Nacera Dutour: « Je ne peux pas dire que c’est Toufik ou Tartag qui ont ordonné de faire disparaître nos proches »
Imad Boubekri, TSA, 21 décembre 2015
Nassera Dutour est porte-parole de l’association des familles de disparus en Algérie, « SOS disparus ». Dans cet entretien, elle revient sur la question des disparus, l’ouverture d’enquêtes sur les disparations forcées…
Les familles de disparus déposent des plaintes pour connaître le sort de leurs proches disparus depuis une vingtaine d’années. Est-ce qu’il y a des plaintes qui ont abouti ?
De la promulgation de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et jusqu’à 2013, les procureurs de la République classaient systématiquement sans suite nos plaintes. Depuis 2014, une trentaine de cas sont en cours d’enquêtes. Certains procureurs généraux, notamment ceux d’Alger, de Médéa et de Boumerdès, ont ordonné aux procureurs de la République de plusieurs tribunaux de rouvrir les enquêtes. Il s’agit d’enquêtes préliminaires qui peuvent ne pas aboutir.
On ne peut pas dire que tous les procureurs ont fermé les dossiers mais jusqu’à maintenant il n’y a jamais eu de suite. Ce que nous avons comme éléments nous parviennent des procureurs et ils disent que les enquêtes sont en cours. Dans certains cas, les procureurs convoquent des témoins et les familles pour les besoins de l’enquête. Ils envoient ensuite le dossier à la police judiciaire pour continuer l’enquête. Pour le moment, aucun dossier n’a dépassé cette étape et aucune plainte n’a abouti. Donc, dire qu’ils ont ouvert des enquêtes sur la question des disparitions forcées c’est beaucoup dire. Il faut prendre ça avec des pincettes. On verra bien s’ils iront jusqu’au bout.
Combien de plaintes ont été déposées ?
Nous avons déposé au moins 5 400 plaintes. Nous avons l’impression qu’il y a une ouverture timide ces derniers mois. En ce qui me concerne, je renouvelle chaque année la plainte dans le cas de mon fils disparu. Lorsque j’ai eu des informations que mon fils serait en détention à Ouargla, j’ai renouvelé ma plainte mais je n’ai jamais eu de réponse. Je vais cesser de le faire auprès du procureur, je vais me constituer en tant que partie civile et m’adresser directement au juge d’instruction.
Vous déposez des plaintes contre qui ?
On dépose des plaintes contre X ou contre des agents de l’État. On a même déposé des plaintes contre des agents de l’État identifiés par les familles ou des témoins. Ce que je trouve bizarre ces derniers temps c’est le fait que certains procureurs généraux ordonnent à des Parquets de rouvrir des enquêtes dans certains dossiers. Dans l’affaire de Benjaâl, c’est nous qui avions écrit au procureur général d’Alger qui a ensuite ordonné de rouvrir le dossier car le procureur de Sidi M’hamed avait classé l’affaire et ne voulait rien entendre. Il évoque à chaque fois la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. C’est un peu bizarre parce que la tendance politique actuelle est de dire qu’il n’y a pas eu de disparus et que le dossier est clos.
Pensez-vous que ces enquêtes ont une relation avec cette « guerre de clans » dont parlent les observateurs ?
On peut imaginer ça. Mais je n’ai aucun élément qui prouve cette thèse. On peut imaginer que grâce aux luttes intestines à l’intérieur du pouvoir on aura un jour la vérité. Le déclic peut venir de là. Quelqu’un, peut-être, finira par céder ou faire une erreur qui fera avancer le dossier. Actuellement, toutes les plaintes que nous avons déposées depuis 2014 sont en cours d’enquête selon les procureurs. Alors que bien avant cela, les mêmes procureurs nous fermaient la porte au nez et nous disaient que nous avons qu’à prendre les indemnisations. Jusqu’en 2013, ils nous disaient que la Charte pour la paix et la réconciliation nationale a réglé le problème.
Et pourtant, un texte d’application de cette Charte datant de 2006 interdit les poursuites judiciaires contre les agents de l’État…
Oui selon ce texte, nul n’a le droit de déposer plainte contre les agents de l’État. Mais personne ne peut nous enlever le droit à la vérité. C’est un droit indéniable. L’Algérie a ratifié les Conventions internationales relatives aux droits civils et politiques. Dans certains pays, malgré les lois d’amnisties, des généraux ont été jugés et condamnés.
Vous accusez qui ?
On peut dire que tous les corps constitués de l’État ont été impliqués dans ces disparitions forcées. Maintenant qui a ordonné et qui a été derrière cette politique de terreur ? Je pense que ce sont ceux qui détenaient les rênes du pouvoir à l’époque. Je ne peux pas dire que c’est Toufik ou Tartag qui ont ordonné ça. C’est tout l’appareil politique qui était derrière cette politique. On ne peut pas faire disparaître 6 400 personnes, selon les chiffres officiels, par des agents qui ont désobéi à leurs chefs.
Avez-vous encore de l’espoir ?
Oui, on a encore de l’espoir. C’est un peu ténu après tant d’années, mais on ne lâche pas. On continue de suivre les dossiers dans lesquels les procureurs généraux ont ordonné des enquêtes. Par ailleurs, je sais que même les pouvoirs du procureur général sont limités. D’ailleurs, il y a un procureur qui a dit à une mère de disparu, qu’il ne peut rien faire pour elle du moment qu’il n’a pas reçu l’ordre d’en haut. On a décidé de faire un rassemblement chaque mois devant l’APN pour exiger aux députés d’ouvrir un débat sur la question des disparus au sein de l’Assemblée. Il faut qu’ils jouent leur rôle. On les interpelle depuis le 29 septembre dernier pour dire que le dossier n’est pas clos. La Charte pour la paix et la réconciliation nationale accorde l’impunité aux agents de l’État qui ont fait disparaître des personnes dans les années 90, mais je suis convaincue qu’il ne peut y avoir d’État de droit sans la vérité et la justice dans le dossier des disparus.