamed. C’est en partie grâce à son travail que le voile fut levé sur le drame de Relizane.

Membre de la section locale de la LADDH, il fut le premier à alerter la presse, l’opinion publique et les principales ONG des droits de l’homme sur les dérives sanglantes et mafieuses de ces milices. Il s’attira alors la foudre de la police politique et fit l’objet de nombreux actes d’intimidations de la part des autorités locales civiles et militaires, harcèlements qui perdurent à ce jour (voir annexe II).

L’assassinat du jeune Hamza Ouali de Tazmalt

La milice de Tazmalt (Béjaia) dirigée par le maire de la ville Smaïl Mira fut celle qui connut, elle aussi une surmédiatisation de part et d’autre de la méditerranée. La télévision française lui consacra un long reportage. Beaucoup d’observateurs et de citoyens de la localité se sont interrogés sur les raisons exactes de la création de cette formation paramilitaire à une époque où la violence politique était pratiquement inexistante dans la région.

Une journaliste, dans l’un de ses reportages dans ce village kabyle rapporte ces interrogations de la population.

« A ce moment-là, il s’est passé de drôles de choses à Tazmalt, poursuit un commerçant. Alors qu’il n’y avait pas de terrorisme ici, des habitants ont commencé, par exemple, à recevoir des lettres de menaces, signées de groupes islamistes fantaisistes. J’en ai personnellement eu une. Je n’ai pas réagi.» Selon lui, quelques patriotes goguenards sont alors venus lui annoncer que «s’il [lui] arrivait quelque chose, ce ne sera pas [eux].» Le commerçant poursuit : « Beaucoup de menacés ont paniqué : ils sont allés chercher des klash (Kalachnikov) et se sont enrôlés pour le maire. Maintenant, un va-nu-pieds devient quelqu’un avec un fusil. Les armes sont devenues un statut social. [8] »

En effet, le 25 juin 1998, était assassiné le chanteur Matoub Lounés dans un guet-apens au lieu dit Thala Bounane, près de Taourirt Moussa (Tizi Ouzou). La Kabylie s’embrasera. Villes et villages furent le siège de violentes manifestations. Alors que le pouvoir et ses relais locaux désignaient du doigt les « GIA », la jeunesse révoltée scandait devant les caméras du monde entier : « Pouvoir assassin ». A Tazmalt, village situé près d’Akbou, dans la wilaya de Béjaïa, comme ailleurs, les jeunes manifestants sortent dans la rue pour exprimer leur colère et leur indignation. Le 28 juin, un jeune citoyen, Ouali Hamza, lycéen est tué par balles, deux autres sont blessés. La famille du témoin et des villageois désignent du doigt le chef de la milice locale et maire du village comme étant l’auteur de l’assassinat.

Le père de la victime, Ouali Mustapha témoigna :

« Nul ne présageait le pire en ce début de la journée du 28 juin 1998 à Tazmalt. Après le déchaînement de colère de la veille, l’indignation était plutôt sereine en ce jour, côté manifestants. Le calme et la maîtrise de soi étaient à toute épreuve chez les forces de sécurité. Aucun signe manifeste de belliquosité ne semblait donc altérer le face à face respectable – 200 à 300 m environ – entre les deux camps.

Les forces de sécurité, composées de la brigade de gendarmerie de Tazmalt, de l’escadron anti-émeutes, étaient visiblement chargées de protéger le siège de la daïra et suivaient l’évolution de la situation en compagnie du chef de la daïra lui-même. Dans les alentours, rien à déplorer, même pas le centre de santé tel qu’on tentera plus tard afin de justifier l’irréparable. Mais le malheur était au rendez-vous et vint par celui auquel on ne s’attendait particulièrement pas.

C’était entre 10h et 11h du matin quand le président d’APC de Tazmalt, M. Mira Smaïl – en compagnie de Redjdal Malek, Zeguane Zoubir et Yaha Nacer servant de conducteur – arriva en trombe devant le siège de la daïra à bord d’une LADA grise, appartenant à un fonctionnaire de l’APC. Il était habillé d’un pantalon et d’un gilet en jean et chaussé de chaussures de sport blanches. Aux gendarmes qui étaient en faction devant le siège de la daïra, il proféra d’abord des mots assez durs leur reprochant leur passivité à faire disperser le groupement par la force des armes, puis joignant le geste à la parole, il se saisit d’une arme d’un gendarme, une kalachnikov, se mit en position de tir à genou et les coups fusèrent en direction de la foule.et firent des victimes. Ameziane Snouci fut grièvement touché à la mâchoire, Saâdi eut la main blessée, Ouali Hamza, mon fils, mortellement touché.

Après ce fait de guerre, il quitta en toute vitesse le lieu du crime, crime commis en présence du brigadier de la gendarmerie et de ses éléments, du chef de la daïra et de certains de ses fonctionnaires, des éléments de la brigade anti-émeutes d’une part, de la foule des jeunes et des habitants des maisons sises en face de la daïra, d’autre part. Crime flagrant par excellence.

Le lendemain, le poteau électrique touché par les projectiles tirés par Smaïl Mira. disparut mystérieusement. Idem pour un câble de branchement.

A un commerçant dont le rideau a été touché, on proposa ardemment son changement gratuit.

Avec les deux blessés, des compromis furent scellés, non sans compromission.

Envers moi, père de Hamza Ouali, l’auteur du méfait fut très entreprenant par téléphone, puis par nombreux intermédiaires afin de me voir renoncer à exiger justice (..). [9]  »

Seul le père de Ouali Hamza osa déposer plainte. Les parents des deux autres citoyens blessés, terrorisés, refusèrent de le faire. Un citoyen résuma parfaitement à une journaliste le climat de terreur et les raisons des blessés de ne pas déposer plainte :

« Il faut trop de courage pour parler. Et pour arriver à quoi ? Le dossier est bloqué. Mais je le dis en toute humiliation: j’aurais été le gendarme à qui il a pris l’arme, je ne l’aurais pas arrêté non plus. Je serais le juge, je ne l’inculperais pas non plus. On est un peuple maté jusqu’au tréfonds.. [10]  »

La suite des faits lui donnera raison. Malgré la plainte de la famille qui cite nommément l’auteur du crime, les témoignages de plusieurs citoyens présents sur les lieux des faits et la pression de la rue, la justice rendit une ordonnance de non-lieu après une instruction plus que douteuse. Le juge d’instruction et le procureur soumis à d’énormes pressions seront contraints de démissionner. [11]

Par contre la justice se « réveilla » et agit avec célérité quand le premier secrétaire du FFS déclara lors d’une conférence de presse que « la population de Tazmalt accuse Smaïl Mira d’avoir tué Ouali». Il sera poursuivi pour diffamation et condamné en première instance à verser 100 000 dinars à ..celui que la population désigna comme l’auteur du crime. La presse internationale parlera de « procès kafkaïen ».

Amnesty International note au sujet de ce crime :

« Le cas de Hamza Ouali illustre l’absence d’enquêtes sur les exécutions extrajudiciaires et l’impunité dont bénéficient les responsables présumés. Ce lycéen a été tué le 28 juin 1998 au cours d’une manifestation à 150 mètres environ du siège des autorités locales de Tazmalt, un village de la préfecture (wilaya) de Béjaïa, à l’est d’Alger. Selon des témoins oculaires, Hamza Ouali a été abattu en présence des gendarmes par le président de l’Assemblée populaire communale (APC), qui était également le chef d’une milice locale armée par l’État. Pourtant, aucune arrestation n’a eu lieu sur-le-champ ou par la suite. La famille du jeune homme a déposé une plainte auprès des autorités, mais le juge d’instruction a rendu une ordonnance de non-lieu et aucune enquête approfondie n’avait été effectuée au moment de la rédaction du présent rapport. [12]  »

La population de Tazmalt révoltée se souvient de ce crime impuni et le clame à chaque occasion où elle se retrouve dans la rue pour dénoncer la « hogra ». En 2001, lors du « printemps noir » de Kabylie, la jeunesse du village n’hésita pas à aller saccager et incendier le 26 mai le domicile de ce chef de milice qu’elle réduit en cendres. Des locaux commerciaux de ses adjoints furent également détruits par les jeunes manifestants. Le maire contesté et honni ne dû son salut qu’à la fuite hors de la ville. La population réclama à nouveau, haut et fort, une commission d’enquête sur la mort du jeune Ouali. De simples rumeurs sur le retour de ce maire dans la ville provoquèrent grèves et émeutes dans les jours qui suivirent, ce qui traduit la haine viscérale qu’avait la jeunesse de la localité à son encontre.

La milice de Tassaft

Le chef de comité d’autodéfense de Tazmalt n’est pas le seul à être accusé de meurtre. Un autre chef de comité d’autodéfense, de la région de Tassaft (Tizi Ouzou) et ex-«député» du RCD, un certain Noureddine Aït Hamouda fut lui aussi accusé d’implication dans l’assassinat du chanteur Matoub Lounès par le mouvement des officiers libres (MAOL) dans un premier temps puis par la famille Matoub elle-même. Dans une interview au quotidien Le Jeune Indépendant du 24 avril 2003, la mère de la victime déclarera : « Malika a des preuves solides qui confirmeront la culpabilité des gens du RCD. Je dis sans peur que Saïd Sadi et Noureddine Aït Hamouda ont tué Lounès ».

Dans un rapport publié en juin 2001, une députée européenne du groupe des Verts et vice-présidente de la délégation Maghreb du Parlement européen, Hélène Flautre écrivait au sujet de cet individu :

« Plusieurs interlocuteurs rencontrés ont accusé un autre chef de GLD, Nourredine Aït Hamouda, député du RCD, en Kabylie, de racket et de crimes. Selon eux, nombre de GLD utilise les services de repris de justice, délinquants de droit commun. »


Les dérives mafieuses

Au fil du temps, de l’aggravation de la situation sécuritaire due à l’impasse politique et de l’absence d’Etat dans de nombreuses régions de l’Algérie « inutile », mais aussi du fait de la déstructuration sociale induite par la situation économique désastreuse, on assista, à côté de cette dérive sanglante à un dangereux glissement de ces bandes armées vers le banditisme et les pratiques mafieuses.

Munis de leurs armes et assurés de l’impunité, certains se croyaient, en l’absence d’autorité, tout permis. Dans de nombreux villages, ils rackettaient fellahs et commerçants. Ailleurs, ils se spécialisaient dans le vol de bétail aux bergers et dans la pratique de faux barrages pour racketter les automobilistes et les commerçants, plus particulièrement les jours de marché hebdomadaire, en se faisant passer pour des membres des « GIA » et autres groupes armés.

Cette situation de confusion aidera aussi et amplement au réveil des rivalités tribales et familiales. De vieux conflits de archs, voire de famille furent alors réglés à coups de fusils et de « disparitions ». De nombreux témoignages nous sont parvenus de citoyens. D’autres ont été rapportés par la presse.

Les chefs de bande se taillèrent la part du lion dans ces pratiques mafieuses. Le plus souvent doublés de la fonction de DEC puis de maire après les élections préfabriquées de 1997, ils firent main basse sur les villes et villages dont ils ont la charge. De nombreux exemples illustrent cette pratique.

Salim Fekrar, fellah de 40 ans raconte dans son témoignage les exactions subies de la part de son oncle milicien qui profitant de son nouveau statut social, tenta de le déposséder de ses biens :

« (.) Hadjout, raconte Salim, est connue pour être une zone à haut risque. Ici, les gens sont terrorisés. Nous avons vu crimes, massacres, assassinats, répression, violences et la hogra au quotidien. Hadjout est devenue, avec le temps, l’empire de la force où les armes et ceux qui les portent règnent comme des maîtres sur la région. »

(..) Deux ans plus tard, raconte Salim, en juillet 1997, le même chef de brigade, son adjoint Rezzoug Mohamed et le « patriote » Lakhdar Abderrahman, qui est mon oncle, habillés en civil et armés de klachs, font irruption chez moi à 21 heures et violentent toute ma famille. Sans mandat d’arrêt, ils m’embarquent et m’emprisonnent durant trois jours me faisant subir coups et tortures. »

(.) Cette fois-ci, dit Salim, « cette affaire est commanditée par mon oncle, un grand ami et un complice du chef de brigade, pour délester ma famille de ses biens. A ma sortie de prison en octobre 1997, mon oncle Lakhdar Abderrahman me menace de mort et refuse de quitter ma maison ».

(..) Soutenu par son ami le chef de brigade, le « patriote » Lakhdar Abderrahman demeure impuni, malgré les différentes plaintes déposées contre lui par Salim. « J’ai pris l’attache du procureur général ainsi que du juge d’instruction de Hadjout en vue de faire convoquer les intéressés, mais en vain », dira Salim.

(.) Représentant légalement sa grand-mère, qui n’est autre que la mère du « patriote » Lakhdar Abderrahman, Salim a obtenu gain de cause devant le tribunal de Hadjout. La justice à rendu le verdict : Salim a le droit de regagner son domicile et de reprendre tous ses biens. Malgré cette décision de justice, les « chefs » de Hadjout ne cèdent pas, refusant toujours, sous la menace des armes, l’accès au domicile familiale à Salim et à sa grand-mère.

« Depuis, ma grand-mère est jetée dehors. Quant à moi, je n’ai pas intérêt à pointer mon nez devant la maison, le « patriote » ayant juré de me tuer à la moindre occasion. Dans un pays où la justice n’est pas respectée et où ceux qui détiennent la force sont ceux qui font la loi, je préfère attendre, loin de ma maison, que les choses changent », avoue amèrement Salim qui tente de reprendre sa vie « normale ». [13]  »

La presse rapporta également le quotidien d’une population sous le règne d’un chef de milice, véritable seigneur de la guerre dans la région de Ténès :

« Le provisoire peut durer «et il risque d’être encore plus douloureux sous le règne de Zitoufi.». Le mot est lâché : «c’est qui Zitoufi.?», interrogions-nous. «Un seigneur de guerre qui a fait fleurir ses affaires et celles de ses alliés», nous déclare un vieux Ténésien de souche écouré par ce qu’il voit et entend autour de lui. «Ils ont spolié notre citoyenneté et ils veulent aujourd’hui nous faire quitter le pays comme ils l’ont fait pour nos enfants, mais nous ne baisserons pas les bras.» Une indignation en «underground» qui dit toute l’étendue du désarroi d’une population «livrée à elle-même», «parce que chez nous, le volet sécuritaire est devenu chez certains un fonds de commerce éminemment rentable», déplore un professeur de lycée. Le nom de Zitoufi revient à nouveau dans les discussions : «Il est craint parce qu’il est épaulé par des militaires haut gradés.» Très vite nos interlocuteurs dressent le portrait du chef des Patriotes dans le secteur de Ténès : l’homme sans envergure jusqu’au début des années 80 connaît ses premières réussites sociales à la suite de son élection en tant que président d’APC de la commune balnéaire de Oued Goucine, à 30 km à l’est de la daïra de Ténès. Rapidement sensibilisé au sens des affaires, il se liera très vite d’amitié avec les militaires et les pontes de l’administration qui optaient pour des séjours estivaux dans les cabanons que sa circonscription territoriale abritait. L’édile local sous bannière FLN, qui était en bons termes avec son chef de daïra, M. Saïdani, devenu par la suite wali de la wilaya de Ech Chlef, fructifiera cet hasard heureux en tâchant de plaire à toutes ses autorités qui se prélassaient sur ses plages. En 1994, le même Zitoufi prend les armes pour défendre sa patrie. L’homme appartient à une tribu très importante, un atout de taille qui l’aidera par la suite à s’assurer qu’il peut mener de front la lutte antiterroriste et celle de l’accaparement des marchés publics dans une wilaya où il ne faisait pas bon de s’afficher. En un temps relativement court, l’ancien employé d’une entreprise étatique pénètre la cour des grands grâce aux fameux marchés publics et aux non moins fameux «gré à gré» en compagnie d’entrepreneurs à l’ascension fulgurante tout comme lui, à l’image des Lakehel, Boutbal, Khebouza, Tazgaït, Tergou. Une réussite qui n’aurait pas été possible sans l’aide «intéressée» des «ex-patrons de la Gendarmerie, de la Sécurité militaire et de l’OPGI (Office de Promotion et de Gestion Immobilière NDA) au niveau de la wilaya». Dès 1997 et surtout après l’avènement du RND, le sieur Zitoufi apparaît comme une personnalité essentielle sur l’échiquier des forces locales ; dorénavant rien ne se fera sans lui. Il est un passage obligé pour toutes les alliances. La distribution des armes pour l’autodéfense constituera pour lui une autre opportunité pour asseoir sa suprématie. Devant la tiédeur ou encore la démission des institutions étatiques traditionnelles, le chef des Patriotes et néanmoins affairiste consciencieux devient pratiquement intouchable. Il est élu député RND comme on élit un empereur. Monsieur Kouadria Mustapha, l’actuel wali d’Oran, tête de liste RND aux législatives à Chlef, est dégommé au profit de l’ancien maire de Oued Goucine. Une stratégie du rouleau compresseur facilitée par une caste de tyranneaux tous issus des centres de décision locaux. Zitoufi intronisé chef de file de la résistance populaire «s’entoure d’individus pas toujours cités comme des modèles de probité», invoque un garagiste à son tour révolté par les comportements «peu recommandables». Le «patron» des Patriotes ne craint pas les maquis terroristes de Djebel Bissa, de Tajena, de Kalloul et de Oued Romane parce que la horde sauvage ne frappe pas encore à Ténès comme elle l’a fait pour les localités isolées et parce que «monsieur Zitoufi n’a personnellement jamais participé de manière directe à une campagne d’éradication contre les terroristes», diront les citoyens que nous avons rencontrés sur les lieux. [14]  »

Cette même presse rapportait en 1996 un incident survenu au port d’Alger provoqué par un chef de milice, incident qui traduit l’état d’esprit de ces petits seigneurs de guerre :

« Selon les témoignages recueillis sur place, les faits se sont produits , hier en début d’après-midi, lorsqu’un individu, qui n’est autre qu’un client connu au sein de l’entreprise s’est présenté armé d’un fusil d’assaut Kalachnikov devant le poste de garde de l’unité. Un responsable syndical, qui nous avait reçu, affirme qu’ « après avoir demandé à voir le gardien chargé de faire rentrer les camions pour l’approvisionnement en huile de table, le client en question le somme de faire rentrer ses camions en premier. Devant le refus du gardien de céder à cette injonction, une altercation verbale s’en est suivie. C’est à ce moment-là que le client a remis l’arme à son fils, qu’il a chargé de tenir en respect les travailleurs venus à la rescousse, pour s’en aller rosser le jeune gardien à coups de pieds et de poings ». La sonnette d’alarme a été immédiatement déclenchée par un responsable chargé de la sécurité au niveau de l’entreprise, ce qui a provoqué la paralysie totale de toute l’unité de production. La tension est montée d’un cran, hier, au siège de cette unité. Les centaines de travailleurs rassemblés devant le portail d’entrée n’arrivaient pas à contenir leur colère devant ce qu’ils considèrent comme étant de la « hogra ». Selon les mêmes témoignages, cet individu serait un habitué des lieux « puisqu’il vient souvent s’approvisionner, mais toujours armé de sa Kalachnikov et avec la même intention de passer le premier ». Le directeur de l’unité, pour sa part, ajoute que cet homme « s’est présenté en tant qu’officier des services de sécurité pour justifier le fait qu’il ne peut pas se passer de son arme ». »

Alertée par la présence d’un journaliste sur les lieux, la personne en question revient sur les lieux pour nous accoster à la sortie de l’unité, toujours armé de son Klash. Après s’être présenté comme étant un « patriote responsable d’un groupe d’autodéfense dans la wilaya d’Alger », il s’étalera sur sa propre version des faits (..).

« (.) Interrogé sur les circonstances ayant provoqué l’incident en lui-même, cette personne nous indiquera « qu’étant menacé depuis longtemps par les terroristes, je me vois dans l’obligation de porter mon arme 24h sur 24. Pour ce qui est de l’incident, le gardien a tenté de me désarmer. Je me suis opposé par la force et ça a dégénéré sur cet incident. » (.)

(.) Entre temps, le directeur de l’Unité arrive sur les lieux et apostrophe le client. Il lui lance courroucé « la prochaine fois venez avec un tank ». (.) [15]  »

Ailleurs ces chefs miliciens n’hésitent pas à braver l’autorité locale élue et à prendre en otage des responsables locaux pour faire pression sur eux et obtenir des avantages. C’est ce qui s’est passé dans la localité d’Aït Yahia Moussa, près de Draâ El Mizan (Tizi-Ouzou) où des miliciens et des membres d’une association d’enfants de chouhada ont pris en otage le maire du village durant plusieurs jours dans son bureau. Ce dernier avait, avec l’appui de la population, invalidé après son élection une liste de bénéficiaires de l’aide à la construction confectionné par le DEC (maire non élu) la veille des élections et attribuant la part belle à de nombreux miliciens qui n’avaient pas besoin de cette aide. Les miliciens exigeaient de ce nouveau maire élu de revenir sur sa décision. «Nous n’allons pas le relâcher jusqu’à ce qu’il signe les décisions d’attribution, telles que les a confectionnées la DEC», dirent les miliciens à la presse présente sur les lieux. Le malheureux maire ne fut libéré que grâce à l’intervention des services de sécurité et ce après six jours de séquestration . [16] Ces miliciens ne furent jamais inquiétés après cet acte grave de banditisme qu’est cette prise en otage du premier magistrat de la commune.

Le quotidien El Watan rapporte un cas de racket de miliciens par leur propre chef et maire du village de Merad (Tipaza). Dans une lettre adressée aux plus hautes autorités nationales, ces miliciens accusent leur chef de s’adonner depuis 1997 à leur racket en prélevant systématiquement une somme d’argent de leur salaire.

« Des pratiques dont userait ce dernier sous la menace et l’intimidation, avec la complicité de certains gradés de l’armée et précisément du CTRI. Selon les contestataires, le président de l’APC procède au prélèvement systématique sur leurs salaires depuis trois ans sous prétexte de la création d’une caisse noire où il thésaurise pour les victimes du terrorisme, leur signifiant que l’ordre lui est venu de l’un de ses supérieurs, en l’occurrence le colonel Djebbar du CTRI de Blida. Les montants des prélèvements se situent entre 6000 DA concernant les patriotes du centre-ville et 2000 DA pour ceux habitant dans les zones disséminées. Le président de l’APC se charge en sa qualité de chef des Patriotes de la région de ramener les bons de perception de 11 000 DA l’unité, l’équivalent du salaire de chaque patriote, mais au moment de payer ses subordonnés, il effectue les ponctions en les empochant à son compte. ». (.)

(.) Selon la même source, le chef des patriotes a le soutien de certains militaires de la région qui le couvrent en contrepartie de pots-de-vin. «M. Saker use de tous les subterfuges pour soudoyer les gendarmes afin qu’ils ferment les yeux sur ses pratiques douteuses.» A titre d’exemple, «certains gendarmes ont bénéficié d’aides sociales sous différentes formes. M. K. M., chef de brigade, aurait touché 200 000 DA en plus d’un lot de terrain, D. M., gendarme de son état, a bénéficié d’un logement évolutif. Quant aux budgets d’équipements, ils sont dépensés à des fins personnelles.»

(.) Selon certaines indiscrétions, la pratique du racket sur les patriotes est courante et s’étend sur plusieurs régions du pays. [17]  »

Dans l’une des dechras isolées de Jijel, un père, Boudraâ Tahar raconte, dans une lettre adressée au procureur de la République de Jijel en 1998, le drame qu’il vit avec la disparition de son fils Mohamed, lui-même père de cinq enfants, victime du traquenard d’un chef de milice :

« Mon fils âgé de 35 ans avait un local commercial dans notre village et exerçait comme transporteur des fruits et légumes depuis 1981 avec mon véhicule que j’avais mis à sa disposition.

En 1994, avec les tragiques événements que vivait notre région, mon fils décida de fermer le local commercial et d’aller à Alger pour chercher un travail. Il avait laissé le véhicule à l’intérieur du local.

Au mois d’avril 1996, il apprendra que son véhicule lui avait été volé de son local par un groupe de miliciens dirigés par un ancien moudjahid. Dès qu’il apprit la nouvelle, il revint au village. Il alla au siège de la wilaya pour voir comment récupérer son véhicule. Il rencontra alors l’ancien moudjahid, un certain B. Mebarek qui était très connu au niveau de la wilaya. Il entretenait des relations très étroites avec l’officier responsable du secteur militaire.

Après une longue discussion entre eux, l’ancien moudjahid expliqua à mon fils que la situation était très difficile dans la région et que pour récupérer son véhicule, il fallait qu’il prenne les armes et s’engage dans la milice de la dechra. Mon fils, mis devant le fait accompli n’avait pas le choix. Il voulait coûte que coûte récupérer son seul bien qui lui permettait de nourrir sa famille.

Il le fit traîner de jour en jour jusqu’en juin 1996, date de l’installation d’un campement de la milice dans notre dechra, dirigé par cet ancien moudjahid. Ce dernier donna à mon fils un dossier à remplir en vue d’une autorisation de port d’arme et il lui donna rendez-vous pour le 06 juillet pour aller ensemble au secteur militaire pour récupérer l’arme de défense. Depuis cette date, je n’ai plus revu mon fils. »

Si les chefs agissent à un « niveau supérieur », les simples miliciens eux aussi tentent dans cet état de déliquescence sociale avancée, d’obtenir leur part de butin de guerre. Ils s’adonnent au racket de modestes gens du village ou douar, sous la menace de leurs armes. Les citoyens récalcitrants, qui refusent ce chantage sont enlevés, voire exécutés dans le cadre de la « lutte anti-terroriste ».

Telle cette jeune habitante de Berbessa, localité située près de Koléa (Tipaza) qui raconte :

« Je vous prendrais l’exemple de mon oncle maternel âgé de 41 ans, handicapé, père de huit enfants. Il travaillait et avait de l’argent. Les miliciens ont voulu le racketter. Il a refusé de marcher dans la combine. Il a été enlevé en 1995. Il a disparu à ce jour.

D’autres exemples existent. Je vous citerais la disparition de citoyens qu’on voulait racketter comme mon oncle. On les enlevait sur leur lieu de travail ou encore dans la rue, la plupart étaient retrouvés tués par balles ou égorgés devant le puits de Aïn Messaoud ou au Haouch Riacha, à l’oued de Doumia. C’étaient les lieux de prédilection où les miliciens jetaient leurs victimes.

Ces miliciens imposaient la terreur dans notre village. Ils réglaient des comptes avec ceux qui auparavant avaient des différents familiaux ou autres avec eux. Ils régnaient en maîtres sur le terrain.

M. Abdelhafid est un citoyen de 53 ans qui travaillait dans un domaine agricole. Il a été terrorisé par les miliciens. Ils ont kidnappé son fils qui a disparu depuis. Une année plus tard, ils l’ont kidnappé à son tour. C’est le milicien A. El Guebli qui l’a enlevé.

Il existe de nombreuses familles qui sont dans le même cas que nous.

S. Messaoud est un militaire depuis sept ans. Il a été kidnappé en 1996 après lui avoir tué ses deux enfants. Ses deux habitations ont été confisquées. »

Ailleurs ils se font passer pour des « terroristes » et organisent de faux barrages pour racketter les automobilistes ou « ratissent » plaines et montagnes à la recherche de malheureux bergers à qui ils volent leurs troupeaux qu’ils revendent au marché.


Arrestations de miliciens

De nombreux cas ont été rapportés par la presse et certains ont été arrêtés en flagrant délit de « terrorisme ». C’est ainsi qu’en mars 1999, une patrouille de gendarmerie surprit une bande de miliciens déguisés en « GIA » organisant un faux barrage, braquant et rackettant des automobilistes près de Bouira.

En avril 2000, six miliciens étaient arrêtés à Séraïdi (Annaba) par les services de sécurité. Se faisant passer pour des membres d’un groupe armé d’opposition, ils s’attaquaient à de malheureux bergers pour leur subtiliser leur cheptel.

Il n’est pas rare aussi que ces miliciens, livrés à eux-mêmes, confisquent des biens et occupent les propriétés de familles accusées de soutenir les « terroristes » ou dont un membre a rejoint les maquis. C’est le cas de Mme M. Fatma Zohra de Boufarik, veuve de chahid (martyr de la guerre de libération nationale) dont le domicile avait été détruit par l’armée, sous prétexte que son fils Redouane aurait rejoint le maquis :

« Le lendemain, le bulldozer de l’armée est venu et a réduit en ruines notre villa fruit de plusieurs décennies de travail de mon fils. Je suis allée alors me réfugier chez ma fille.

Ces ruines ont été alors occupées par un milicien qui voulait s’octroyer le terrain. Il me menaça avec son arme lorsque je lui ai dit de sortir. J’étais contrainte de déposer plainte au tribunal. J’ai fini par obtenir gain de cause. »

Fekrar Salim de Hadjout (Tipaza) que nous avons déjà présenté ci-dessus a eu à subir le diktat de son propre oncle milicien :

« A ma sortie de prison en octobre 1997, je rejoins ma famille. A ma grande surprise, ma maison a été pillée et détruite. Le « patriote » Lakhdar Abderrahman, fusil à la main et avec des menaces de mort, me confisque ma maison. Dehors les intimidations contre mes amis du village continuent ; une façon à eux de m’isoler du reste du village. Fort d’une décision de justice pour regagner légalement mon domicile, je me précipite vers la gendarmerie de Hadjout, dans la wilaya de Tipasa, pour déposer plainte contre lui. Soutenu par Moussa, le chef de brigade de la gendarmerie de Hadjout et chef incontesté de cette localité, le « patriote » me menace et jure de me prendre tous mes biens. Sinon, dit-il « tu n’as qu’à prendre les armes et rejoindre le maquis . [18]  »



[1] Communiqué de l’Observatoire de protection des défenseurs des droits de l’homme, Genève 5 janvier 2002, suite à la condamnation arbitraire de Mohamed Smaïn.

[2] Feriel H et A. Chenaoui, Maires de Relizane et de Jdiouia : d’autres révélations, Liberté, 14 avril 1998 et Soulagement à Relizane et à Jdiouia, Liberté, 15 avril 1998.

[3] Cinq ans après la médiatisation des crimes commis par cette milice qui jusqu’à ce jour n’ont pas été punis, la presse algérienne fait état de la création d’une association de défense des droits de l’homme par.. Hadj Fergane ! Le Quotidien d’Oran, 11 septembre 2003.

[4] Soulagement à Relizane et à Jdiouia, Liberté, 15 avril 1998.

[5] Feriel H et A. Chenaoui, Maires de Relizane et de Jdiouia: d’autres révélations, Liberté, 14 avril 1998.

[6] Yassin Temlali, L’ancien chef des patriotes de Relizane accusé de l’assassinat d’un de ses hommes, Algeria-Interface, 27 avril 2001.

[7] Hadj Fergane sort de son mutisme, Le Matin, 6 juillet 1999.

[8] Florence Aubenas, «Pourquoi Hamza est mort ?», Libération, 8 Décembre 1998.

[9] Extrait d’un texte polycopié sous le titre : « Mon fils Ouali Hamza a été abattu publiquement. L’auteur, Mira. Smaïl court toujours..libre ! Genèse d’une affaire, d’un assassinat qui ne veut pas encore dire son nom. » remis à l’avocat et militant des Droits de l’Homme Mahmoud Khelili.

[10] Florence Aubenas, «Pourquoi Hamza est mort?», Libération, 8 Décembre 1998.

[11] Procès kafkaïen en Algérie. Un opposant condamné pour diffamation dans une affaire de meurtre non jugée, Libération 6 octobre 1999.

[12] Rapport Amnesty. Novembre 2000. La vérité et la justice occultées par l’impunité.

[13] Yahia Assam, La justice au pays des « klashs », Libre Algérie, 3-16 janvier 2000.

[14] Bouziane Ben Achour, Ténès un mois après / Peur sur la ville, El Watan, 15 janvier 2001.

[15] ENCG/Incident à l’unité du port d’Alger, El Watan, 27 juin 1996.

[16] Aït Yahia, Lorsque les patriotes font la loi, Le FFS inquiet de la prise en otage du président d’APC, La Tribune, 4 janvier 1999.

[17] Fatma Haouari, Remous dans la commune de Merad (Tipaza), Le chef des Patriotes accusé de racket, El Watan, 30 janvier 2002.

[18] Yahia Assam, La justice au pays des « klashs », Libre Algérie, 3-16 janvier 2000.