Disparitions forcées de MM. Djamel et Mourad CHIHOUB en mai et novembre 1996
Genève, le 15 février 2012
Le Comité des droits de l’homme des Nations unies vient de condamner l’Algérie dans deux affaires de disparitions forcées. En novembre 1994, M. Kamel Djebrouni, âgé de 31 ans, a été arrêté à son domicile à Alger par un groupe de militaire. Il n’a jamais été revu. En mai et en novembre 1996, les frères Djamel et Mourad Chihoub ont l’un après l’autre été arrêtés à leur domicile à Baraki (banlieue d’Alger). Djamel avait 19 ans, Mourad 16 ans. Ils n’ont jamais été revus.
Les familles Djebrouni et Chihoub ont tout entrepris pour retrouver leurs proches. Les autorités judiciaires, politiques et administratives ont notamment été saisies des dossiers. Cependant, aucune enquête n’a été ouverte et aucun responsable poursuivi.
Dans deux décisions distinctes (Djebrouni c. Algérie et Chihoub c. Algérie), le Comité des droits de l’homme retient que l’Algérie, en faisant disparaître Kamel Djebrouni ainsi que Djamel et Mourad Chihoub, a violé de nombreux droits garantis par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, l’une des conventions les plus importantes des Nations unies, notamment le droit à la vie et celui de ne pas être soumis à la torture ou à des mauvais traitements. L’Algérie a également, ce faisant, infligé à la famille des trois disparus un traitement inadmissible, en raison de l’angoisse et de la détresse qu’elle leur a fait subir.
Le Comité demande notamment à l’Algérie de «mener une enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition» de Kamel Djebrouni et de Djamel et Mourad Chihoub. L’Algérie doit également «fournir à [leur] famille des informations détaillées quant aux résultats de son enquête», de les libérer immédiatement s’ils sont toujours détenus au secret ou de restituer leur dépouille à leur famille en cas de décès. Le Comité insiste par ailleurs sur l’obligation qu’a l’Algérie de «poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises». L’Algérie doit également indemniser de manière appropriée les familles de victimes pour les violations subies.
En particulier, le Comité rappelle qu’en matière de torture, d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées, les autorités judiciaires algériennes ne devraient pas appliquer l’Ordonnance n°06-01 (adoptée suite à l’acceptation de la «Charte pour la paix et la réconciliation nationale» en 2005), qui accorde une impunité complète aux auteurs des pires violations commises durant la guerre.
TRIAL a exprimé sa grande satisfaction suite à ces nouvelles décisions du Comité condamnant l’Algérie. Pour Philip Grant, directeur de l’organisation, «En Algérie l’impunité pour les crimes commis durant la guerre civile est absolue. Aucun responsable n’a en effet jamais été poursuivi. Les Nations unies viennent sèchement lui rappeler qu’un tel système, même consacré par la loi, viole de manière inadmissible le droit international». M. Grant a ajouté que «la communauté internationale doit enfin exiger que l’Algérie respecte les conventions qu’elle a ratifiées. Les familles des trois disparus, comme celles des milliers de personnes attendant encore de connaître le sort de leurs proches, ont droit à ce que justice leur soit rendue».
Contexte
Ces deux affaires sont les troisième et quatrième traitées par TRIAL qui donnent lieu à une décision. En mai et juin 2011, le Comité des droits de l’homme et le Comité contre la torture avaient déjà condamné l’Algérie pour une affaire de disparition forcée, respectivement un cas de décès sous la torture. Quatorze autres cas sont actuellement pendant devant le Comité des droits de l’homme et le Comité contre la torture sur l’Algérie.
Au total, TRIAL est actuellement en charge de plus de 70 affaires devant différentes instances internationales (Cour européenne des droits de l’homme, Comité des droits de l’homme et Comité contre la torture), concernant des affaires de disparitions forcées, d’exécutions extrajudiciaires et de torture en Algérie, Bosnie-Herzégovine, Burundi, Libye et Népal.
Disparitions forcées de MM. Djamel et Mourad CHIHOUB en mai et novembre 1996
Trial,
L’affaire
En août 2008, TRIAL a saisi le Comité des droits de l’homme des Nations Unies d’une communication individuelle pour le compte de Taous Djebbar et Saadi Chihoub, agissant au nom de leurs fils, Djamel et Mourad Chihoub. Djamel Chihoub, dans un premier temps, puis son frère Mourad, six mois plus tard, ont été arrêtés par des éléments de l’armée algérienne et sont portés disparus depuis. Ces cas s’insèrent dans le contexte plus large des disparitions de milliers de citoyens algériens aux mains de l’armée et des différentes forces de sécurité du pays entre 1992 et 1998.
Djamel et Mourad Chihoub ont été arrêtés à leur domicile par des militaires de la caserne de Baraki, respectivement le 16 mai 1996 à 8 heures du matin et le 13 novembre 1996 vers 23 heures. Les circonstances de l’arrestation de Djamel Chihoub montrent que celui-ci n’a été emmené qu’afin de faire pression sur son frère aîné Saïd, suspecté d’avoir rejoint le FIS, pour que ce dernier se livre aux autorités. L’enlèvement de Mourad Chihoub, âgé de seulement 16 ans, est intervenu après le décès de Saïd et malgré le fait que le propre officier en charge au moment de son arrestation ait reconnu n’avoir aucun indice d’une quelconque implication de la victime dans des activités illicites.
Depuis leurs arrestations, et malgré des efforts constants, les proches des disparus n’ont pas réussi à obtenir de renseignements officiels sur leurs sorts.
Les membres de la famille Chihoub, et en particulier les parents des victimes, se sont adressés à toutes les institutions compétentes pour retrouver les disparus et les placer sous la protection de la loi. Notamment, le Procureur général de la Cour d’Alger, averti par la famille des agissements délictueux subis par les deux frères, n’a diligenté aucune poursuite et n’a pas cherché à obtenir plus de renseignements sur les circonstances des deux disparitions. Le juge d’instruction d’El Harrach, quant à lui, a formellement initié une procédure qui s’est soldée par une décision de non-lieu en l’état, ceci sans avoir effectué aucune enquête raisonnablement complète et alors que la famille avait fourni l’identité des principaux responsables des disparitions.
La famille s’est également tournée vers plusieurs institutions gouvernementales et administratives, dont le Président de la République, le Médiateur de la République, le Ministre de la justice et l’Observatoire National des Droits de l’Homme (ONDH), sans résultat.
De surcroît, les proches des disparus se trouvent confrontés, depuis la promulgation de l’Ordonnance n°6/01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, en février 2006, à l’interdiction légale de recourir à toute instance judiciaire, au risque d’encourir une peine de prison. Par ailleurs, toute juridiction algérienne est tenue de se dessaisir face à de telles affaires.
Les auteurs de la communication demandent au Comité des droits de l’homme de reconnaître que Djamel et Mourad Chihoub ont été victimes d’une disparition forcée, un crime qui porte atteinte aux droits les plus fondamentaux, tels que garantis par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le Pacte). Ils demandent que soient reconnues la violation des articles 2 § 3, 6 § 1, 7, 9 §§ 1, 2, 3 et 4, 10 § 1, 16, 17 § 1 et 23 § 1 du Pacte sur la personne des deux frères Chihoub ainsi que, dans le cas de Mourad, qui était mineur au moment des faits, celle de 24 § 1 du Pacte, de même qu’une violation envers eux-mêmes des articles 2 § 3, 7 et 23 § 1 du Pacte, pour les souffrances psychologiques endurées par tant d’années d’incertitude sur le sort de leurs fils et le manquement au devoir de l’Etat de protéger la famille.
La procédure est actuellement en cours devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies.
Le contexte général
7’000 à 20’000 personnes, selon les différentes sources ont été arrêtées ou enlevées par les services de sécurité algériens, tous corps confondus, ainsi que par les milices armées par le gouvernement entre 1992 et 1998 et sont portées disparues.
A ce jour, aucune des familles des victimes de disparitions forcées n’a reçu d’information sur le sort de leurs proches, aucune enquête n’a jamais été ouverte à la suite des plaintes et démarches qu’elles ont effectuées, et, bien que les auteurs et les commanditaires de ces crimes soient connus, aucun d’entre eux n’a jamais été poursuivi ou inquiété.
La décision
Au mois de décembre 2011, le Comité des droits de l’homme a communiqué sa décision (appelée « constatations » dans le jargon onusien).
Le Comité a retenu que l’Algérie avait violé les articles 6 § 1, 7, 9, 10 § 1 et 16 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, individuellement ou en lien avec l’article 2 § 3 du Pacte, à l’égard de Djamel Chihoub et Mourad Chihoub, ainsi qu’une violation additionnelle de l’article 24 vis-à-vis de Mourad Chihoub, mineur au moment des faits.
Le Comité constate par ailleurs une violation de l’article 7 du Pacte, individuellement et conjointement avec l’article 2 § 3, en ce qui concerne les parents des deux victimes.
Le Comité a notamment enjoint l’Algérie de «mener une enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition de Djamel et Mourad Chihoub», de «fournir à la famille des informations détaillées quant aux résultats de son enquête», de les libérer immédiatement s’ils sont toujours détenus au secret ou de restituer leur dépouille à la famille en cas de décès. Le Comité insiste par ailleurs sur l’obligation qu’a l’Algérie de «poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises». L’Algérie doit également indemniser de manière appropriée la famille des victimes pour les violations subies.