Les déportés des camps du Sud, une plaie qui continue de saigner

Algeria-Watch, 26 juillet 2010

Camps d’internement, camps de concentration, camps de la honte, camps de la mort. Cette décision d’ouvrir des « centres de sûreté » après le coup d’Etat du 11 janvier 1992 n’est pas une bavure que la mémoire collective algérienne effacera avec le temps. Au contraire, elle s’insère à la fois dans une continuité historique qui remonte à la période coloniale et elle marque de surcroît le déclenchement d’une répression féroce à partir de janvier 1992 qui fera 200 000 morts, prés de 20 000 disparus, des dizaines de milliers de torturés, des centaines de milliers de déplacés, etc. A ce jour, aucun de ces drames n’est véritablement reconnu par le pouvoir algérien, à ce jour, les auteurs de ces crimes n’ont pas été jugés.

Des camps avaient déjà été mis en place lors de la répression qui s’est abattue sur les grévistes du FIS en juin 1991. Lors de ce mouvement de protestation déclenché par un parti encore légal à ce moment, plusieurs places de la capitale avaient été occupées avec l’aval des autorités. Le commandement militaire toutefois, profitant de cette « insurrection », « démet » le gouvernement réformiste de l’époque, fait instaurer l’état de siège et promulguer plusieurs décrets exécutifs qui octroient les pleins pouvoirs à l’armée lui permettant notamment d’interner des milliers de personnes dans des camps de concentration.

L’article 4 du décret présidentiel n°91-196 du 4 juin 1991 instaurant l’état de siège prévoit le placement dans un centre de sûreté. Ali Yahia Abdenour dira: « Dans son article 4, ce décret prévoit l’internement administratif. Cela veut dire que le wali, assisté d’une petite commission composée d’un commissaire de police, d’un représentant de la gendarmerie ou de l’armée et de deux personnes, peut mettre un Algérien en prison. [?] Beaucoup plus grave : le recours contre un internement administratif ne se fait pas devant la justice, mais devant l’autorité administrative supérieure. Ainsi, lorsque c’est le wali qui a pris la décision, le recours se fait devant le ministère de l’Intérieur. Alors que normalement c’est la justice seule qui doit trancher [?]. »(1) Près de 300 personnes auraient été internées dans ces camps situés dans le Sahara.

Au vu de l’ampleur des déportations à peine six mois plus tard, il est possible d’avancer qu’en ce mois de juin 1991 la mise en place de camps fait figure de test.

Le décret 92-44 du 9 février 1992 instaurant l’état d’urgence à partir du 9 février 1992 prévoit dans son article 5: « Le ministre de l’Intérieur et des collectivités locales, peut prononcer le placement en centre de sûreté, dans un lieu déterminé, de toute personne majeure dont l’activité se révèle dangereuse pour l’ordre et la sécurité publics et le fonctionnement des services publics. Les centres de sûreté sont créés par arrêtés du ministre de l’Intérieur et des collectivités locales. »

Rappelons que le décret d’état d’urgence a été signé par Mohamed Boudiaf, président du Haut comité d’Etat, organe non prévu par la Constitution et installé par le commandement militaire après son putsch. Boudiaf est lui-même été assassiné quelques mois plus tard, probablement sur ordre de ceux qui ont décidé de le « faire » Président.

Le 10 février 1992, plusieurs arrêtés sont signés par le ministre de l’Intérieur de l’époque, général Larbi Belkheir, permettant l’ouverture des centres de Reggane (wilaya d’Adrar / 3e région militaire), de Ain Salah (wilaya de Tamanrasset / 6e région militaire) et de Ouargla (4e région militaire). En tout, 11 centres ont été installés, tous situés en plein désert. L’article 3 de l’arrêté interministériel du 10 février 1992 établit que ces centres sont placés sous la direction de l’autorité militaire. Cette mesure est renforcée par un autre arrêté, daté du 11 février 1992, portant délégation de signature aux walis (préfets) en matière de placement en centre de sûreté de toute personne majeure dont l’activité s’avère – selon l’article 1 – dangereuse pour l’ordre public, la sécurité publique ou le bon fonctionnement des services publics. L’article 2, quant à lui, précise que : « Les mesures de placement dans un centre de sûreté interviennent après avis de l’organe visé à l’article 7 de l’arrêté interministériel du 10 février 1992 susvisé. »

L’organe en question n’est autre qu’un comité militaire mixte, composé du chef du secteur militaire, du commandant du groupement de gendarmerie nationale et du chef de sûreté de wilaya (art. 7). Il a les mêmes attributions que les commandants des régions militaires et le commandant des forces terrestres (art. 4).(2)

Le décret exécutif n°92-75 du 20 février 1992, signé par le chef du gouvernement Sid Ahmed Ghozali, fixe les conditions de placement dans les centres d’internement. Il indique clairement le caractère préventif de cette mesure :
« Art 2 : Le placement dans un centre de sûreté est une mesure administrative à caractère préventif qui consiste à priver toute personne majeure dont le comportement est susceptible de compromettre dangereusement l’ordre et la sécurité publics ainsi que le bon déroulement des services publics, de sa liberté d’aller et venir en plaçant dans un des centres, créés par arrêté du ministre de l’Intérieur et des collectivités locales ».

Combien de personnes ont été internées? Aucun chiffre officiel fiable n’a été indiqué, les associations de défense des droits de l’homme estiment le nombre d’hommes ayant passé entre quelques semaines et jusqu’à 4 ans dans ces camps entre 10 000 pour les unes et 24 000 hommes pour les autres. Sont internés des cadres et des responsables du FIS (Front islamique du salut) qui administrent à cette époque une majorité de communes et de wilayas, des militants ou des fidèles se rendant à la mosquée. Raflés à leurs domiciles, lieux de travail ou dans la rue, ils ont été détenus au secret et maltraités avant d’être jetés dans des avions militaires et déportés dans le désert, sans n’avoir jamais été ni présentés devant un juge, ni condamnés. Certains ont été emprisonnés dans plusieurs camps, supportant des conditions d’internement des plus dures, ne disposant pas suffisamment d’eau et de nourriture, étant à la merci des humeurs de gardiens qui se vengeaient sur les détenus d’avoir été affectés à ces endroits.

Les difficultés de ces déportés ne s’arrêtent toutefois pas à leur sortie des camps. La plupart sont contraints de se présenter régulièrement à la police, sont surveillés de près, arrêtés à nouveau, emprisonnés, certains disparaissent. D’autres ont perdu leur travail, ne peuvent prouver où ils ont passé la période d’internement car aucune administration ne leur délivre d’attestation. Mais surtout, s’ils ont passé deux, trois ou quatre ans loin des événements qui ont fait basculer l’Algérie dans l’horreur, ils sont à leur retour marginalisés, portant le stigmate de « terroriste » et bannis de la vie professionnelle et sociale.

Aujourd’hui, des centaines d’ex-internés souffrent de pathologies liées au fait qu’ils étaient exposés lors de leur internement à des taux de radioactivité très élevés, conséquence des essais nucléaires effectués par les Français entre 1960 et 1967 sur ces sites.

A ce jour, l’Etat ne reconnaît pas les problèmes de cette catégorie de personnes victimes de ce qui est désigné officiellement de « tragédie nationale ». Alors que les textes de loi régissant la politique de réconciliation nationale évoquent certaines catégories de victimes dans le but notamment d’absoudre les responsables, celle des ex-internés des camps de concentration est à ce jour occultée. Ils ne bénéficient donc d’aucune indemnisation.

Le Comité de défense des ex-internés des camps de sûreté (CDICS) s’est constitué pour la reconnaissance officielle de la détention illégale dont ont été victimes les ex-déportés et pour l’octroi de réparations. Le 6 août 2009, une plate-forme de revendications a été rendue publique par le porte parole du Comité, M. Nourredine Belmouhoub:
1. Inclure les ex-internés des camps du Sud dans les textes de la Charte dite pour la paix et de réconciliation nationale.
2. L’ouverture des registres détenus par les 48 wilayates, et délivrance aux ex-internés une attestation de présence dans l’un des camps pour éviter toute intrusion.
3. Indemniser en premier lieu les veuves et les orphelins des ex-internés décédés.
4. Réintégration des ex-internés ayant perdu leur emploi, prendre en considération les années non déclarées à la caisse des retraites et régulariser la situation des personnes internées ayant perdu leur commerce en raison de leur internement.
5. Indemniser toutes les personnes ayant fait l’objet d’un internement arbitraire dans les camps du Sud, qui en font la demande.
6. Assurer une couverture médicale à tous les ex-internés portant des stigmates dus à leur internement, en particulier ceux de In M’guel, Reggane et Oued namous.
7. Lever toute restriction portant atteinte au Droit à la libre circulation (refus de délivrance de passeport) et suppression des fichiers de police et de gendarmerie concernant ces internements.

Afin d’exposer la situation de ces ex-internés, Algeria-Watch publie ce dossier composé de:

– une interview écrite avec Nourredine Belmouhoub, porte parole du Comité de défense des ex-internés des camps de sûreté (CDICS)

– Une liste de près de 900 ex-internés établie par le CDICS

– Un document répertoriant de manière non exhaustive les harcèlements subis par des ex-internés

– Camps du sud : Les internés n’ont pas oublié (article d’El Watan du 3 octobre 2009)

—————

Notes

1. Algérie Actualité, semaine du 11 au 17 juillet 1991, p. 9.

2. Pour plus de précisions nous recommandons le rapport publié par le Comité Justice pour l’Algérie présenté au Tribunal permanent des peuples en mai 2004: Yahia Assam, Les instruments juridiques de la répression, http://www.algerie-tpp.org/tpp/pdf/dossier_15_instruments_juridiques.pdf