Les milices dans la nouvelle guerre d’Algérie – Partie II
Les milices dans la nouvelle guerre d’Algérie
Salah-Eddine Sidhoum et Algeria-Watch, décembre 2003 I – II – III – IV – Annexe 1 – Annexe 2
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Deuxième Partie
Les premières milices
Un vendredi de septembre 1994 et en fin d’après-midi, je recevais à mon domicile le correspondant du quotidien espagnol El Pais, Ferran Salès qui revenait de Kabylie. Il me fit part de ses profondes inquiétudes sur ce qu’il venait de voir comme civils armés sur les routes kabyles, dressant des barrages, fouillant les véhicules et contrôlant l’identité des occupants. Il me décrivait de jeunes citoyens, à peine sortis de l’adolescence, parader avec des armes de guerre, sous aucun contrôle, me faisant le parallèle avec ce qui s’était passé au Liban.
Les premières milices, comme nous l’avons précisé précédemment, seront discrètement mises en place, plus particulièrement en Kabylie à partir d’octobre 1993.
Leur apparition publique et médiatique débuta à partir de l’été 1994. Nous citerons quelques unes qui avaient défrayé la chronique à l’époque par l’importante médiatisation qui leur avait été accordée.
La milice d’El Mekhfi
L’une des toutes premières milices révèlée par la presse fut celle de Bouderbala, dans la wilaya de Bouira, dirigée par un certain Zidane El Mekhfi, un commerçant sexagénaire, secondé par son fils. Pilotée par les « services », elle vit le jour théoriquement en juin 1994 et fit l’objet d’un grand tapage médiatique, tant de la télévision d’Etat que de la presse privée. Des équipes de la télévision française furent « chaleureusement » invitées, encadrées et conduites par le département de l’action psychologique de la sécurité militaire (DRS) dans la région pour couvrir durant plusieurs jours, les activités de celui qu’on appelait le Tartarin de Palestro. [1]
Cette milice déborda rapidement les limites de la localité de Bouderbala qu’elle était sensée défendre, pour s’étendre à pratiquement toute la région de Lakhdaria et aux maquis de Zbarbar (célèbres du temps de la guerre de libération nationale).
Un ancien officier des forces spéciales, affecté dans la région de Lakhdaria raconte :
« A Bouderbala, un village proche de Lakhdaria, un ancien moudjahid, Zidane El Mekhfi, avec un groupe de villageois, avait formé fin 1994 l’une des premières milices en Algérie. Ami personnel des généraux Mohamed Betchine, Gaïd Salah et Liamine Zeroual, « le Vieux » comme on l’appelait dans la région, n’avait pas eu beaucoup de mal à se procurer les armes. Il avait conclu un contrat avec la firme pétrolière Sonatrach pour la protection du pipe-line qui traverse la région de Lakhdaria : la Sonatrach donnait l’argent et les véhicules tout terrain et l’armée fournissait les armes, les treillis et autres matériels de guerre.
C’est ainsi que, à partir de 1995, les villageois de Bouderbala ont commencé à mener leur propre guerre dans toute la région. El Mekhfi était secondé par son fils Boualem. Au départ, ils avaient à leur disposition trois ou quatre cents hommes. Composée de villageois n’ayant aucune expérience dans la lutte antiterroriste, cette milice ne s’est pas contentée de protéger les villages : elle a aussi traqué les terroristes dans les maquis avoisinants. El Mekhfi et ses hommes se sont attaqués à tous les villages où des jeunes avaient rejoint le maquis, semant la mort et la désolation sur leur chemin. [2] »
Les milices de la région de Relizane
A Relizane, c’est pratiquement une seule famille (parents et alliés) qui dirigera les milices de la wilaya. Parallèlement à cette fonction paramilitaire, les membres de cette famille étaient désignés comme délégués exécutifs communaux (DEC) qui remplaçaient les maires élus destitués après le coup d’Etat. Il régnaient pratiquement sur les mairies de Relizane, Djédioua, Hmadna, Zemmoura, Oued Djemaâ, Bendaouad, Ouled Sidi Mihoub et Sidi M’Hamed Benaouda.
La ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH) explique la genèse de cette milice de l’ouest algérien :
« En décembre 1997 et janvier 1998 l’épicentre de la violence s’est déplacé du centre avec notamment les massacres de Bentalha, Rais, Beni Messous, vers l’ouest du pays notamment à Relizane. En mars 1994, Hadj Fergane, organise un groupe paramilitaire clandestin baptisé G.A.T (Groupe Armé antiterroriste). Ce commando de la mort est placé sous le contrôle direct des responsables du DRS au niveau de la wilaya de Relizane. Le G.A.T a envoyé des centaines de lettres de menaces à des citoyens, suivies par des attentats aveugles perpétrés contre des citoyens soupçonnés d’être sympathisants du FIS. A partir de juillet 1994, commencent les enlèvements suivis de disparitions, et des assassinats à grande échelle.
En 1995, une quarantaine d’habitations de personnes en fuite ou en prison ont été détruites. Les ratissages se faisaient de jour et de nuit avec des véhicules de l’administration. Les bureaux du syndicat intercommunal de Relizane furent emménagés en salles de torture, avant exécutions extra- judiciaires.
L’attentat en 1995 contre le fils de Abed Mohamed DEC de la commune Djédioua, entraîne un massacre collectif. Douze personnes ont été assassinées de nuit, au seuil de leur domicile, par les miliciens de Hadj Fergane, DEC de la ville de Relizane, reconnu par les familles des victimes qui ont déposé des plaintes auprès du ministère de l’intérieur, et du général Bekkouche commandant de la deuxième région militaire. Les massacres répétés, les exécutions sommaires sont expliqués par le pouvoir comme étant des règlements de compte, des affrontements fréquents entre le GIA et l’AIS. Hadj Fergane, devenu président de la ville de Relizane, a été arrêté à un barrage dressé par les gendarmes, qui ont découvert dans la malle de son véhicule, Mekadam, membre de l’O.N.E.C. (Organisation Nationale des Enfants des Martyrs), pieds et poings liés.
Durant cinq ans, Hadj Fergane et Hadj Abed et leurs milices cagoulées, ont semé la mort, multipliant tortures, exécutions extra judiciaires, disparitions forcées, démolitions de maisons. Ils jouissent de l’impunité car ils ont déclaré «avoir pris les armes sous le contrôle de l’autorité militaire pour combattre le terrorisme. [3] . »
La milice d’Igoudjal
Durant l’été 1994, la presse privée fit état de la création d’une milice d’autodéfense au village Igoudjal, près d’Azzefoun, en Kabylie. Sa constitution aurait fait suite à une attaque du village par un groupe armé le 31 juillet 1994, attaque repoussée par des habitants. Ce village devint un symbole de la « résistance » aux yeux des « démocrates éradicateurs » et leur lieu de pèlerinage. En 1998, cette milice reçut même la visite de la délégation (Panel) de l’ONU présidée par le portugais Mario Soarès en « visite d’information » en Algérie à la suite des grands massacres commis durant l’été 1997 et l’hiver 97-98. Dans ce village, comme ailleurs, les miliciens débordèrent de leur cadre initial théorique d’autodéfense de leur village pour s’engager dans des opérations d’embuscades dans les villages voisins comme le raconte un membre de ces formations paramilitaires à la presse quelques années plus tard :
« Nous avons pacifié toute la région, nous avons mené des embuscades jusque dans les villages voisins comme Ibahrizen, Tigrine et Vouboudi évacué par ses habitants depuis 1994. [4] »
Robert Fisk, journaliste britannique rapporte en avril 1998 les impressions recueillies dans ce village en 1995 :
« When I visited the « home guard » in the village of Igoujdal in the Kabyle mountains in March of 1995, the men were being armed with French breech-loading rifles, German sub-machine guns of Second World War vintage, and Italian hunting rifles. Officially, all were vetted by the authorities – but the men were already talking about their killing of an « Islamist » from a neighbouring village who had allegedly been carrying a list of Igoudjal citizens to be assassinated. [5] »
La milice des frères Sellami
Les frères Sellami et certains militants du PAGS (parti de l’avant-garde socialiste, successeur du parti communiste algérien, devenu Ettahadi)de Boufarik vivaient depuis 1993 dans la clandestinité suite à l’assassinat de nombreux militants du PAGS dans la Mitidja. Ils furent alors récupérés par l’armée et le DRS qui les ramenèrent clandestinement à Haouch Gros. Ils continuèrent alors à vivre reclus dans leurs logements le jour et sortaient de nuit pour tendre des embuscades aux groupes armés, jusqu’au jour où ils furent découverts et sortirent de leur clandestinité. Le 4 avril 1995, suite à une opération militaire à Haouch Gros, près de Boufarik. Puissamment armée et soutenue par l’armée, cette milice occupa progressivement plusieurs villages de la périphérie de Boufarik (Bahli, Graba, Amroussa, Saâda..). Le chômage, le désoeuvrement, la misère aidant mais aussi les crimes commis par des groupes armés, faciliteront grandement l’implantation de cette milice dans la Mitidja pour atteindre un effectif de près d’un millier d’hommes. [6]
Un ex-agent du DRS témoigne au sujet de la création de ce comité dit d’autodéfense :
« Ils ont choisi le CTRI de Blida pour commencer l’opération. Une première famille (qui a d’ailleurs eu, par la suite, les honneurs de la chaîne ARTE) a été « recrutée par le service, armée jusqu’aux dents et dénommée « groupe de patriotes », chargée des embuscades dans les vergers et zones forestières « , puis de parrainer de nouvelles recrues. » Au bout d’une année, le service disposait d’une autre armée considérée comme la main de frappe du service sur le plan Renseignement et sur le plan Opérations de neutralisation « … » Les patriotes ont la tâche de surveiller les biens et villas des riches ou encore les usines. » Dans Ie même temps, les citoyens ordinaires, même les plus exposés, ne reçoivent guère que des fusils de chasse. [7] »
Durant ce même mois d’avril 1995, se constitua à grand tapage médiatique, la milice du village de Boukram, situé dans la région de Lakhdaria (Bouira). Selon les témoignages de citoyens de la région, le chef de milice de Bouderbala, Mekhfi Zidane ne serait pas étranger à sa constitution pour réaliser un véritable maillage de la région de Lakhdaria, l’un des principaux fiefs des groupes armés d’opposition. Cinq mois plus tard, soit le 14 septembre 1995, une centaine d’hommes armés attaquèrent ce village, provoquant un véritable carnage. Des dizaines de miliciens, de membres de leurs familles dont des femmes et des enfants seront horriblement massacrés et leurs demeures incendiées.
Médiatisation et légalisation des milices
Après avoir longtemps caché l’existence de ces formations paramilitaires ou minimisé leur ampleur, le pouvoir leur accorda à partir de 1995, une place prépondérante dans sa propagande. Mais lui et ses relais refusent le qualificatif de milices. Ils qualifient ces bandes armées de « résistants » et de « patriotes » comme si le reste de la population qui se refusait d’entrer dans l’engrenage de la guerre civile était traître à la patrie.
Mokdad Sifi, ancien « premier ministre » récusa l’appellation de milice :
« N’en déplaise à certains hommes politiques (Aït Ahmed), loin de la réalité, il n’y a pas de milices en Algérie, il n y a pas de mercenaires, il n’y a que des Algériens, de vieux moudjahidin, des enfants de moudjahidin, ainsi que des patriotes engagés dans les forces de sécurité et de la garde communale pour défendre la population contre le meurtre, le vol et le viol. [8] »
Une campagne médiatique assura la « promotion » de ces milices à travers la télévision nationale où des spots publicitaires diffusés aux heures de grande écoute, vantèrent les « mérites » de ces « ridjal ouakifoun » (hommes debout). La presse éradicatrice leur consacra de très nombreux articles sur des pages entières, à l’image du quotidien El Watan qui réservera durant tout le mois de mars 1996, un long reportage sur dix neuf numéros, intitulé : Le temps des patriotes. Les services de l’action psychologique n’hésitèrent pas à mobiliser leurs réseaux de l’autre côté de la Méditerranée. De nombreux reportages leur furent consacrés par les chaînes TV françaises (TF1, France 2, Arte, Canal Plus), nous présentant certains chefs de bandes, en treillis militaire de combat, paradant dans les villages, kalachnikov à la main, égrainant leurs « actes de bravoure » dans leur chasse au « hallouf » (sanglier : terme utilisé pour qualifier les membres des groupes armés d’opposition).
Après plus de trois années de totale illégalité et devant les dérives sanglantes de ces groupes rapportées par les militants et ONG des droits de l’homme, le pouvoir fut contraint de donner à ces milices un semblant de légalité en 1997. Le décret exécutif 97/04 promulgué en janvier 1997 définissait le cadre de « travail » de ces formations armées désignées officiellement sous le vocable de « Groupes de légitime défense » (GLD). Le conseil national de Transition, institution illégitime née du pronunciamiento de janvier 1992, et faisant fonction de parlement, légitimait ainsi officiellement ces milices.
Dans ce décret exécutif, il est clairement stipulé qu’il s’agit d’un travail bénévole. Or, à partir de 1999, beaucoup de miliciens se plaignaient du retard de versements de leurs primes !!
Dans un article consacré à ces milices à l’ère de la « concorde civile », une journaliste exprime l’inquiétude de ces hommes armés :
« La «prime» qu’ils doivent percevoir chaque trimestre ne leur a pas été versée depuis près de six mois. Notons que les combattants sont payés au niveau des casernes. Concernant le montant réel de cette prime, certains Patriotes avancent 12 000 DA, d’autres 7 000 à 8 000 DA. [9] »
Ce décret a été promptement dénoncé par les principales ONG des droits de l’Homme qui s’inquièteront de l’absence de garanties de respect des droits de l’Homme telles que définies par les différents pactes et traités internationaux.
Amnesty International dans son rapport de novembre 1997 soulignait que :
« Ce décret, promulgué près de deux ans après la création des milices, ne mentionne pas l’obligation, pour les milliers de milices existantes, de rendre compte de leurs activités I1 ne prévoit pas leur démantèlement ni le respect par les milices des normes fondamentales relatives aux droits de l’homme. Il ne renferme aucune des dispositions essentielles énoncées dans les traités relatifs aux droits de l’homme, et notamment le PIDCP, la Convention contre la torture, la Charte africaine, les Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois (Principes sur le recours à la force et aux armes à feu) et le Code de conduite pour les responsables de l’application des lois (Code de conduite), adoptés par les Nations unies.
Ce décret ne renferme aucune disposition relative au recrutement et à la formation des membres des « groupes de légitime défense », ainsi que l’exigent l’article 5 de la Convention contre la torture et les principes 18 et 21 des Principes sur le recours à la force et aux armes à feu. I1 ne contient aucune disposition en vue de garantir que les membres de ces groupes respectent les droits de l’homme et les protègent, ainsi que l’exige l’article 2 du Code de conduite, ni aucune disposition prévoyant d’ouvrir des enquêtes sur les plaintes pour atteintes aux droits fondamentaux imputées aux membres de ces groupes et de traduire en justice les responsables de tels agissements, ainsi que l’exigent l’article 2 du PIDCP, les articles 12 et 13 de la Convention contre la torture et l’article 7-1-e de la Charte africaine. Le décret ne renferme enfin aucune disposition prévoyant le droit de désobéir aux ordres de recourir à la force et aux armes à feu, énoncé au principe 25 des Principes sur le recours à la force et aux armes a feu. [10] »
Les dérives sanglantes
« Ils peuvent me tuer, mais s’ils tuent l’un de mes proches, je tuerai leur famille toute entière. C’est le seul langage que les « terroristes » comprennent. [11] »
Tel était l’état d’esprit de beaucoup de ces hommes armés, fermement endoctrinés par les services de l’action psychologique pour chasser et tuer impitoyablement du « hallouf » (sanglier).
Dès 1996 commencèrent à affluer les témoignages sur les dérives sanglantes des milices. La presse à l’époque ne soufflait mot sur tout cela. C’était comme pour les tortures, les exécutions sommaires et les disparitions, un sujet tabou. L’ère était à la louange de ces « résistants » et de ces « ridjal khuliqu lil watan » (hommes nés pour la patrie). [12] La Nation, hebdomadaire indépendant sera l’unique média à consacrer à l’époque, un article relatif aux graves dérives des milices, ce qui lui coûtera sa suspension.
Ces dérives prenaient de l’ampleur avec le temps. Des récits accablants nous parvenaient de nombreuses régions d’Algérie. Après les têtes coupées des groupes armés d’opposition et des escadrons de la mort de la sinistre police politique, apparaissaient les têtes coupées des miliciens.
Un témoin raconte :
« Avant, c’était les moudjahidin qui descendaient des montagnes pour attaquer, maintenant, c’est les miliciens qui vont dans les montagnes chercher les « terroristes », ils partent une semaine et un matin, tu vois à l’entrée des villages des têtes coupées posées sur la route, ce sont des têtes de moudjahidin, c’est les miliciens qui les ont coupées et posées sur la route. Maintenant ça a changé, les têtes c’est plus les islamistes qui les tranchent, c’est les miliciens. Si les miliciens continuent comme ça, dans deux ans ou trois ans, ils auront tué tous les moudjahidin. C’est à cause des miliciens que des moudjahidin se sont rendus, car le gouvernement dit: « II y aura la justice et la rahma (clémence) pour les « terroristes» qui se rendent », et d’un autre côté les généraux disent aux miliciens: « Quand vous les trouvez, égorgez-les ». Ceux qui étaient partis aux maquis par peur préfèrent se rendre avant que les miliciens les attrapent. [13] »
Ces miliciens, outrepassant d’emblée leurs prérogatives théoriques de surveillance et de défense de villages, s’arrogeaient le droit d’arrêter des citoyens dans la rue ou à leur domicile, avec la bénédiction de l’autorité militaire de tutelle. Les victimes de ces arrestations illégales, lorsqu’elles ne sont pas exécutées sommairement, sont retrouvées dans les brigades de gendarmerie ou les casernes ou disparaîtront à tout jamais.
Le cas du citoyen Zitouni Lakhdar enlevé par ces milices et disparu à ce jour, relaté par sa sour, illustre ces pratiques :
« Je m’appelle O. Je suis la sour de Zitouni Lakhdar, kidnappé le 26 mars 1994 de son domicile à Khemis Djouamaâ, daïra de Sidi Naâmane à Médéa. Des hommes armés sont venus à 22 heures frapper à notre porte. Ils portaient des tenues militaires avec des kachabias à rayures au dessus. Ils portaient des cartouchières comme ceinture. Ils étaient tous armés de kalachnikovs. Ils étaient dirigés par un certain Abdelkader B. qui est milicien à Berrouaghia. Ils ont pris alors mon frère qui est sorti portant un survêtement bleu avec une chemise rose claire à rayures et une jaquette en Skaï. Mon frère exerçait la fonction de secrétaire général à la daïra de Sidi Naâmane. Il avait même été proposé comme chef de daïra. Il n’a jamais fait de politique.
Au début nous avons pensé qu’il s’agissait d’un groupe islamique, mais quand nous avons vu leur chef qui est un milicien qui travaillait avec l’armée de la localité de Louhat, près d’Omaria, nous avons tout de suite compris qu’il s’agissait d’éléments de la houkouma [gouvernement].
Après 21 jours, des informations nous sont parvenues que mon frère était à la prison de Camora à Ksar Boukhari. C’est le frère d’un citoyen kidnappé que nous connaissons et qui est allé à cette prison à la recherche de son parent, qui avait vu mon frère. Ce dernier l’avait chargé d’informer notre père sur son lieu de détention.
Après deux mois, nous avons eu d’autres informations nous confirmant qu’il était passé par cette prison mais qu’il aurait été transféré vers une destination inconnue.
Nous avons écrit une lettre au directeur l’Observatoire des droits de l’homme. Il nous a répondu qu’il avait été tué trois jours après son enlèvement et que son corps avait été jeté devant la porte de sa maison. Je m’inscris en faux contre cela. A aucun moment le corps de mon frère n’a été retrouvé devant notre maison. Bien plus, des témoins détenus à la prison de Camora de Ksar Boukhari l’ont vu plus d’un mois après son enlèvement.
La famille de ce milicien réglait ses comptes avec la population par ce moyen. En ce qui nous concerne c’est B. Abdelkader qui a conduit le groupe armé à notre domicile pour arrêter mon frère. Je suis catégorique.
Ce sont des membres de cette famille qui tuaient les gens qui avaient eu des différents avec eux dans le passé. Avec les armes que la houkouma leur a donné, ils se permettaient de se venger. [14] »
Armés, sans contrôle, protégés par les autorités civiles et militaires de la région et assurés de l’impunité, certains de ces miliciens eurent droit de vie ou de mort sur les citoyens. Le témoignage de cette jeune citoyenne de 20 ans du village de Berbessa (Koléa. Tipaza) en dit long sur leurs pratiques criminelles :
« Tout a commencé en 1995 dans notre village. Un climat d’injustice et de hogra s’est installé dans la région. Des gendarmes venaient régulièrement nous provoquer et nous agresser. Ils nous insultaient et nous lançaient des obscénités. Maintenant, celui qui détient une arme a droit de vie et de mort sur les êtres humains.
Un voisin milicien nommé M. Mohamed nous provoquait souvent. Il arrêtait mes petits frères, les emmenait à la gendarmerie et leur faisait du chantage en leur disant : « Je ne vous libérerai pas avant que votre sour Yamina ne vienne vous prendre ».
La réalité de l’histoire c’est que ce milicien imbu de son arme qu’il exhibait à tout bout de champs voulait se marier avec moi dans le cadre du mariage de jouissance (zaouadj el moutaâ) ce qui est une aberration.
Il est venu une fois à la maison avec son fusil et a menacé de nous tuer tous en nous disant : « vous n’avez aucun droit dans ce pays car vous êtes des terroristes ». Il a répété cela un autre jour à la gendarmerie et devant les gendarmes.
Ce milicien qui était chômeur, faisait des affaires. Il s’est inscrit au RND dès sa création. Les gendarmes étaient avec lui. Ils lui dirent de déposer une plainte contre moi chez le procureur pour me mettre en prison. Ils lui dirent : « Nous les connaissons tous au tribunal, Abdelatif, Belkacem, nous les connaissons, il n’y aura aucun problème pour la coffrer ».
Notre village Berbessa a subi une période d’injustice que nous n’avons jamais connu. De nombreux innocents ont été exécutés sans aucune raison. Des familles ont été massacrées. [15] »
Le 03 février 1996, Boukhenkhouche Lakhdar, chef de la milice de Merouana (Batna) est tué à un barrage routier dressé par un groupe armé d’opposition. En apprenant la nouvelle, ses trois fils, également miliciens se précipitèrent avec leurs armes au domicile de la famille Bouchedda. dont l’un des membres aurait pris le maquis et procédèrent à un véritable carnage tuant Mme Bouchedda Fatiha, Mme Fouhal, Abidri Mostefa, Messaïli Toufik et Messaïli Bachir.
Le 03 août 1997, une bombe explosa devant le local de la milice d’Aïn El Hamra, près de Bordj Ménaïel (Boumerdès), tuant quatre miliciens et en blessant plusieurs autres. Le chef de la milice, G. Rabah, accompagné d’éléments de sa bande se dirigea vers le village et s’attaqua en représailles à des familles dont des membres auraient rejoint les maquis.
Les miliciens ouvrirent le feu sur un garage de mécanique dont le propriétaire était connu pour ses sympathies avec le FIS. Ils tuèrent froidement les citoyens Benmansour Boualem, 39 ans, mécanicien demeurant à Bordj Ménaïel et Bouderba Mohamed, 40 ans, transporteur, demeurant à Aïn El Hamra.
Puis ces mêmes miliciens se dirigèrent vers le domicile de la famille Saâdaoui. dont l’un des membres avait rejoint le maquis. Ils enlevèrent quatre membres de la famille pour les emmener sur le lieu de l’explosion de la bombe. Trois d’entre eux furent alors exécutés en public :
Saâdaoui. Faouzi, 23 ans, étudiant.
Bousaa Azzeddine, 34 ans, beau-frère de Faouzi.
Saâdaoui. Hamoud, 35 ans qui revenait du marché.
Quand à la quatrième victime, S. Aïssa, 32 ans, elle fut criblée de balles et laissée pour morte sur les lieux par les miliciens. Elle a survécu miraculeusement.
Non contente de ce carnage, la bande de miliciens s’est alors rendue à d’autres domiciles qu’elle pilla, saccagea avant de les incendier :
Famille Saâdaoui : Domicile, écurie et animaux brûlés.
Famille Berrached. : pillage puis incendie du domicile.
Famille Ghemati Khaled : pillage puis incendie du domicile.
Famille Tadjer Abdenour : pillage puis incendie du domicile.
Le premier massacre de grande ampleur perpétré par des miliciens et rapporté par la presse est celui d’Ouled Alleug (Blida) où dix-sept femmes et un enfant appartenant à une même famille furent assassinés en mars 1997. Ce massacre créa l’émoi au sein de la population de la région. Cette bande sera arrêtée par les services de sécurité.
La milice des frères Sellami
En mai 1995, nous parvenait l’information d’un des tous premiers massacres effectués par les milices. En effet la milice de Haouch Gros de Boufarik, sous la direction de son chef, Mohamed Sellami, procéda, selon de nombreux témoins à une vendetta dans la localité, massacrant les parents et voisins d’un membre d’un groupe armé (Antar Zouabri, futur chef du GIA). Six personnes dont des vieillards furent lâchement assassinées, au vu et au su de tout le monde et dans l’impunité la plus totale (Achouri Ahmed, 45 ans, Bensassa Belkacem, 47 ans, Bensous Saïda, 60 ans, Bensous Tahar, 75 ans, Saïdoun Abdeslam, 50 ans et Zouabri Mohamed, 80 ans).
La revue Nord-Sud Export notera six ans plus tard de la bouche d’un ancien agent du DRS de Blida :
« Les groupes de patriotes ont aussi joué un rôle majeur dans l’escalade de la violence en Algérie, en éliminant les familles (dont les enfants) de terroristes recherchés (ce serait le cas, selon Tigha, de la famille de Antar Zouabri, émir du GIA), ce qui contribuerait à expliquer le cycle infernal des vengeances impliquant des familles entières. Notons que Ies exactions des patriotes sont toujours selon Tigha, couvertes par les services; ceux-ci n’ont pas hésité à cacher, deux mois durant, dans leurs propres locaux, le responsable du massacre de la famille de Zouabri. [16] »
En 1999, quand le mur de la peur commençait à se lézarder, des membres de la famille de l’une des victimes (Bensassa Belkacem), se présentèrent auprès du regretté Me Mahmoud Khelili, avocat et militant impénitent des droits de l’homme pour lui raconter leur malheur et lui demander d’engager une procédure contre les auteurs connus du crime :
« Bensassa Belkacem est un citoyen de 47 ans, originaire de Médéa, marié et père de 14 enfants, employé dans une entreprise de bâtiment rural de Beni Mered (Blida) et demeurant au domaine Souidani Boudjemaâ de Boufarik.
Le 7 mai 1995, à 17 heures, alors que Belkacem venait de rentrer chez lui, le chef de la milice de Haouch Gros, Mohamed Sellami accompagné de quatre éléments de son groupe, cagoulés se présente à notre domicile et ordonne à Belkacem de sortir et de le suivre, sous le regard de son épouse et de ses enfants. Il sera emmené dans un champ en contrebas, à quelques dizaines de mètres de la maison. Les miliciens intimèrent l’ordre aux membres de la famille de ne pas sortir. Quelques minutes plus tard, plusieurs coups de feu retentirent. Les enfants se mirent à pleurer. Affolés, ils prirent la décision de sortir malgré l’interdiction qui leur avait été signifiée par les miliciens. A peine sortis sur le seuil de la porte, ils furent accueillis par une rafale tirée en l’air par un milicien. Puis les miliciens sont partis sur ordre de leur chef. Son épouse s’est avancée dans le champs et a découvert son mari criblé de balles et gisant dans une mare de sang. Il était encore vivant et respirait difficilement. Aidée de ses enfants, elle le transportera à l’intérieur de la maison. Il perdait beaucoup de sang et agonisait. Il rendra l’âme au milieu de ses enfants. C’était l’époque de la terreur où les miliciens imposaient leur loi dans la région. Ils avaient droit de vie ou de mort sur les habitants. Ni les gendarmes ni la protection civile n’osaient venir. Ce n’est que le lendemain que le corps de la victime sera transporté à l’hôpital de Boufarik pour constater le décès. Un permis d’inhumer sera délivré par le tribunal de Boufarik, sans qu’aucune enquête ne soit diligentée sur les circonstances de la mort alors que les auteurs de ce crime étaient connus. Il ne sera enterré que le 13 mai 1995 au cimetière de la ville. A la même époque d’autres citoyens seront exécutés par le même groupe dont des femmes et des vieillards (Achouri Ahmed, Bensous Tahar et son épouse Bensous Saïda, Saïdoun Abdeslam et Zouabri Mohamed). »
Le chef de cette milice trouvera la mort le 19 décembre 1995 à la cité Miami de Boufarik. Selon la presse de l’époque, il aurait été tué par un groupe armé lors d’une embuscade. Quelques années plus tard, on apprendra qu’il avait été tué accidentellement par un membre de sa bande qui l’avait pris pour un « terroriste » au cours d’un accrochage.
Cet esprit de vendetta se généralisera un peu partout sur le territoire national.
[1] Terme utilisé par Noureddine Khelassi. Le MPR appelle à la guerre civile ? La Nation n° 88. Semaine du 21 au 27 février 1995.
[2] Habib Souaïdia, La sale guerre, Editions La Découverte, Paris 2001, p. 150 .
[3] Communiqué de la LADDH 06 janvier 2002 suite à la condamnation de Hadj Smaïn Mohamed, membre de la LADDH par le tribunal de Relizane à deux mois de prison pour diffamation, suite à la plainte déposée par le chef de la milice.
[4] Yahia Harkat, Igoudjal : la résistance trahie, Le Matin, 31 juillet 2003.
[5] R. Fisk, Militias implicated in Algeria’s reign of terror, The Independent, 14 avril 1998.
[6] Le temps des patriotes (12), Mitidja : l’étincelle Mohamed Sellami. El Watan 23 mars 1996.
[7] Algérie : les révélations d’un déserteur de la sécurité militaire, Revue Nord-Sud Export – n° 427 – 21 septembre 2001- Maghreb et Moyen-Orient.
[8] Quotidien Liberté, 9 mai 1995 repris par Luis Martinez , La guerre civile en Algérie, Karthala, 1998, p. 234.
[9] Nabila K., Après avoir été au charbon. Les Patriotes déçus et peinés, Le Jeune Indépendant, 17 janvier 2001.
[10] Amnesty International, La privatisation du conflit. Le rôle des milices, novembre 1997.
[11] Amnesty International, Algérie, Le silence et la peur (index Al: MDE 28/11/96), novembre 1996.
[12] Terme utilisé dans les spots publicitaires utilisés à la télévision d’Etat pour vanter leurs mérites.
[13] Témoignage recueilli en France en 1996 d’un habitant d’un petit village, in : Luis Martinez, La guerre civile en Algérie, Karthala, 1998, p. 236.
[14] Témoignage recueilli en septembre 1999.
[15] Témoignage recueilli en septembre 1999.
[16] Algérie : les révélations d’un déserteur de la sécurité militaire, Revue Nord-Sud Export – n° 427 – 21 septembre 2001- Maghreb et Moyen-Orient.