Juin 1991 : le premier coup d’État
Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Extrait de : Françalgérie, crimes et mensonges d’États. Histoire secrète, de la guerre d’indépendance à la « troisième guerre » d’Algérie , La Découverte, Paris, 2004, chapite 9.
L’échec de la grève du FIS
Lorsque le principe de la grève est discuté au sein du majlis ech-choura du FIS le 23 mai 1991, le débat est houleux et Abassi Madani n’arrache un accord que pour une grève de trois jours, nous explique Mostafa Brahami1. L’appel à la grève illimitée, à partir du 25 mai, qui sera finalement lancé par Madani a donc dû surprendre même ses partisans. Cette surprise est d’ailleurs celle de la grande majorité des Algériens, peu pressés de suivre une initiative dont ils ne s’expliquent ni la logique ni l’opportunité.
Après deux jours de grève, le bilan est calamiteux pour le FIS. Pour Yves Heller du Monde, « mis à part quelques affiches qui appelaient au mouvement, rien n’indiquait qu’une grève générale ait lieu2 ». Des éboueurs qui dépendent des municipalités islamistes, quelques établissements scolaires et de rares petites entreprises ont suivi. Hormis ceux-là, le monde du travail n’a pas répondu à l’appel ; pis, des débrayages prévus de longue date, comme celui des aiguilleurs du ciel, sont suspendus dès que commence la grève du FIS. L’échec est flagrant…
C’est alors, indique Abed Charef, qu’en fin d’après-midi du dimanche 26 mai, « la grève prend une autre tournure. Une grande manifestation se déroule au centre d’Alger, avec la première apparition de manifestants défilant au pas, tels des commandos, et des “Afghans” portant la tenue de moudjahidine. Les groupes les plus radicaux, comme El-hijra wa Takfir, sont restés longtemps à l’écart du FIS et ne croient pas aux élections. Ils ne l’ont rejoint qu’à l’occasion de cette grève, pour s’en séparer après3 ».
Le 26 mai, les dormeurs qui campent sur les places du centre de la capitale ne sont qu’une poignée, note Amine Touati : « Trois cents à la place des Martyrs, quatre cents celle du Premier mai, trois cents à El-Harrach, soit un millier de personnes qui, visiblement, ne sont pas de la ville et n’ont nulle part ailleurs où dormir. Le vrai noyau dur du FIS est là, parmi ces gens qui ont répondu présent dès le premier jour, au mépris de la fatigue et, parfois, de la faim4. » Mille personnes isolées, perdues dans une ville qui leur est plutôt hostile, jusqu’à ce que…
Le 31 mai, l’incertitude prédomine parmi les dirigeants. Lors de son prêche à la mosquée de Kouba, le ton d’Ali Benhadj est défaitiste : il appelle, écrit El-Moudjahid, « ses partisans à la “patience et à la persévérance” et a souligné la “nécessité d’un État islamique” sans annoncer de manière formelle la reconduction du mot d’ordre de grève générale. […] De son côté, le cheikh Abassi Madani, qui s’exprimait également à Kouba d’une voix lasse et monocorde, a pratiquement passé sous silence le mot d’ordre de grève générale illimitée5. »
Mais ce découragement ne doit pas tout à l’échec de la grève. De graves dissensions secouent en effet le FIS, qui s’étalent maintenant dans la presse. « Le SIT, syndicat islamiste, appelle, jeudi 27 mai en fin de matinée, à une grève générale à partir du 1er juin, comme si la précédente n’avait jamais eu lieu », notent les correspondants du Monde6. Le 29 mai, selon le quotidien officiel El-Moudjahid, un communiqué attribué au majlis ech-choura du parti islamiste qualifie la grève de « complot contre la nation », visant à l’« anéantissement du FIS et de ses acquis » et « appelle tous les frères attachés à leur religion et à leur patrie à éviter le complot ourdi par les ennemis intérieurs et extérieurs de la nation et de reprendre leurs activités7 ». Le texte prend à partie Abassi Madani, qu’il accuse d’être une de ces « personnes qui travaillent pour le régime » ou qui, involontairement, auraient agi selon un « plan établi par les autorités et leurs complices ». Abassi Madani s’indigne, attribuant ce document aux moukhabarate, c’est-à-dire le DRS, tandis qu’Ali Benhadj affirme : « Ce communiqué du majlis est un faux, puisque je n’ai pas été averti8. »
C’est là encore un grand classique des coups (très) tordus de la SM (devenue DRS) « façon Belkheir » : ses agents infiltrés dans les rangs de l’adversaire accusent celui-ci des turpitudes dont ils sont les premiers responsables. Mais si l’aventure tourne au vinaigre pour les leaders islamistes, Larbi Belkheir n’est pas mieux gâté. Car l’objectif pour lui est de mettre fin au processus électoral en amenant les islamistes, par leur grève, à créer un climat insurrectionnel qui justifierait le recours à l’armée, tel que préconisé par le « Plan B » de Khaled Nezzar. Or, les membres du majlis ech-choura auteurs de cet article — El-Hachemi Sahnouni, Ahmed Merrani, Bachir Lefkih, Mohamed Kerrar et Saïd Guechi — travaillent comme on l’a vu pour le compte du DRS. Belkheir table-t-il à cet instant sur l’échec de la grève et tente-t-il par cette sortie d’éliminer le duo Madani-Benhadj, espérant donner le contrôle du FIS à des hommes qui lui sont acquis, amorçant un scénario alternatif à celui envisagé initialement ? Sans doute. Sauf que, face à ces accusations venant d’individus qu’il sait collaborer avec le DRS, Abassi Madani réagit de façon imprévisible — et contraire aux souhaits de ses adversaires — en reconduisant d’une semaine une grève moribonde. Cette décision réactive le scénario initial, avec l’inconvénient supplémentaire pour Larbi Belkheir d’avoir forcé les hommes du majlis qui lui sont acquis à se dévoiler publiquement.
Le vainqueur à ce stade semble être le Premier ministre Mouloud Hamrouche, qui peut espérer un dénouement de la crise pour lancer la campagne électorale qui doit débuter le 2 juin.
Le coup d’État
Fidèle à une stratégie qui lui a réussi jusque-là, consistant à faire jouer les moyens légaux, Mouloud Hamrouche table sur le pourrissement du mouvement de grève et sur le rejet qu’il suscite auprès de la population, évitant l’engrenage répressif. Et le procédé est payant : « Chaque jour qui passe laissait apparaître [les grévistes] un peu plus isolés, sortes de martiens hirsutes courant les rues d’une ville qui les regardait passer en étrangers », notent les correspondants du Monde, ajoutant que « M. Hamrouche devrait logiquement capitaliser à son profit ce qui apparaît comme la première défaite des intégristes algériens ».
Abed Charef évoquera de son côté « les habitants de la place du 1er Mai et les malades de l’hôpital Mustapha tout proche [qui se plaignent] de l’agitation permanente, de l’amoncellement des ordures et des haut-parleurs qui diffusent jusque tard dans la nuit. […] La rue commence aussi à gronder, face aux perturbations et à l’inquiétude des parents d’élèves, à l’approche des examens9 ». Jusque-là atones, certains secteurs de la société civile commencent à s’organiser démocratiquement pour contrer les islamistes. Les professeurs des instituts de Caroubier se mobilisent, de même que leurs collègues de l’université de Bab-Ezzouar, pour condamner la grève politique. Un mouvement que la presse ignore « et que les services de sécurité réprimeront10 », indiquera Amine Touati.
Pour Abassi Madani, il est urgent maintenant de mettre fin à la grève mais, autant que faire se peut, sans connaître la disgrâce totale. Une brève rencontre entre lui et le Premier ministre (le 30 mai) semble déboucher sur des perspectives de règlement du conflit. Soucieux d’éviter aux leaders islamistes une trop grande humiliation, Mouloud Hamrouche leur accorde quatre places où doivent se cantonner les rassemblements. C’est un pas réel vers la sortie de crise — avec en prime pour Hamrouche un incontestable déclin des islamistes, à quatre semaines d’un scrutin décisif. Pour couronner le tout, le FMI déclare son intention de débloquer 405 millions de dollars au profit de l’Algérie. Bref, une issue démocratique semble à portée de la main.
Pour le clan Belkheir, l’heure est grave, d’autant que des pourparlers secrets se poursuivent entre Mouloud Hamrouche et Hocine Aït-Ahmed, pour former une coalition de gouvernement qui naîtrait des urnes. Avec l’accord du gouvernement, le leader du FFS lance un appel à manifester pacifiquement le jeudi 6 juin, « pour dénoncer les manœuvres du pouvoir et celles du FIS11 ». Tout le monde a en mémoire le demi-million de personnes marchant un an plus tôt à Alger pour la paix, pour la démocratie, aux cris de « Ni pouvoir militaire, ni pouvoir à l’intégrisme ! ». Une telle marche se rééditerait que cela vaudrait presque mandat pour Mouloud Hamrouche de faire aboutir le processus démocratique. Dès lors, pour le clan Belkheir, l’échéancier est fixé. Le « dénouement » doit intervenir avant cette date fatidique du 6 juin où est prévue la marche des démocrates…
Le 30 mai, la fièvre s’empare soudain de la ville. Plusieurs camions appartenant à l’État provenant de Médéa et de Bouira ramènent des renforts islamistes. Les convois « ont fait le voyage de nuit, puis ont été regroupés à l’intérieur de la mosquée Ibn-Zeïd de la cité Concorde, à Birmandreis », indique Amine Touati12. « Rien qu’avec cette fournée, Alger comptera ainsi mille manifestants de plus. » Pour la première fois, le 2 juin, apparaissent des hommes en tenue militaire, les adeptes d’El-hijra wa Takfir, « armés de coutelas et de barres de fer13 ». De folles rumeurs se propagent : ces derniers « négocieraient avec Benhadj l’accord pour exercer des violences contre les commerçants récalcitrants ».
Au même moment, à la présidence, commence un ballet incessant : Chadli convoque le général-major Abbas Ghézaïel, chef de la gendarmerie, le général Larbi Belkheir, son chef du cabinet, Aït-Chaâlal, son conseiller politique… Abdelhamid Mehri, secrétaire général du FLN, annonce que le FIS revoit ses exigences à la baisse. Toufik Médiène, chef du DRS, demande à prendre contact avec les dirigeants islamistes par son biais14.
Mouloud Hamrouche s’emploie à rassurer le président, tandis que le général-major Khaled Nezzar travaille à l’inquiéter : il arrive à son bureau cassettes vidéo à la main, montrant « des fourgons de police attaqués par des jets de pierres, des manifestants affrontant des policiers, des citoyens en proie aux effets des gaz15 ». Alors que les autres protagonistes préconisent de traiter le problème de façon politique, lui insiste pour décréter l’état de siège.
Dérouté, le président annonce son intention de rencontrer Abassi Madani le jour même, 2 juin, à 23 heures, par l’entremise de Toufik Médiène. Il informe ses interlocuteurs qu’il a préparé une allocution télévisée, ajoutant que le décret d’état de siège est à la signature et que si rien de nouveau ne vient débloquer la situation, ce décret sera signé et mis à exécution dans les jours qui viennent.
Et ce 2 juin, alors que la grève trouve le fil certain de son règlement, le président prononce un discours où il annonce le début de la campagne électorale. Puis, sans doute sous la dictée de Larbi Belkheir, le rédacteur en chef de ses interventions publiques, il fustige les « fauteurs de troubles » et remercie les citoyens de ne pas s’être laissés entraîner par les « éléments perturbateurs ». C’est décidément une habitude pour le président — comme durant la crise du Golfe — de fournir aux islamistes les stimulants qui les sauvent de la noyade.
La mobilisation connaît soudain un regain de dynamisme, et certains des scénarios troubles des événements d’Octobre se renouvellent. Abed Charef évoquera le témoignage d’un journaliste qui assistait, « le 3 juin, à une manifestation encadrée par des hommes qui ne sont visiblement pas du FIS. Il est ensuite témoin, près de la place du 1er Mai, à Alger, d’une fusillade : les hommes qui tirent, jeunes, apparemment bien entraînés, ne sont pas de la police16 ». Des « voitures banalisées » apparaissent, d’où des hommes armés tirent sur la foule avant de s’évanouir dans la nature17. Des militants du FIS filment ces tireurs occultes : ils déposeront plus tard « au tribunal des cassettes vidéos qui montrent des voitures banalisées sortant du commissariat central d’Alger se dirigeant vers les places publiques et desquelles partent des tirs. Des copies de ces films ont été remises au tribunal militaire à l’occasion du procès des dirigeants du FIS. Elles ont ensuite disparu du dossier1 ». Elles seront également remises au Premier ministre Ghozali(qui niera les avoir reçues). Louisa Hanoune, la présidente du Parti des travailleurs, exhibera quant à elle des numéros d’immatriculation de voitures banalisées d’où émanent les tirs provocateurs. Aucune suite ne sera bien sûr jamais donnée.
Quant aux extrémistes de El-hijra wa Takfir et autres radicaux qui parasitent les rassemblements, les leaders du FIS tentent, plus ou moins fermement, sinon de les contenir, du moins de s’en démarquer. Ainsi, lorsqu’ils essaient de reprendre l’initiative en organisant eux-mêmes une marche d’étudiants de la fac centrale à la place des Martyrs, ils constatent rapidement que leur cortège est perturbé par d’étranges individus. Un animateur « prend la parole et appelle les citoyens à s’éloigner des “militaires” qui essaient de s’infiltrer dans le mouvement de grève pour le faire déraper », raconte Amine Touati18.
C’est le 3 juin que Mouloud Hamrouche commet sans doute sa principale erreur. En apprenant la décision du commandement militaire de faire évacuer de force les places publiques d’Alger (prise dès le 1er juin, d’après Amine Touati), il rédige une lettre de démission de son gouvernement, qu’il remet au président, non pas comme une décision ferme de sa part, mais — affirmera-t-il en 2002 sur la chaîne qatari Al-Jazira — comme une carte entre les mains du président, à jouer en son âme et conscience pour le salut du pays, au moment de son choix. Ce geste de Mouloud Hamrouche ne manque pas de noblesse, mais Chadli n’a hélas ni l’intelligence, ni la conscience, et encore moins l’autorité pour s’en servir à bon escient. La démission du Premier ministre est la clé qui permettra de faire apparaître le coup d’État en cours comme une opération « légale ». Larbi Belkheir n’en espérait pas tant.
Car la tâche de ce dernier s’est d’un coup trouvé simplifiée, son principal adversaire s’étant retiré tout seul. Ne reste que Chadli, désormais isolé. D’ailleurs, sans attendre la signature du décret de l’état de siège, Khaled Nezzar le met devant le fait accompli en envoyant, en plein milieu de la nuit du 3 au 4, la gendarmerie évacuer les places publiques. Selon Amine Touati, les « dormeurs » des places ne sont alors plus qu’un millier19. L’intervention des gendarmes, qui utilisent leurs armes, est d’une extrême violence : « La répression […] a coûté officiellement la vie à dix-sept personnes, tandis que deux cent dix-neuf blessés sont à déplorer. Il est à signaler que beaucoup de morts n’ont pas été enregistrés. Le vrai bilan serait de quatre-vingt-quatre morts et de quatre cents blessés20. » L’assaut est vécu par la population comme une injustice et le spectacle d’une armée abusant de sa brutalité la révolte. Du haut des immeubles qui dominent les places, elle se range derrière ces « dormeurs » dont elle stigmatisait l’action la veille. Les rangs des manifestants grossissent subitement, atteignant quelque 7 000 personnes ; « à leur tête, une centaine de “militaires” afghans qui forment désormais la milice21 ».
Sid Ahmed Ghozali ou le blanchiment du putsch
En vertu de l’état de siège signé le 5 juin par Chadli — soit deux jours après l’intervention de l’armée, qui s’est donc déroulée jusqu’ici dans l’illégalité —, les services de police relèvent des autorités militaires. Ce sont les chefs de régions et des secteurs militaires — désormais acquis à Larbi Belkheir — qui deviennent les véritables autorités, supplantant les walis et les chefs de daïras, pour la plupart nommés par l’administration Hamrouche. La désignation de Sid Ahmed Ghozali comme Premier ministre est rendue publique, ainsi, bien sûr, que l’annulation des élections législatives du 27 juin 1991. Le couvre-feu est instauré le 6 juin.
Cette précipitation à nommer un chef de gouvernement après s’être donné tant de mal à en démettre un autre s’explique par le fait que les deux objectifs du clan Belkheir, à savoir l’interruption du processus électoral et le renvoi des réformateurs, sont atteints. Il faut donc au plus vite entériner le fait accompli et rendre irréversible le départ de Hamrouche par la désignation de son successeur. Dans le théâtre de Larbi Belkheir, un acte ne se termine jamais avant que le prochain ait déjà assuré son envol.
En juillet 2002, témoignant en faveur du général Nezzar lors du procès intenté à Paris par ce dernier au lieutenant Souaïdia (suite à la publication de son livre La Sale Guerre), Sid Ahmed Ghozali lèvera le voile sur les conditions de son intronisation : « Au point culminant de la crise, j’étais à Abuja, en Afrique, au Nigeria, où je représentais le chef de l’État à un sommet de l’Organisation de l’unité africaine. Quand l’état de siège a été décrété, le président de la République m’a envoyé un avion spécial pour me faire rentrer à Alger et c’est là qu’il m’a proposé — je dirais presque imposé — d’accepter la mission de chef de gouvernement22. » Concernant les latitudes qui lui sont laissées d’accomplir sa tâche, Ghozali affirmera avoir choisi seul ses collaborateurs, « à l’exception du ministre de la Défense et du ministre des Affaires étrangères » (respectivement le général-major Khaled Nezzar et Lakhdar Brahimi), la Constitution réservant leur désignation au chef de l’État. Une liberté d’action donc fort limitée, puisque les prérogatives de l’armée en cette période d’état de siège couvrent toute l’activité de l’État ; quant aux Affaires étrangères, il faut bien un diplomate chevronné comme Lakhdar Brahimi pour faire admettre à l’opinion internationale la prétendue « légalité » du changement de gouvernement.
Lors du même procès, Sid Ahmed Ghozali déclarera solennellement que l’Algérie « n’a jamais été une république bananière, n’a jamais été un pays qui se résume à une armée et des militaires assoiffés de sang et de pouvoir, dictant leur volonté à des civils obéissants, simples acolytes ou simples comparses23 ». Mais, fait remarquable, trois semaines plus tard, il affirmera sans crainte de se parjurer… exactement le contraire dans une interview à El-Khabar Hebdo : « Il existe en Algérie un pouvoir apparent et un autre occulte. […] Toutes nos institutions sont fictives. Il n’y a que l’institution militaire qui existe réellement. […] Lorsqu’on parle de l’armée, c’est une “poignée” de personnes qui, au nom de l’armée, tient toute l’Algérie et pas seulement l’institution qu’elle représente… Mais tout ce qu’ils ont fait, ils l’ont fait avec la complicité de la classe politique dans le cadre d’un contrat : à nous le pouvoir et à vous la responsabilité. C’est-à-dire : nous, nous décidons, et vous, vous êtes les responsables24. »
Ces deux déclarations contradictoires illustrent la très particulière schizophrénie caractérisant les hommes et les femmes qui décorent la façade civile du régime depuis juin 1991 : ils savent tous que le vrai pouvoir est entre les mains d’une « poignée » d’officiers supérieurs (leur identité se révélera au fil du temps : Larbi Belkheir, Khaled Nezzar, Smaïl Lamari, Mohamed Lamari, Toufik Médiène, Mohamed Touati, Abbas Ghézaïel, Kamel Abderrahmane…) « assoiffés de sang et de pouvoir, dictant leur volonté à des civils obéissants, simples acolytes ou simples comparses » ; périodiquement, certains de ces civils osent le dénoncer publiquement (ce sera surtout le cas à partir de 2001), ce qui ne les empêche pas de continuer à prêter docilement leur concours à ces généraux qui les font vivre…
C’est en tout cas ce régime qui, le 3 juin 1991, appelle Sid Ahmed Ghozali à la tête du gouvernement pour l’aider à enterrer le premier scrutin législatif démocratique de son histoire. Le choix de l’ancien patron de la Sonatrach n’est, bien évidemment, pas fortuit. En effet, en héritant ce poste, il savoure une délicieuse revanche sur son prédécesseur qu’il ne porte pas dans son cœur, celui-ci ayant même poussé l’outrage jusqu’à le rayer de la liste des candidats aux législatives, mais aussi sur le président lui-même — dont les jours sont désormais comptés —, avec lequel il eut maille à partir en 1979.
Le FIS entre amère « victoire » et vraie tourmente
Si, depuis le début de la crise, Abassi Madani ne rencontre qu’une seule fois le Premier ministre, il est en contact permanent avec les milieux occultes du pouvoir, y compris, nous l’avons vu, avec Toufik Médiène et Mohamed Lamari25. Nombreuses sont les déclarations qui attestent que les leaders du FIS ont l’intime conviction que l’armée et la police les soutiennent. Le 1er juin, devant son public, Abassi Madani avoue son étonnement « de voir les policiers intervenir contre [eux], alors que l’armée nationale a décidé de rester neutre et a respecté parfaitement sa neutralité26 ». Lorsqu’il apprend l’instauration de l’état de siège et la démission de Mouloud Hamrouche, il est tout heureux de dire à Abdelaziz Belkhadem, président de l’Assemblée nationale, que la « rumeur » avait un instant annoncé comme rallié au FIS2 : « Cet état de siège n’est pas dirigé contre nous27. » Amine Touati indique que le leader islamiste se croit même en position de dicter au pouvoir sa conduite future : « Il prend alors le téléphone et appelle [Abdelhamid] Mehri et un “officier supérieur” à qui il demande d’envisager, pour la succession de Hamrouche, la nomination de Ahmed Taleb Ibrahimi, ancien ministre des Affaires étrangères, […] crypto-islamiste du FLN28. »
Le premier acte de Sid Ahmed Ghozali en tant que Premier ministre est de recevoir Abassi Madani et Ali Benhadj29. Le vendredi 7 juin, le Premier ministre annonce la tenue d’élections législatives et présidentielles avant la fin de l’année, ce qui correspond à la principale revendication des islamistes30. Le calme revient peu à peu, Abassi Madani et Ali Benhadj sont en liberté, courtisés et auréolés de succès. On peut légitimement s’étonner de tant d’égards accordés aux auteurs d’une « insurrection » qui est censée avoir forcé le président à instaurer l’état de siège, à faire intervenir l’armée au prix de la mort de dizaines de personnes, à suspendre le processus électoral — dont tout le monde s’affiche ouvertement comme le défenseur —, etc.
Face à un tel succès, Abassi Madani annule son mot d’ordre de grève le 7 juin — acte purement formel, étant donné son échec patent — et annonce dans une conférence de presse qu’il y a eu accord avec Ghozali sur quatre points : organisation de présidentielles anticipées, formation d’un gouvernement de transition composé de technocrates, passage en direct à la télévision de Abassi Madani et Ali Benhadj (point sur lequel « la télévision n’a pas respecté l’accord », dit aussitôt après ce dernier) et, enfin, échange de militants islamistes arrêtés contre les prisonniers détenus par le FIS. Selon lui, ce sont des gens qui tiraient sur la foule3 à partir de voitures banalisées31.
Le lendemain 8 juin, l’armée évacue déjà ses blindés, laissant à la police — sous contrôle militaire — le soin de veiller au respect du couvre-feu. Déjà, Abassi Madani regrette que l’État n’ait pas relâché les islamistes qu’il détenait prisonniers, alors que le FIS, « en ce qui le concerne, avait libéré les siens32 », dit-il. Voilà deux des points d’accord sur quatre déjà trahis. Reste la promesse d’élections, qui n’engage que modérément ; quant à la requête d’un « gouvernement de technocrates » — qui ne prête à nulle conséquence —, il semble qu’elle récolte le consensus, comme si des voix souterraines en avaient suggéré l’idée à tout le monde, Saïd Sadi, Kasdi Merbah, et maintenant les leaders du FIS.
Ce gouvernement sera constitué le 18 juin 1991. Ghozali nomme à l’Économie un proche d’Aït-Ahmed, Hocine Benissaâd, à la Santé une femme, Nafissa Laâlam — ancienne membre du MTLD, et ayant à son actif d’avoir résisté aux injonctions islamistes d’imposer dans son hôpital le port d’une tenue conforme aux exigences des islamistes —, et à l’Énergie Nordine Aït-Lahoussine, ami fidèle de Ghozali, expert de l’OPEP. Ali Benflis, ministre de la Justice du précédent gouvernement, est maintenu. Pour occuper le nouveau portefeuille de ministre délégué aux Droits de l’homme, émerge un ancien dirigeant de Fédération de France du FLN pendant la guerre d’indépendance, Ali Haroun, devenu depuis avocat d’affaires. Un ministre de la Justice artisan de la suppression de la Cour de sûreté de l’État — le 3 avril 1989 — collaborant avec un ministre des Droits de l’homme4, voilà croit-on un gage du respect des libertés individuelles. Les adeptes des droits de l’homme, on va le voir, déchanteront rapidement.
Les choses semblent rentrer dans l’ordre. Pourtant, le bilan des éléments « graves » pouvant justifier le coup d’État est maigre. Comme en 1988, le calme est trop vite et trop facilement revenu. L’armée décide alors de mettre les bouchées doubles, pour apporter la preuve a posteriori du caractère gravissime de l’« insurrection » dont elle est censée avoir préservé le pays. Mais même en faisant évacuer de force la mosquée de Djelfa (à 300 km d’Alger, loin du foyer de l’insurrection), elle ne découvre que quelques cocktails Molotov, des armes blanches, des munitions d’armes de chasse, des manches de pioche et des médicaments ainsi que du matériel médical d’urgence — un « arsenal » nettement insuffisant pour renverser un État et qui relèverait plutôt de l’action répressive d’une brigade locale de police… D’autres caches de ce type seront retrouvées, notamment à Tlemcen et à Bordj Bou-Arreridj33. Quant à l’Algérois, périmètre concerné par l’état de siège, où se sont déroulés les événements, on n’y trouve rien de si terrible à offrir en pâture à l’opinion.
Ce n’est que le 14 juin, en voyant un dispositif impressionnant de chars et de mitrailleuses cerner la mosquée où il tient son prêche, qu’Abassi Madani commence enfin à s’interroger. Il somme l’armée de mettre fin à l’encerclement des mosquées et déclare : « Nous sommes dans une situation de coup d’État militaire. » Il évoque des intermédiaires qui lui ont permis de conclure un « accord avec Chadli » et prévient que si celui-ci ne respecte pas cet accord, « ce serait une trahison ». Ali Benhadj se demande lui aussi « si un coup d’État a eu lieu34 ».
Et de fait, une semaine à peine après les sourires de Ghozali aux deux chefs islamistes, l’armée lance une vaste opération destinée à laminer le FIS, conformément aux objectifs secrets du « Plan B » de Khaled Nezzar : « Du 15 au 18 juin, 479 cadres et éléments parmi les plus actifs sont arrêtés. L’appareil du FIS est alors sérieusement ébranlé et il n’y a plus de leader pour donner des instructions, ceux qui sont encore libres préférant disparaître », indiquera Abed Charef35. Cette opération, ce n’est pas un hasard — la normalisation doit rester discrète —, n’est que très peu répercutée par la presse « indépendante », préposée à relayer les « animations » du nouveau Premier ministre. Quant à la presse étrangère, après le « nettoyage » dont elle a fait l’objet au printemps précédent (voir supra, chapitre 8), elle continue à être soigneusement tenue à l’écart : « Le 6 juin, quatorze journalistes français (les chaînes Antenne 2 et TF1, les stations RTL et Europe 1, les quotidiens Le Figaro et Le Parisien libéré) se voient refuser le droit d’entrer en Algérie. Idem, le lendemain, pour un groupe de reporters yougoslaves. Seul un journaliste de l’AFP est autorisé à renforcer le bureau de l’agence d’Alger. Les “visa-presse” sont désormais accordés par les autorités militaires. Le 9 juillet, Mathieu Aron, de la station Radio France, et deux de ses confrères de La Cinq, sont à leur tour refoulés, et remis dans un avion pour Paris36. »
Le 16 juin, Sid Ahmed Ghozali prononce son premier discours télévisé où il déclare qu’il va « organiser des élections législatives anticipées avant la fin de l’année, et des élections présidentielles »… Des élections « propres et honnêtes » : c’est, dit-il, la mission qui lui a été confiée et que le FIS a acceptée. Mais, pour l’instant, face à la maigreur des motifs de la crise, ses parrains vont exhiber habilement l’argument de choc, l’« ingérence française », que personne ne s’aventurera à réfuter sous peine d’être accusé d’être adepte du Hizb França — ce « parti de la France » dont chaque acteur politique accuse ses adversaires de faire partie…
La « main de la France »
Le 17 juin, un mandat d’amener est lancé contre Ali Benhadj par la gendarmerie, au motif qu’il a « approuvé un projet de création d’une organisation armée pour déstabiliser les institutions de l’État » et dont les éléments seraient recrutés en France37. Comme toujours, le pouvoir n’agit pas sans « preuve ». En l’occurrence, on apprend par la même occasion qu’un certain Didier Guyon, ressortissant français, repris de justice, est arrêté le 9 juin dans l’Ouarsenis, à plus de 200 km au sud-ouest d’Alger, en possession de quatre fusils à lunette, d’explosifs et de manuels pour la fabrication d’explosifs. Celui-ci déclare qu’il est venu en Algérie « aider les musulmans contre les réactions des communistes et des laïcs ». Il affirme avoir déjà rencontré aussi bien Ali Benhadj que Abassi Madani38.
Le quotidien Alger républicain reviendra en janvier 1993 sur cette affaire, à l’occasion du procès de ce Français « venu faire le djihad en Algérie » accusé « de détention illégale d’armes, de complot en vue de propager le massacre et la dévastation39 ». Originaire, affirme-t-on, de Sartrouville dans la banlieue parisienne, marié à une Algérienne, fille d’une honorable famille de Mazouna dans l’ouest algérien, Didier Guyon, avec un arsenal impressionnant dissimulé dans son véhicule, aurait passé la frontière française, puis espagnole, puis marocaine et enfin algérienne (au poste de Boukanoun) sans jamais être inquiété. Ses complices, au nombre de quatre, passeront par un autre itinéraire. Après une escale chez ses beaux-parents à Mazouna, Didier Guyon reprend la route à destination d’Alger. C’est sur les reliefs de Bordj Bounnaâma qu’il est arrêté à un barrage de gendarmes, qui découvrent les armes. Comment un tel arsenal a-t-il pu passer inaperçu aux yeux de douaniers d’ordinaire experts à dénicher la moindre paire de baskets non déclarée d’un touriste, alors qu’un simple barrage routinier le met au jour ? Le mystère sera enseveli avec la condamnation à mort de Didier Guyon, prononcée par le tribunal de Tiaret en janvier 1993. On sera alors trop préoccupé par les événements de la période pour s’inquiéter du sort d’un apprenti-terroriste français dont l’arrestation est tombée à pic en juin 1991.
À la question de savoir ce qu’il pense de l’« arrestation d’étrangers qui auraient participé aux derniers événements », Abassi Madani répond dans Horizons40 : « Je ne sais pas qui sont ces étrangers. Je considère que nous sommes des gens de ce pays et que c’est à nous de nous occuper de nos affaires. » Ali Benhadj dira quant à lui : « C’est une manipulation de l’information à l’américaine. Ils préparent l’opinion41… » (Deux semaines après leur arrestation, Sid Ahmed Ghozali offrira à l’opinion de nouveaux éléments de cette prétendue conspiration extérieure : « Devant les journalistes, le Premier ministre accuse des puissances étrangères d’avoir apporté un soutien direct à la déstabilisation de l’Algérie : dix étrangers arrêtés, dont le Français Dominique Pierron (arrêté le 6 juin), condamné […] à une amende42. »)
Et après la vague d’arrestations de la mi-juin, la tension monte d’un cran, suite à ce qui apparaîtra a posteriori comme une provocation calculée du clan Belkheir : à partir du 20 et, surtout, le 25 et le 26 juin, « en particulier la nuit, des affrontements entre les forces de l’ordre et de jeunes islamistes qui bravent le couvre-feu font au moins sept morts dans les quartiers populaires d’Alger et de sa banlieue. […] Dans la nuit du 29 au 30, de nouvelles émeutes éclatent à Belcourt, un quartier d’Alger43. » Il s’agit là, bien sûr, du bilan officiel. Car, écrit Georges Marion du Monde, « dans les cités comme dans les hôpitaux, les chiffres avancés par les “combattants” comme par le personnel médical sont bien plus élevés, à la mesure des dégâts que l’on constate en traversant les quartiers où les fusillades ont été les plus nourries44 ». Surtout que ce déchaînement de violence ne rencontre dans les faits qu’une opposition formelle des militants islamistes. Pour toute résistance, ils « s’amusent », aussitôt les blindés disparus, à remettre en place sur le fronton des mairies les devises « commune islamique » que les forces de l’ordre ont décrochées avec fracas.
Le 25 juin, trois des leaders « dissidents » du FIS (et instruments du DRS), Bachir Lefkih, El-Hachemi Sahnouni et Ahmed Merrani déclarent à la télévision que Abassi Madani est un « danger pour l’islam et pour l’Algérie ». Cette démarche sous-entend clairement que le danger, ce n’est pas le FIS, mais ses deux leaders, Abassi Madani et Ali Benhadj. Ce qui pourrait justifier l’idée de maintenir « légal » le parti — comme acteur de la démocratie de façade — et d’emprisonner ses chefs. D’autant que les arrestations quasi-clandestines opérées depuis le début du mois ont privé le FIS de nombre de ses cadres5. Larbi Belkheir aurait alors un parti islamiste à sa solde, avec un majlis ech-choura qu’il contrôlerait, épuré de ses authentiques islamistes. Mais entre les calculs de laboratoire de Belkheir et l’expérimentation grandeur réelle, il y a toujours une marge d’incertitude…
Les leaders du FIS ont maintenant parfaitement compris que leur sort est scellé, mais il est trop tard. Leur dernière intervention, lors d’une conférence de presse tenue à Alger le 18 juin, montre un Abassi Madani vidé de toute superbe, et un Ali Benhadj hors de ses gonds. Le premier explique que « le FIS est un front indépendant, Dieu merci, dans ses décisions, indépendant dans ses fonctions. […] La grève, dit-il, c’est nous, les responsables du FIS, qui y avons pensé, c’est nous qui l’avons décidée45. » Une dénégation qui confirme plus qu’elle ne réfute l’idée qu’il a été de bout en bout une marionnette entre des mains expertes.
Ali Benhadj prend ensuite la parole pour se lancer dans une de ses diatribes dont il a le secret : « Nous sommes entrés dans le processus politique, car nous sommes attachés au combat démocratique. Seulement, à condition qu’ils ne nous empêchent pas de le mener, ce combat pacifique, et qu’ils ne nous frappent pas, qu’ils ne nous spolient pas de nos droits. Mais si on nous prive de nos droits, moi je ne vais pas attendre que Chadli ou Nezzar me disent : “Tu ne dois pas t’armer.” Tu me frappes, c’est toi qui abuses de moi. Tu fabriques une loi et tu décrètes que je suis hors-la-loi. Dans ce cas, je le revendique : je suis hors-la-loi ! Mais pas hors-Coran. C’est vous, les hors-Coran, les hors-Sunna. […] Ils veulent nous intimider et qu’on se livre à eux, qu’on décide de ne pas nous armer. Dans ces conditions, je prends les armes. Je prends le klach. Ils veulent nous faire peur. Primauté à la parole de Dieu. L’islam prend le bâton quand des gens viennent abuser de lui. C’est notre droit de nous défendre46. »
Légitime défense ou projet subversif en gestation ? Cette intervention erratique résume en tout cas à elle seule toutes les contradictions des leaders islamistes… Car le diagnostic sur les intentions du pouvoir est juste, et l’analyse de ses méthodes pertinente — le pouvoir se fabrique à l’envi, nous l’avons vu, des lois pour « légaliser » ses actes les plus condamnables. En d’autres temps et sous d’autres cieux, face à une telle situation, si le même discours était tenu par un leader démocrate, qui ferait référence non pas au Coran mais aux valeurs laïques de la justice et des droits de l’homme, beaucoup l’applaudiraient. Mais en Algérie, les « décideurs » ont veillé de longue date à « éradiquer » une telle perspective…
Ce jour-là, sans doute conscient d’en avoir trop dit, ou pas assez, sachant que les médias choisiront dans la gamme étendue de ses déclarations celles qui le perdront, Benhadj pointe d’un doigt accusateur les journalistes et affirme que « ceux qui relaient tous les mensonges, c’est la télé qui filme en ce moment ». Les discours d’Ali Benhadj sont une bénédiction pour les orchestrateurs de ce théâtre immonde et cette dernière tirade ne va rien arranger pour lui.
Le « Plan B » des généraux passe à l’étape suivante, comme le relate Amine Touati : « Le 30 juin, les deux cheikhs sont arrêtés en compagnie d’un certain nombre de dirigeants du FIS et de plusieurs centaines de militants. Indifférence quasi-générale. Seuls les adeptes d’El-hijra organisent quelques poches de résistance, vite neutralisées. Pendant trois ou quatre semaines, le couvre-feu est systématiquement violé, à partir de minuit, à Alger. Bruits de casseroles, youyous et cris d’Allah ouakbar et de Aliha nahia aliha namout… Les forces de l’ordre et les unités de l’ANP multiplient les interventions, auxquelles elles donnent des effets spectaculaires pour impressionner. Crépitements de rafales toute la nuit dans certains quartiers, balles traçantes, bruits de chars, mouvements de véhicules militaires, usage de projecteurs géants, etc. Le lendemain rien, ou presque : quatre islamistes arrêtés, un ou deux blessés légers. La plupart des décès surviennent dans des accrochages à l’intérieur du pays ou à la hauteur des barrages routiers. Le reste n’est que bruit. À la fin juin, le FIS est militairement neutralisé et politiquement mort : “Louange à l’armée”47. »
Le bilan officiel, écrit Abed Charef, est publié le 1er août : « Il fait état de 2 976 arrestations et interpellations, de 301 personnes dans les centres de détention et surtout de 55 morts et 326 blessés depuis le début de l’état de siège. Mais même ces bilans sont contestés et Me Abdennour Ali Yahia parle de 300 morts et 8 000 interpellations. Il fait aussi état de 3 600 salariés [licenciés] non encore réintégrés, et non 500 comme l’avait dit auparavant le chef du gouvernement Sid Ahmed Ghozali48. » Quant au nouveau « ministre des Droits de l’homme », l’avocat Ali Haroun, il s’empressera bientôt de couvrir la déportation dans des « centres de sûreté » du sud algérien de milliers d’islamistes arrêtés — on y reviendra dans le prochain chapitre.
Les poupées gigognes du réseau Belkheir
Abassi Madani et Ali Benhadj sont des leaders comptables de leurs propos et des orientations qu’ils donnent à leur mouvance : de s’être prêté à un jeu qui a spolié les Algériens de leur indépendance a été jugé depuis par nombre d’observateurs au mieux irresponsable6, au pire criminel. On aurait en tout cas attendu des acteurs politiques de l’époque qu’ils analysent les manipulations dont ils ont alors été l’objet, pour ne pas avoir à les subir à nouveau. Or, les mêmes erreurs, les mêmes manipulations qui ont si bien réussi jusqu’ici vont, aussitôt cet épisode clos, s’enclencher sur les acteurs (parfois les mêmes) des épisodes ultérieurs.
Le « Plan B » de Khaled Nezzar a fonctionné au-delà des espérances. Fin juin, les islamistes sont hors d’état de nuire. Une simple loi suffirait à ce stade pour interdire au FIS tout rôle politique dans le futur, ce qui aurait été impensable un an plus tôt. Mais cette décision aurait pour inconvénient majeur d’ouvrir le champ politique aux formations républicaines : en interdisant le FIS, Belkheir et son clan ne feraient que favoriser l’alliance FLN-FFS qu’ils ont eu tant de mal à empêcher le mois précédent… Par conséquent, début juillet 1991, le FIS doit être ressuscité — nous verrons plus loin comment. Il importe auparavant de tenter de comprendre comment le clan Belkheir est parvenu à s’imposer dans une conjoncture où il devait faire face à des adversaires de poids : les « réformateurs » du gouvernement
La réalité est que le « Plan B » de Khaled Nezzar n’est qu’un élément de la stratégie globale de Belkheir, uniquement préoccupé par la préservation — quel qu’en soit le prix — de son pouvoir. Tout son génie consiste à présenter des plans conformes à la « légalité » et à l’« intérêt général », permettant de masquer son plan « global ». Ainsi, la proclamation, le 5 juin 1991, de l’état de siège induit l’impossibilité « technique » d’organiser le scrutin. Larbi Belkheir et ses hommes peuvent même se permettre de le déplorer. De fait, le 17 juin, le communiqué du commandement militaire insiste bien : « Notre souci est de protéger le processus démocratique, d’amener le pays à des élections libres et démocratiques, avec le moins de coercition, de contraintes et de perturbations possibles49. » Un démocrate sincère qui tenterait de s’y opposer apparaîtrait comme l’ennemi de la démocratie… Du grand art !
Si les principaux officiers du « clan français » (Khaled Nezzar, Toufik Médiène, Mohamed Lamari, Smaïn Lamari, Abbas Ghézaïel, Mohamed Touati, etc.) sont dans la confidence informelle du plan global, la connaissance exhaustive de ses subtilités est probablement du seul ressort de Larbi Belkheir. Chacun de ces hommes est à la tête de son propre réseau, compartimenté, cloisonné, de même qu’il existe des réseaux dans les secteurs économique, policier, banquier, administratif, judiciaire, etc. Larbi Belkheir en assure la coordination… Il est le chef suprême du réseau des réseaux, le parrain des parrains. Dégagé des préoccupations subalternes liées à la gestion des réseaux individuels, il est le seul à avoir une vision globale de cet univers hermétique, sur lequel il règne.
Ce souci de cloisonnement et d’opacité poussé à l’extrême présente cependant quelques inconvénients. Ne pouvant expliquer toute sa démarche à ses alliés, Larbi Belkheir s’expose à les voir agir par inadvertance dans un sens néfaste à sa stratégie globale. D’où l’importance d’avoir des plans de secours. Ainsi, que serait-il advenu si Chadli avait refusé de signer le décret d’état de siège ? Si Abassi Madani avait, sans prévenir, annoncé la fin prématurée de la grève, rendant injustifiable l’intervention de l’armée ? Ou si le ministre de l’Intérieur du gouvernement des réformateurs, Mohamed Salah Mohammedi, avait ordonné à ses policiers d’arrêter de façon classique les quelques centaines d’« Afghans » qui hantaient les places et mis fin à leur « insurrection » ? À chaque phase de ces événements, le plan de Larbi Belkheir aurait pu avorter.
C’est pourquoi, conscient de ces risques, il gère en permanence plusieurs scénarios alternatifs, dans la grande tradition des capos de la mafia italienne. Lorsque, à l’été 1990, il a compris que les réformateurs ne jouaient pas le jeu qu’il leur avait alloué, il s’était donné pour objectif principal de les éliminer. Parmi les multiples scénarios mis en branle pour atteindre cet objectif, Larbi Belkheir ignorait lequel serait finalement réalisé. Sa technique consiste à différer le plus possible la décision définitive, et à privilégier ensuite le processus qui a les plus grandes chances d’aboutir.
À l’été 1991, le projet « simulacre de démocratie » engagé en 1988 a vécu. Sid Ahmed Ghozali n’est désigné comme Premier ministre que pour distraire l’opinion, le temps pour Belkheir et ses pairs de concevoir une alternative. Le piège mortel dans lequel ils ont engagé leur pays est que la seule voie d’opposition autorisée est maintenant de nature violente. Ce qu’avait bien compris l’immense écrivain Mouloud Mammeri, qui faisait dire à l’un de ses personnages dès 1989 : « Quelquefois, il faut des fleuves de sang pour laver des sources de larmes. Regarde les Algériens50… »
C’est le seul cadre où Belkheir se retrouvera en position de force : au contraire de ses ennemis, il dispose d’une armée bien équipée et de la « légalité » qui l’accompagne. Et aussi, atout majeur, de ses hommes haut placés dans les institutions internationales (ONU, OUA, FMI, Unesco…), qui trouveront le cas échéant les mots pour, sinon légaliser, du moins légitimer l’inacceptable et, en tout cas, veiller dans le secret des coulisses à bloquer toute initiative visant à aider les Algériens, qui ont perdu toute prise sur leur destin.
Notes
1 William Bourdon et Antoine Comte, Réponse au « Mémoire à Monsieur le procureur de la République du tribunal de grande instance de Paris », <www.algeria-watch.org/pdf/pdf_fr/nezzar_reponse.pdf>, juin 2002, p. 36. Ce mémoire des avocats de trois victimes algériennes de tortures, qui avaient déposé plainte à Paris le 25 avril 2001 contre le général Khaled Nezzar, répondait à celui des conseils de K. Nezzar. Ce texte de 123 pages, disponible uniquement sur le Web, constitue à ce jour l’exposé le plus précis et le plus synthétique, recoupant toutes les sources antérieures, qui réfute point par point les mensonges de la propagande officielle algérienne sur les événements survenus depuis 1988, et en particulier sur la programmation de violations massives des droits de l’homme par le clan Belkheir.
2 Ce prétendu ralliement, comme la déclaration faite par Chadli le 2 juin que le décret d’état de siège est à la signature, ainsi que de nombreuses autres étrangetés sont les signes révélateurs d’opérations préventives lancées par Larbi Belkheir et qui ne connaîtront finalement pas de suite, les événements ayant pris une tournure qui les rend obsolètes.
3 Cette affaire de séquestration ne connaîtra curieusement aucune suite. Cela tend à accréditer les propos d’Abassi Madani selon lesquels les auteurs de provocations seraient des agents de la SM, qui s’étaient mêlés à la foule pour tirer sur les forces de l’ordre, provoquant leur riposte, faisant chaque fois de nombreux morts.
4 Ali Benflis et Ali Haroun se sont déjà côtoyés, puisque tout deux sont membres fondateurs de la Ligue algérienne des droits de l’homme (LADH) initiée en 1987 par Larbi Belkheir pour contrer la Ligue de Me Abdennour Ali Yahia.
5 Le maintien provisoire en liberté des deux leaders islamistes — qui focalisent toute l’attention — laisse au régime une grande latitude pour s’attaquer à l’encadrement du FIS dans l’indifférence. « En réalité, l’on ne sait pas grand-chose de ce qui se passe la nuit. Les journalistes algériens, et eux seuls, sont autorisés à circuler pendant le couvre-feu. Mais, à en juger par les reportages parus dans la presse, ils ne profitent guère de ce privilège refusé à leurs rares confrères étrangers présents à Alger », déplore Georges Marion dans Le Monde du 28 juin 1991.
6 Que Abassi Madani et Ali Benhadj n’aient jamais levé le voile sur ces événements est compréhensible : « Comment auraient-ils pu expliquer publiquement des tractations avec des partenaires qui [les] ont piégés de bout en bout ? », s’interroge fort justement Abed Charef (Abed Charef, Algérie, le grand dérapage, op. cit., p. 167).
1 Voir aussi Séverine Labat, Les Islamistes algériens, op. cit., p. 116.
2 Yves Heller, Le Monde, 28 mai 1991.
3 Abed Charef, Algérie, le grand dérapage, op. cit., p. 151.
4 Amine Touati, Algérie, les islamistes à l’assaut du pouvoir, op. cit., p. 23.
5 APS, El-Moudjahid, 31 mai-1er juin 1991.
6 Yves Heller, Georges MArion, Le Monde, 31 mai 1991.
7 El-Moudjahid, 31 mai-1er juin 1991.
8 APS, El-Moudjahid, 31 mai-1er juin 1991.
9 Abed Charef, Algérie, le grand dérapage, op. cit., p. 153.
10 Amine Touati, Algérie, les islamistes à l’assaut du pouvoir, op. cit., p. 36.
11 Hocine Aït-Ahmed, entretien avec les auteurs, mars 2002 ; Abed Charef, Algérie, le grand dérapage, op. cit., p. 156.
12 Amine Touati, Algérie, les islamistes à l’assaut du pouvoir, op. cit., p. 42.
13 Ibid., p. 54.
14 Abed Charef, Algérie, le grand dérapage, op. cit., p. 97.
15 Amine Touati, Algérie, les islamistes à l’assaut du pouvoir, op. cit., p. 50.
16 Abed Charef, Algérie, le grand dérapage, op. cit., p. 96.
17 Amine Touati, Algérie, les islamistes à l’assaut du pouvoir, op. cit., p. 58.
18 Ibid., p. 54.
19 Ibid.
20 William Bourdon et Antoine Comte, Réponse au « Mémoire à Monsieur le procureur de la République du tribunal de grande instance de Paris », <www.algeria-watch.org/pdf/pdf_fr/nezzar_reponse.pdf>, juin 2002, p. 39.
21 Amine Touati, Algérie, les islamistes à l’assaut du pouvoir, op. cit., p. 54.
22 Habib Souaïdia, Le Procès de « La Sale Guerre », op. cit., p. 94.
23 Ibid., p. 93.
24 El-Khabar Hebdo, n° 177, 20-26 juillet 2002 (cité in Habib Souaïdia, ibid.).
25 Abed Charef, Algérie, le grand dérapage, op. cit., p. 97.
26 Amine Touati, Algérie, les islamistes à l’assaut du pouvoir, op. cit., p. 48.
27 Ibid., p. 56.
28 Ibid., p. 56-57.
29 Abed Charef, Algérie, le grand dérapage, op. cit., p. 165.
30 Le Monde, 10 et 11 juin 1991.
31 Abassi Madani, « L’intérêt du pays est que nous ne nous affrontions pas », Horizons, 17 juin 1991.
32 Ibid.
33 Abed Charef, Algérie, le grand dérapage, op. cit., p. 170.
34 Ibid., p. 202.
35 Ibid.
36 Reporters sans frontières, Rapport annuel 1992, p. 21.
37 Le Monde, 19 juin 1991.
38 Abed Charef, Algérie, le grand dérapage, op. cit., p. 169.
39 Alger républicain, 1er-2 janvier 1993.
40 Abassi Madani, « L’intérêt du pays est que nous ne nous affrontions pas », loc. cit.
41 Algérie-Actualité, n° 1340, 20-26 juin 1991.
42 Maghreb-Machrek, n° 134, Chronologies, octobre-décembre 1991.
43 Édouard Masurel, « État de siège en Algérie », Le Monde, 10 juillet 1991.
44 Georges Marion, Le Monde, 28 juin 1991.
45 Cité in Malik Aït-Aoudia et Séverine Labat, Algérie 1988-2000, autopsie d’une tragédie, premier épisode, 1988-1992, chronique d’une guerre annoncée, France 5, octobre 2003.
46 Ibid.
47 Amine Touati, Algérie, les islamistes à l’assaut du pouvoir, op. cit., p. 63.
48 Abed Charef, Algérie, le grand dérapage, op. cit., p. 174.
49 Cité par Amine Touati, Algérie, les islamistes à l’assaut du pouvoir, op. cit., p. 171.
50 Révolution Africaine, n° 1306, 1989 ; Escales, La Découverte, Paris, 1991.
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