Algérie: Guerre, émeutes, Etat de non-droit et déstructuration sociale

ALGERIE
Guerre, émeutes, Etat de non-droit
et déstructuration sociale

SITUATION DES DROITS HUMAINS en ALGERIE
ANNEE 2002

Rapport établi par Salah-Eddine Sidhoum et Algeria-Watch, publié par Algeria-Watch, mars 2003

Première Partie | Seconde Partie

A la mémoire de notre compagnon de lutte pour la dignité humaine, Mahmoud Khelili avec notre promesse de poursuivre son combat.

 

 

 

SOMMAIRE

Résumé

1. Atteintes aux libertés
· Arrestations et disparitions
· Tortures et mauvais traitements
· Exécutions arbitraires
· Atteintes aux libertés de réunion et de manifestation
· Libertés syndicales

2. Justice

3. Presse

4. Situation dans les prisons

5. Violence politique

6. Emeutes et autres manifestations de protestation

7. Combat des familles de disparus

8. Situation des militants des droits de l’Homme

Conclusion


2. La justice

La justice en Algérie a toujours constitué un appendice du pouvoir politique en place. Les Algériens qui aspiraient au lendemain de l’indépendance et après plus d’un siècle d’injustice coloniale à l’égalité des droits sont restés sur leur faim et attendent, toujours, quarante après, l’avènement d’une justice juste et égalitaire.

La lueur d’espoir apparue avec la Constitution de février 1989 qui consacrait théoriquement la séparation des pouvoirs et donc l’indépendance de la justice, n’était qu’illusion.
N’est-ce pas un chef de gouvernement, Mouloud Hamrouche qui faisait à la fin des années 80, cet amer aveux : » A l’heure actuelle, le juge ne peut pas travailler librement, parce qu’il est sous la responsabilité de la police » (21) . Cela a été dit avant la guerre. Que dire de cette justice pendant la guerre ?

L’instrumentalisation de la justice depuis l’indépendance par le pouvoir politique et qui est de notoriété publique, lui a permis d’étouffer les voix contestataires et toute opposition à sa politique de fuite en avant.

Les exemples criards d’utilisation de l’appareil judiciaire à des fins politiques, de l’indépendance à nos jours, sont nombreux. Rappelons seulement cinq cas :

– Arrestation et condamnation en octobre 1985 du chanteur engagé Lounis Ait Menguellet, à trois années de prison, sous le prétexte fallacieux de découverte d’armes (de collection qui ornaient son salon) à son domicile. Une manière lâche pour contrer ses chansons engagées contre la dictature.

– Arrestation et condamnation en 1985 à de lourdes peines de citoyens dont le crime était d’avoir fondé une ligue de défense des droits de l’homme.

– Arrestation et condamnation en 1985, pour atteinte à sûreté de l’Etat, de citoyens, fils de martyrs de la guerre de libération nationale pour …avoir déposé des gerbes de fleur sur les tombes de leurs parents à l’occasion de la célébration de la fête de l’indépendance et pour avoir créé une association des enfants de martyrs.

– Dissolution du FIS en mars 1992 par le tribunal administratif sur injonction du pouvoir politique.

– Condamnation à mort par contumace pour « terrorisme » de l’universitaire et militant de gauche, Ali Bensaad par le tribunal d’exception de Constantine, en 1998 sur la base d’un dossier confectionné par la police politique. Cet universitaire avait au cours d’un meeting politique dénoncé les agissements d’un général et sa mainmise sur la ville de Constantine. Ce citoyen, avait, avant sa condamnation, échappé à une liquidation physique et sa famille avait connu un harcèlement policier. Mohand Issad, professeur de droit et président de la commission de la réforme de la justice dira au sujet de ce cas : » L’affaire Bensaad en est un exemple type. Une affaire exceptionnelle. Une véritable caricature de l’instrumentalisation de la justice. C’est un cas extrême et j’espère que nous n’irons pas plus loin » (22) .

De nombreuses organisations non gouvernementales des droits de l’homme ont, durant cette guerre, dénoncé l’instauration le 9 février 1992 de l’état d’urgence – en vigueur jusqu’à nos jours – qui entérine le glissement des prérogatives de l’autorité civile vers l’autorité militaire. S’ajoutèrent les pratiques d’une justice d’exception qu’expédiait les Cours dites Spéciales créées par la loi d’exception 92-03 du 30 septembre 1992. Des dizaines de milliers de citoyens seront condamnées lors de procès iniques et sur la base d’aveux extorqués sous la torture à de lourdes peines d’emprisonnement. En 1995, les trois cours dites spéciales seront théoriquement dissoutes, mais la loi d’exception dite anti-« terroriste » sera introduite dans le code pénal et le code de procédure pénale, transformant ainsi les cours criminelles du territoire national en cours d’exception.

Depuis des années, les dysfonctionnements criards de l’appareil judiciaire sont dénoncés et une réforme profonde de cette institution est exigée afin de la soustraire du pouvoir politique. Le Président de la République a nommé Mr. Mohand Issad, professeur de Droit à la tête de la Commission nationale de réforme de la justice (CNRJ) afin d’élaborer un rapport sur la réforme de la justice. Une fois celui-ci remis au Président, « c’est une commission-bis qui ne se réfère pas aux conclusions de la CNRJ » qui a été mise en place, dira Mr Issad, constatant qu’il « n’y a pas de réelle volonté de réformer le système judiciaire». (23) Le président de la très officielle commission consultative des droits de l’homme et avocat de profession, n’hésitera pas, lui aussi, lors de plusieurs sorties médiatiques à stigmatiser les dysfonctionnements de ce secteur vital. Parmi les points soulevés par les experts : l’enquête préliminaire se basant sur l’extorsion d’aveux sous la torture, la garde-à-vue correspondant à une détention secrète, la détention préventive prescrite systématiquement alors qu’elle devrait être exceptionnelle, la reconnaissance de la présomption d’innocence, des facilités dans l’exercice du droit de recours, les alternatives à la détention, etc. ; de même que sur le plan structurel les réformes devraient porter notamment sur la révision de la loi portant statut du Conseil supérieur de la magistrature et celle relative de la magistrature afin de garantir son indépendance et de permettre à l’appareil judiciaire de garantir la protection des droits et des libertés des citoyens.

Ainsi, ces pratiques de non droit se sont poursuivies tout au long de l’année 2002. Nous en donnons quelques exemples relatifs aux militants des droits de l’homme:

Mohamed Hadj Smaïn, militant des droits de l’Homme (LADDH), demeurant à Relizane et représentant de la ligue au niveau de cette région, est connu pour avoir dénoncé les crimes commis par la milice de Relizane. Il alertera l’opinion publique et les organisations de droits de l’homme sur l’existence de charniers et leur déplacement précipité par la milice au moment de la venue des principales organisations internationales des droits de l’homme en Algérie. Cela lui vaudra une plainte en diffamation du chef de cette milice. Il sera condamné le 5 janvier 2002 par le tribunal correctionnel de Relizane à deux mois de prison ferme, 5000 DA d’amende et 10 000 DA de dommages et intérêts à chacun des neufs plaignants (Fergane et huit autres miliciens) (24) . Le procès en diffamation intenté par le chef de la milice contre ce militant le 29 décembre se transformera en procès de la milice de Relizane. Pour la première fois des dizaines de familles de « disparus » et d’exécutés sommaires accuseront nommément le chef de la milice Hadj Fergane d’être le responsable d’enlèvements et/ou d’exécutions sommaires de leurs parents et ce, malgré la présence au niveau du tribunal de nombreux agents de la Sécurité militaire. La peine de Hadj Smaïn sera aggravée en appel : un an de prison ferme et 210 000 dinars d’amende. Cette même justice ne s’inquiètera nullement des informations rapportées par Mohamed Smain quant à l’existence de charniers et à l’exécution sommaire de près d’une centaine de citoyens dans la région de Relizane.

Tahar Larbi, militant des droits de l’homme (LADDH), demeurant à Labiod Sidi Cheikh (wilaya d’El Bayadh), sera arrêté la première fois le 5 octobre 2001, avec treize autres citoyens, suite aux émeutes qui ont secoué la ville. Il sera le seul à avoir été placé sous contrôle judiciaire. Il sera arrêté une seconde fois le 18 novembre 2001 avec huit autres citoyens (désignés par la population révoltée pour discuter avec le chef de daïra, représentant l’autorité locale) pour «diffamation et dénonciation calomnieuse envers l’administration » suite à une plainte déposée par la daïra (sous-préfecture) de Labiod Sidi Cheikh. Il sera soumis ainsi que ses huit compagnons durant sa garde à vue à des traitements dégradants et humiliants. Il sera mis en détention préventive depuis cette date, alors que ses compagnons étaient libérés. Il entamera une grève de la faim illimitée à partir du 14 janvier 2002 pour protester contre son incarcération arbitraire et connaîtra une sérieuse dégradation de son état de santé.
Condamné à 6 mois de prison ferme le 23 mars 2002 par le tribunal d’El Bayadh pour «incitation au rassemblement illégal et résistance aux forces de l’ordre ». Il engagera une nouvelle grève de la faim dès sa condamnation. Hospitalisé à l’hôpital d’El Bayadh puis à celui de Saïda le 29 mars, suite à la dégradation de son état de santé. Lors du procès en appel le 30 avril 2002 à la cours de Saïda, il sera condamné à sept mois de prison ferme et 5000 dinars d’amende pour «incitation à attroupement illégal, résistance aux forces de l’ordre et dégradation de biens privés ».

Abderrahmane Khelil, membre de la LADDH et son compagnon Mourad Sid Ahmed, militant du FFS, arrêtés le 19 mai près de l’université de Bouzaréah, suite à la vague de répression qui avaient touchés les étudiants de ce campus, seront condamnés le 26 mai à 6 mois de prison avec sursis par le tribunal de Bir Mourad Raïs pour « incitation à attroupement illégal et atteinte à l’ordre public ».

L’appareil judiciaire sera également mis à contribution lors des émeutes qui toucheront trente wilayas du pays et plus particulièrement la Kabylie. De très nombreux citoyens, arrêtés lors des manifestations seront condamnés pour « attroupements et destructions de biens publics » par une justice expéditive.

Liste non exhaustive de citoyens condamnés :
Mourad Naït Ali, Ali Chaouche et Aziz Smaïl, arrêtés par la police le 15 mai 2002 à Tizi Gheniff (Tizi-Ouzou) et poursuivis pour « attroupement et incitation à l’attroupement, destruction de biens publics et empêchement d’une activité électorale » condamnés par le tribunal de Draa El Mizan le 20 mai 2002 à trois mois de prison ferme et 5000 DA d’amende.

Arezki Aouicha, arrêté par la police le jeudi 16 mai 2002 à Draa El Mizan (Tizi Ouzou) et poursuivi pour «attroupement et incitation à l’attroupement et destruction de biens publics”, condamné le 20 mai par le tribunal de Draa El Mizan à un mois de prison ferme et 5000 DA d’amende.

Hamid Ferhi et Mohand Benayad, membres du conseil national du MDS (Parti communiste), arrêtés le vendredi 12 avril à Aïn Benian (Alger) par des policiers, suite à une tentative de marche populaire interdite par le régime. Placés le lendemain sous mandat de dépôt, ils seront condamnés à huit mois de prison avec sursis par le tribunal de Chéraga (Alger).
Dimanche 26 mai : Procès le au tribunal de Bir Mourad Raïs des étudiants arrêtés les 18 et 19 mai à l’université de Bouzaréah (Alger) suite à la manifestation de protestation survenue lors de la visite de Bouteflika. Cinq d’entre eux seront condamnés à 2 ans de prison ferme. Douze autres à 8 mois de prison ferme. Ils seront graciés par Bouteflika le lendemain.

Quatre citoyens arrêtés le 21 mai à Draâ Ben Khedda (Tizi-Ouzou) alors qu’ils menaient la campagne de boycott des «élections » législatives seront condamnés le 2 juin à 6 mois de prison ferme et 3000 DA d’amende. Cinq autres citoyens seront condamnés à trois mois de prison ferme et 2000 DA. Un autre écopera d’une condamnation de six mois de prison avec sursis. Les trois autres seront relaxés.

Les six jeunes citoyens arrêtés lors des émeutes d’El Eulma (Sétif) du 24 mai, seront condamnés par le tribunal d’El Eulma à six mois de prison avec sursis.

Le tribunal de Béjaïa condamne le 2 juin 20 citoyens arrêtés lors de la marche du 19 mai contre la répression à six mois de prison ferme.

Abdelmadjid Cherfaoui, étudiant à l’université de Bejaia, arrêté le 21 mai lors des manifestations de protestation contre la répression, sera condamné le 3 juin en première instance par le tribunal de Béjaïa à six mois de prison ferme. Sa condamnation entraînera de nombreuses grèves de protestation à l’université de Béjaïa.

Condamnation le 11 novembre par le tribunal correctionnel d’Akbou de cinq jeunes citoyens de la région de Seddouk à deux mois de prison ferme. Quatre autres citoyens de Sidi Aich seront condamnés à six mois de prison ferme. Ils avaient été arrêtés suite à des manifestations contestant les « élections » communales du 10 octobre dernier.

A coté de cette justice utilisée comme moyen de répression pour faire taire les militants politiques et des droits de l’homme ou pour réprimer avec célérité le ras-le-bol d’une jeunesse en désarroi, existe une autre justice, clémente et pleine de mansuétude envers les auteurs de crimes et qui provoque colère et indignation des familles des victimes et de la population. Deux cas l’illustrent parfaitement :

Condamnation en mars 2002 à Constantine d’un procureur qui avait tué avec son arme de « service » le jeune citoyen Moncef Mériméche, dans un parking, à six mois de prison avec sursis et 2000 dinars d’amende. Cette condamnation provoquera un mouvement de protestation de la population à Constantine qui dénoncera ce verdict scandaleux.

Le gendarme Merabet Mestari auteur de l’assassinat du jeune Massinissa Guermah au mois d’avril 2001 à Beni Douala (Tizi-Ouzou), crime à l’origine de l’embrasement de la Kabylie est condamné le 4 novembre 2002 par le tribunal militaire de Blida à ….2 années de prison ferme. Ce verdict provoquera colère et indignation de la famille de la victime et de la population.

Nous rappellerons aussi que les auteurs des tueries du printemps 2001 en Kabylie n’ont pas encore été jugés, du moins publiquement. Par contre le gouvernement a promulgué un décret le 7 avril 2002 concernant ceux qu’il définit comme « victimes des évènements ayant accompagné le mouvement pour le parachèvement de l’identité nationale », octroyant une indemnité pour les victimes décédées ou blessées au cours des affrontements lors des évènements de Kabylie, allant de la période d’avril 2001 à avril 2002. Cette démarche visant à faire taire les victimes et leurs familles ou à les diviser est celle – comme nous le verrons plus loin – que tentent d’employer les autorités pour briser le mouvement des familles de « disparus ». Il faut en outre rappeler que deux affaires, parmi tant d’autres, sont encore en suspend depuis plus de quatre années : l’assassinat du chanteur Lounès Matoub dont le procès est reporté de session en session et celui du jeune Hamza Ouali de Tazmalt (Béjaïa) dont le crime est imputé par la famille de la victime au chef de la milice de la localité qui ne sera jamais inquiété.

3. Situation de la presse

Les journaux algériens sont à l’image des autres structures, associations ou partis politiques, contraints à se débattre dans un espace restreint où leur liberté d’expression est dosée et déterminée selon les besoins des clans qu’ils représentent et des luttes acharnées qui les opposent, les rapports clientélistes que ces organes de presse entretiennent avec leurs protecteurs et les velléités de certains journalistes à tenter de se libérer de ces contraintes. Un véritable journalisme d’investigation est très difficile à réaliser, la presse algérienne étant surtout une presse d’opinion. Tout sujet pouvant être politisé fait l’objet d’une polémique dans le but d’attaquer ou de discréditer à coup de divulgations un des clans ou cercle d’influence. Le traitement de la question des violations des droits de l’homme entre tout à fait dans cette logique.

Un observateur non averti est impressionné par la diversité des quotidiens nationaux algériens qui dépassent en nombre ceux des pays européens. Aussi peut on parfois s’étonner de la liberté de ton qu’on y rencontre. Il faut un certain temps pour comprendre que malgré de possibles écarts, exceptionnels, la ligne rouge tracée ne peut être dépassée. Le contrôle qui en découle s’effectue dans les rédactions elles-mêmes par le biais d’une censure digne de celle des années du parti unique. De nombreux journalistes de la presse gouvernementale de la période du parti unique se sont recyclés dans la presse privée dite indépendante comme directeurs, rédacteurs en chef, éditorialistes. Si leur position n’est pas toujours confortable, ils bénéficient tout de même d’un certain pouvoir, d’une influence certaine et d’une protection.

Les journalistes subalternes et pigistes travaillent dans une précarité absolue : salaires dérisoires, conditions de travail incertaines, pressions multiples, menaces.
De nombreux journalistes ont été tués durant les années 1993-1996. Officiellement, ils auraient été victimes des groupes armés islamistes mais de nombreux indices indiquent que des sphères proches du pouvoir sont impliquées dans certains de ces assassinats. A ce jour, aucune enquête sérieuse n’a établi les responsabilités et désigné les commanditaires de ces meurtres. Cinq journalistes ont disparu, dont trois victimes d’enlèvements par les services de sécurité. D’autres ont connu des arrestations arbitraires, tortures et détention.

Si la menace n’est plus celle des années précédentes, il n’en demeure pas moins qu’elle continue d’exister sous forme d’intimidation et pressions judiciaires, notamment de la part de potentats locaux, tirant leur pouvoir de l’administration qu’ils représentent ou qui les couvre, des influences qu’ils exercent, de leur accointances avec les services de sécurité ou les « barons de l’import ». C’est la raison pour laquelle il est très difficile d’enquêter sur les affaires de corruption.

Les harcèlements judiciaires comme instrument de répression

S’ajoute à ces difficultés, les nouvelles contraintes qu’entraîne le projet d’amendement du code pénal adopté par le Parlement le 16 mai 2001 et qui prévoit avec l’article 144 bis des peines de deux mois à un an et des amendes de 50 000 à 250 000 dinars (750 à 3 750 euros) alors que le salaire d’un pigiste est d’environ 15 000 dinars, contre l’ « atteinte au Président de la République en termes contenant l’injure, l’insulte ou la diffamation, soit par l’écrit, le dessin ou par voie de déclaration, et ce, quel que soit le moyen utilisé : diffusion sonore, image, support électronique, informatique ou autre ». En cas de récidive, les peines d’emprisonnement et les amendes sont « portées au double ». Les poursuites peuvent désormais être engagées directement par le ministère public, sans dépôt préalable d’une plainte. Ces dispositions s’étendent également aux délits commis à l’encontre du « Parlement ou de l’une de ses deux Chambres, de l’ANP » (l’Armée nationale populaire) mais aussi de toute « autre institution publique ou tout autre corps constitué ».

Cet instrument de répression codifie des pratiques déjà bien établies. Pour avoir traité de sujets en rapport avec l’institution militaire, des plaintes du ministère de la Défense ont été portées contre eux. Le 28 janvier 2002, Salima Tlemçani, journaliste d’El Watan, est convoquée par la police judiciaire d’Alger pour un article du 11 décembre 2001 dans lequel elle commente des nominations au Département du renseignement et de la sécurité (DRS). Le 18 février 2002, la Cour d’appel d’Alger requiert un an de prison ferme contre Omar Belhouchet, directeur du quotidien privé El Watan, poursuivi pour « atteinte à corps constitué » et condamné en première instance le 5 novembre 1997. Il était poursuivi par le ministère public pour s’être interrogé en septembre 1995 sur les chaînes de télévision françaises TF1 et Canal + sur les assassinats de journalistes algériens. Belhouchet avait alors dit : « Il y a des journalistes qui gênent le pouvoir. Et je ne serais pas étonné si j’apprenais que certains de mes collègues ont été assassinés par des hommes du pouvoir ». Mi-octobre 2001 Sid Ahmed Semiane, chroniqueur au journal Le Matin, a été violemment frappé par Lotfi Nezzar, pour avoir critiqué son père, le général Khaled Nezzar, ancien ministre de la Défense. Le chroniqueur a porté plainte et été convoqué par la police judiciaire de la Sûreté de la wilaya d’Alger, par le service appelé « atteintes aux personnes » le 24 janvier 2002. En juin 2002 Lotfi Nezzar est condamné à une amende de 1000 dinars (12 euros) pour les nombreux hématomes et ecchymoses qu’a entraînés son agression. Le directeur de la publication, Mohamed Benchicou a été entendu à deux reprises en janvier 2002 par la police judiciaire après la publication d’une caricature et d’une chronique sur les militaires suite à une plainte déposée par le ministère de la Défense.

Le 4 mars la Cour prononce la relaxe pour le directeur d’El Watan. Le caricaturiste au journal Liberté, Dilem, a été condamné par le tribunal d’Alger à une amende de 20 000 dinars (environ 300 euros) pour un dessin sur l’assassinat du président Boudiaf publié le 16 janvier 2002. Si ce n’est pas la Justice qui stigmatise les journalistes, ce sont les responsables de presse eux-mêmes : Un caricaturiste du journal Al Ahdath a été licencié pour un dessin concernant le président et les militaires, publié fin octobre 2002.

Mais même dans les poursuites judiciaires, les organes de presse n’ont pas droit au même traitement. Tandis que les « grands » journaux ayant pignon sur rue notamment à l’étranger connaissent les harcèlements dénoncés ci-dessus, les « petits » sont tout simplement suspendus. Ainsi, et pour rappel, le journal al Maou’id al djaza’iri a été interdit de parution fin novembre 2001 après la publication d’un article sur l’assassinat en novembre 1999 de Abdelkader Hachani, dirigeant du FIS, et d’un second texte à propos des « aveux d’un terroriste » qui avaient déjà été commentés dans la presse. Le ministère de la Culture et de la Communication reprochait au directeur de la publication d’avoir publié des informations « propres à troubler l’ordre public ». Il est à relever que les autres journaux n’ont pas protesté contre cette mesure de suspension.

« Le vrai terrorisme aujourd’hui c’est la mafia locale » (25)

L’autorité de l’Etat et de ses institutions s’affaiblissant graduellement, les potentats locaux, notables, chefs miliciens, barons de « l’import » et gradés militaires se substituent au Droit pour faire justice eux-mêmes. Les correspondants locaux ou de petits journaux en font aussi les frais. Lorsqu’ils ne se laissent pas corrompre ils sont victimes de pressions, intimidations, menaces et agressions.

L’affaire qui a fait le plus parler d’elle concerne le correspondant d’El Watan à Tébessa, Abdelhai Beliardouh. Le jour même de la parution de son article le 20 juillet 2002 à propos du président de la chambre de commerce et d’industrie des Nememchas, M. Saad Garboussi qui selon les dires d’un repenti aurait été « un pourvoyeur de fonds pour le terrorisme » et aurait « participé au blanchiment des fonds du GIA, fruits du crime et du racket qui ont endeuillé les régions de Médéa et de Jijel », Beliardouh est agressé par ce dernier et trois autres fonctionnaires, d’abord à son domicile, puis dans la rue et enfin dans la cave du domicile du président de la chambre dans le but de connaître la source de cette information. Il est libéré après quelques heures. Le 21 juillet la rédaction d’El Watan porte plainte contre M. Garboussi qui sera auditionné pendant de longues heures par le procureur et le juge d’instruction pour être remis en liberté provisoire. Le 19 octobre M. Beliardouh tente de se suicider en avalant de l’acide. Il décèdera le 20 novembre suite aux graves lésions internes causées par la substance corrosive absorbée.

Mais ce ne sont pas que les magnats de la corruption qui tiennent les journalistes. Ces derniers doivent aussi faire face à la répression policière lors des émeutes et manifestations en relation avec les évènements de Kabylie alors qu’ils sont identifiables comme journalistes : le 13 mars 2002, lors de rassemblements de rue, Lotfi Bouchouchi, correspondant de chaîne de télévision TF1 est gravement blessé par une bombe lacrymogène lancée sciemment par un gendarme contre lui ; le 14 mars 2002, lors de la marche organisée par le FFS à Alger plusieurs journalistes sont arrêtés, interrogés dans un commissariat ou malmenés dans la rue ; lors des émeutes en mai et octobre 2002 en Kabylie plusieurs journalistes ont été tabassés .
Les correspondants locaux font régulièrement face aux pressions et harcèlements s’ils osent dénoncer la corruption, le racket ou les liens entre le terrorisme et la mafia. Il est rare que la Justice fasse suite aux dépôts de plainte des journalistes, les policiers, magistrats et politiques locaux craignant soit pour leur vie ou étant corrompus par ces barons. En conséquence, les journalistes s’autocensurent.

4. Situation dans les prisons

La situation dans les prisons algériennes a connu une nette aggravation depuis 1992 avec les arrestations massives de prisonniers politiques qui provoqueront un engorgement jamais connu depuis la guerre de libération nationale. D’anciens maquisards de cette dernière qui connurent les prisons coloniales et qui auront à connaître les geôles de la « seconde guerre d’Algérie » n’hésiteront pas dans leurs témoignages à préférer de loin les conditions d’incarcération du temps de la colonisation.

Un témoignage poignant d’un étudiant de médecine, ancien prisonnier politique des années 80 (26) au bagne de Tazoult relatait déjà les conditions bestiales de détention, couvertes par les plus hautes instances de l’époque.

L’absence d’Etat de droit, les lois d’exceptions en vigueur, le zèle de certains responsables pénitenciers et de leurs gardiens, couverts et protégés par la police politique et l’absence d’un observatoire indépendant de surveillance de ces lieux de détention ouvriront les portes à l’arbitraire et dont feront l’objet des prisonniers sans défense, toutes catégories confondues (prisonniers politiques et prisonniers de droit commun).

Les informations à propos des prisons, leur nombre ainsi que celui des détenus varie selon la source, ce qui montre déjà les difficultés d’évaluation de la situation. L’Algérie compte 145 prisons (27). L’écrasante majorité des prisons date de la période coloniale. La prison de Serkadji, véritable bagne, date de l’époque turque. Les conditions d’incarcération sont inhumaines pour ne pas dire bestiales. L’exiguïté des lieux, la surpopulation carcérale et les conditions sanitaires déplorables seront responsables de nombreux drames.

La guerre que connaît depuis onze années le pays n’a fait qu’aggraver les choses. Depuis le coup d’Etat de janvier 1992, les prisons algériennes ont connu de nombreux mouvements de protestation (Serkadji les 14 novembre 1992 et 30 mai 1993), durement réprimées, une évasion spectaculaire très suspecte (Tazoult mars 94 avec près de 1000 évadés, dont de nombreux seront tués par la suite au cours d’opérations de ratissages) et d’odieux massacres (Berrouaghia en novembre 1994 avec 49 morts (28) et Serkadji en février 1995 avec plus de 100 morts).
En 1996, en pleine guerre, les prisons algériennes comptaient 46 000 détenus pour une capacité de l’époque de 28 000 places. En 2002, on comptait près de 40 000 détenus pour une capacité globale de 34 173 places selon des sources officielles. Or pour le ministre de la Justice de l’époque, Ahmed Ouyahia, les capacités d’accueil dans les prisons seraient passées de 25 569 en 1992 à 38 173 places. Mais il n’indique pas le nombre de détenus (29).

La surpopulation carcérale par les chiffres et à titre d’exemple : (Année 2002)

Prison Capacité d’accueil Nombre réel de détenus
El Harrach 2100 2800
El Bouni (Annaba) 1000 1600
Sidi Bel Abbés 600 830
Chelghoum Laid (Constantine) 115 233
Serkadji 800 1300
Blida 318 766
Boufarik 120 194

Le taux global d’occupation des prisons en Algérie est de 138 % selon des chiffres officiels (30) .
En 2002, la somme allouée pour l’alimentation d’un détenu était de 50 dinars (0,7 Euros) par jour, ce qui induit une insuffisance patente de la ration alimentaire.

Les conditions médicales sont désastreuses. On compterait officiellement et en moyenne un médecin pour 300 détenus avec des moyens extrêmement limités pour ne pas dire dans certains cas nuls. Soixante (60) centres pénitenciers ne disposent pas de médecin à plein temps. 17 prisons seulement disposent de dentistes avec souvent des fauteuils dentaires en pannes ou absence de produits de traitement des caries ou d’anesthésiques pour les extractions. Quatre-vingt-neuf (89) centres n’ont pas de personnel paramédical.

De nombreux détenus atteints de maladies graves sont laissés sans soins. Nous citerons à titre d’exemple le cas du détenu de droit commun Abdelhakim Mekrini de la prison de Serkadji (Alger) souffrant d’insuffisance rénale. Son avocat, dans un communiqué de presse du 7 février 2002 lançait un appel pathétique aux autorités :

« Un homme se meurt à la prison de Serkadji, faute de soins appropriés. Atteint d’une grave affection rénale, M. Mekrini Abdelhakim n’a pas obtenu son hospitalisation malgré son état critique. Les interventions verbales et écrites de sa défense tant auprès de l’administration pénitentiaire qu’après du ministre de la justice, les lettres recommandées du 1er juillet 2000 et du 11 février 2001 faisant foi, s’étant révélées vaines, l’opinion publique est prise à témoin de l’issue fatale qui menace ce justiciable, avec toutes les conséquences de droit ».

Nous citerons également le cas du citoyen Ali Benhadj, homme politique et prisonnier d’opinion condamné en juillet 1992 à 12 années de réclusion, incarcéré dans des conditions inhumaines à la prison militaire de Blida. Considéré par le pouvoir comme l’un des plus dangereux opposants, il est soumis à un régime carcéral draconien (privation de visites familiales, privation de promenades, brutalités de ses geôliers, mise en isolement…) dénoncé à plusieurs reprises par sa famille et ses avocats. Il souffrirait depuis deux années de rhumatismes et de dorsalgies chroniques laissées sans soins, nonobstant des troubles psychologiques inhérents à son état d’isolement total durant près de douze années. Le groupe de travail de l’ONU sur les détentions arbitraires a constaté dans un rapport publié en mars 2002 que la détention de M. Belhadj est « arbitraire car elle va à l’encontre des articles 9 et 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et des articles 9 et 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques… » (31)

Le 3 décembre 2002, six militants du mouvement contestataire de Kabylie (Belaïd Abrika, Tahar Allik, Rachid Allouache, Mouloud Chebheb, Lyès Makhlouf et Mohamed Nekkah), prisonniers d’opinion, entamaient une grève de la faim à la prison de Tizi Ouzou pour dénoncer leur arrestation arbitraire, les conditions inhumaines de détention et les lenteurs de l’appareil judiciaire. Ils seront du fait de leur action, enfermés dans des cellules d’isolement malgré la dégradation de leur état de santé qui nécessitait une étroite surveillance médicale. L’un des détenus d’opinion, Belaid Abrika sera agressé dans sa cellule par des gardiens, malgré son état de faiblesse. La forte mobilisation tant de l’opinion publique nationale qu’internationale n’aura aucun effet sur l’attitude du pouvoir quant au sort de ces prisonniers. Ils arrêteront volontairement leur grève de la faim le 12 janvier 2003, après 41 jours de jeun.

A coté de tous ces maux que supporte le détenu, l’année 2002 connaîtra une flambée d’incendies dans les prisons, survenues à la même période et de manière pratiquement synchrone dans plusieurs wilayas, laissant perplexes beaucoup d’observateurs. En effet, durant le mois d’avril et début mai, nous assisterons à une série de « mutineries » suivies d’incendies dans plusieurs prisons algériennes (Chelghoum Laid, Serkadji, El Harrach, Constantine, Annaba, Sidi Bel Abbés, Béchar, Relizane…) faisant 45 morts et 169 blessés dont beaucoup de brûlés.

La propagande officielle n’hésitera pas à montrer quelques semaines après la série d’incendies dans les prisons et à travers la télévision officielle, des détenus jouant au …billard et d’autres utilisant des …ordinateurs !!!!

Prisons touchées par les mutineries durant l’année 2002 :
2 avril 2002 : Prison de Chelghoum Laid (Constantine) : 20 prisonniers tués et 22 autres blessés, lors d’un incendie d’un dortoir. La salle 4 de cette prison, d’une superficie de 35 m2, prévue pour 15 personnes, renfermait au moment de l’incendie 42 prisonniers.

30 avril 2002 : Prison de Serkadji (Alger) : 23 détenus meurent brûlés vifs dans la salle 10 suite à un incendie qui aurait été provoqué par les détenus selon la version officielle. Auparavant, un jeune détenu de 19 ans qui aurait été agressé par les gardiens aurait tenté de se suicider. Suite à ce nouveau drame, les familles des victimes se sont constituées en collectif pour réclamer que toute la lumière soit faite sur les circonstances exactes de la mort de leurs parents. Les autorités accorderont une indemnité financière aux familles mais ces dernières ne connaîtront jamais les circonstances de la mort de leurs enfants.

30 avril 2002 : prison d’El Harrach (Alger) Suicide d’un détenu. Il se serait jeté d’une hauteur de huit mètres.

4 mai 2002 : Prison d’El Harrach : 25 détenus brûlés suite à un incendie provoqué par un détenu selon la version officielle.

5 mai 2002 : Prison Boussouf de Constantine : 48 détenus brûlés suite à une mutinerie. Les détenus, révoltés par les conditions d’incarcération avaient mis le feu à leur literie.

5 mai 2002 : Prison d’El Khroub : Tentative de mutinerie, vite maîtrisée.

06 mai 2002 : Mutinerie dans les prisons d’Aïn M’lila (Oum El Bouaghi) et d’El Bouni (Annaba) pour protester contre les conditions de détention.

08 mai 2002 : mutinerie à la prison de Sidi Bel Abbés. Les mutins incendient leur literie : 1 mort et 3 blessés.

09 mai 2002 : Mutinerie à la prison de Béchar. Des détenus révoltés par les conditions de détention mettent le feu dans leurs cellules : 54 blessés.

09 mai 2002 : Mouvement de protestation pacifique des détenus de la prison de Relizane pour réclamer une amélioration des conditions de détention. Pas de victimes.

18 novembre 2002 : Incendie à la prison de Tébessa : 20 détenus, souffrant d’asphyxie transférés à l’hôpital.

5. Violence politique

(Voir l’étude détaillée dans l’annexe : La violence politique par les chiffres)

En cette fin d’année, L’Algérie entre dans sa douzième année de guerre et d’état d’urgence. Attentats, embuscades, bombes, massacres, ratissages, bombardements des maquis, arrestations, tortures continuent de hanter l’esprit des citoyens, avec leur lot de morts et de blessés et leur flot de sang et de larmes.

Trente quatre wilayas sur les quarante huit ont été touchées par cette violence politique, soit près de 71 % du territoire.
Sur un échantillon de près de 600 actes de violence politique et opérations militaires, les wilayas les plus touchées sont : Boumerdés (68 cas), Tizi-Ouzou (63 cas), Bouira (48 cas), Ain Defla (39 cas), Alger (36 cas), Jijel (30 cas), Chlef (29 cas), Médéa (27 cas), Blida (26 cas), Skikda (24 cas), Batna (22 cas), Tiaret (19 cas), Relizane (18 cas), et Tipaza (17 cas). (Voir détails dans chapitre : Répartition des actes de violence politique selon les wilayas dans Annexe).
Selon la presse algérienne, près de 1500 citoyens (32) , toutes catégories confondues (civils et militaires) auront ainsi rejoint la liste non exhaustive des victimes de la tragédie nationale. Près de 900 autres auront été blessés dont des dizaines handicapées à vie (amputations ou paralysies dues aux explosions de bombes ou de mines) en cette année 2002.

Les civils continuent à être les principales victimes de cette guerre. Six cent trente personnes ont perdu la vie, soit 44 % des cas. Tout comme le nombre de blessés est très élevé : 479 cas, soit 54% du total des blessés.

Les pertes des principaux protagonistes de ce conflit tendent à s’égaliser : 375 militaires, policiers et miliciens (soit 27%), contre 410 éléments des groupes armés d’opposition (soit 29%).

Le nombre de blessés reste élevé chez les militaires : 394 cas, soit 45% de la totalité des blessés, alors que le nombre de blessés dans les rangs des groupes armés est très faible : 12 cas retrouvés dans le décompte de presse, soit 1%.

La moyenne mensuelle des pertes humaines, toutes catégories confondues, est de 117 morts. Celle des pertes civiles est de 52 morts. Quant à celles respectivement des services de sécurité et des groupes armés d’opposition, elles sont de 31 et 34 morts.

Plus de 400 actes de violence politique (attentats, bombes, embuscades, faux barrages avec pertes humaines, massacres…) ont été perpétrés durant l’année écoulée.

Près de 170 opérations militaires et autres ratissages avec le plus souvent bombardements des maquis par l’artillerie et les hélicoptères de combat, ont eu lieu dans plusieurs régions du pays.
La persistance de la guerre, la distribution d’armes à certaines catégories de citoyens, la multiplication des groupes armés, le tout dans un climat de décomposition sociale et d’Etat de non-droit a entraîné le développement de groupes maffieux et d’un phénomène de banditisme, se cachant derrière les groupes armés d’opposition pour racketter les populations à travers de faux barrages dressés sur les routes, de véritables razzias de villages isolés, le vol de cheptel avec assez souvent l’assassinat des malheureux bergers. Cette situation de déliquescence ne fait qu’élargir un peu plus les zones d’insécurité. La presse a rapporté plusieurs cas de ce banditisme engendré par la guerre. A titre d’exemple, nous citerons :

En janvier 2002, la police démantèle un réseau de vol de voitures dans la région de Tizi-Ouzou, dirigé par deux miliciens qui se faisaient passer pour des maquisards islamistes et dressaient de faux barrages, leur permettant de récupérer des véhicules (33) .

Arrestation en février 2002 à Fraihia (Mascara) d’un milicien qui s’était spécialisé dans le vol de cheptel, en se faisant passer pour un maquisard islamiste (34) .

Un groupe de huit malfaiteurs se faisant passer pour des maquisards islamistes arrêtés en février 2002 à Draa El Mizan (Tizi-Ouzou). Ils se seraient spécialisés dans les faux barrages et le racket des automobilistes. Les services de sécurité auraient retrouvé chez eux des tenues militaires et de fausses barbes (35) .

Quatre miliciens, se faisant passer pour des maquisards islamistes, seront surpris le 31 décembre 2002 par la police dressant un barrage sur la route Les Issers – Chabet El Ameur (Boumerdés) pour racketter les citoyens. Sous l’effet de surprise, trois d’entre eux prendront la fuite. Le quatrième, grièvement blessé alors qu’il tentait de fuir, sera arrêté (36) .

Une bande de malfaiteurs qui se faisait passer pour un groupe de maquisards islamistes, sera démantelée en mai 2002 à Tizi-Ouzou. Cette bande s’était spécialisée dans les faux barrages et le racket des automobilistes dans les régions de Bouzeguène, Aïn El Hammam, Freha et Ouaguenoun (37) .

Dix sept personnes seront arrêtées fin août 2002 par les services de sécurité à Haï Zitoun (Saïda). Ils se faisaient passer pour des maquisards islamistes et rackettaient les citoyens sur les routes en dressant des barrages (38) .

Les massacres de populations isolées et sans défense, n’épargnant ni vieillards, ni femmes ni enfants se sont poursuivis cette année avec 56 massacres rapportés par les services de sécurité ou la presse privée. Ces actes barbares auront coûté la vie en 2002 à près de 370 personnes dont plus de 70 enfants.

En l’absence d’enquêtes sérieuses, il est pratiquement impossible de connaître avec certitude les auteurs de ces crimes contre l’humanité, les communiqués officiels et la presse se contentant de désigner le « GIA » comme responsable de ces tueries alors que ce dernier ne revendique plus ces crimes depuis des années. Si par le passé le GIA endossait la responsabilité de certains actes, en identifier et les commanditaires et les exécutants était dans la majorité des cas impossible. Les écrits de ce groupe n’ont jamais été sérieusement authentifiés, et les assaillants ou les présumés assaillants – s’ils sont poursuivis – sont souvent abattus sans qu’aucune enquête n’établisse leur degré d’implication dans ces crimes. Les quelques uns d’entre eux qui sont arrêtés et condamnés par la justice, le sont sur la base d’instructions bâclées, de procès expéditifs sans que les véritables responsabilités soient établies. La difficulté provient également de la multiplication des acteurs armés : si des groupes armés islamistes continuent de commettre des assassinats et des massacres, il existe aussi des milliers de miliciens, des mercenaires commandités par des groupes d’influence et des bandits qui s’acharnent sur les populations civiles dans le cadre de rapports de force entre clans du régime, pour des raisons économiques ou des règlements de comptes personnels.

Poser ouvertement la question des responsabilités dans les massacres relève encore du tabou en Algérie. Ceux qui osent rassembler les éléments, pour le moins troublants, mettant en cause la version officielle et autorisée, et s’interroger sur l’existence d’escadrons de la mort ou la manipulation de groupes armés par les services de sécurité algériens sont traités de « complices du terrorisme ». Pourtant de plus en plus de témoignages d’officiers font état de l’implication directe et indirecte du DRS (Département du renseignement et de Sécurité, ex-SM ) et d’unités spéciales de l’armée dans les massacres. Depuis des années l’opposition et les organisations de défense des droits de l’homme exigent la mise en place d’une commission d’enquête internationale et indépendante que le pouvoir algérien refuse catégoriquement sous prétexte d’ingérence.

Quelques cas de massacres perpétrés en 2002 (39) :
Samedi 2 février 2002 : Douze citoyens tués et neuf autres blessés à un barrage dressé par des hommes armés au lieudit Rezarza, près de Médéa.

Lundi 4 février 2002 : Neuf citoyens tués et quatre autres blessés à un barrage dressé par des hommes armés en tenue militaire à Sidi Lakhdar (Aïn Defla).
Treize membres de la famille d’un milicien (famille Serdoun) massacrés par un groupe armé à Sidi Amar (Aïn Defla).

Vendredi 19 avril 2002 : Sept membres d’une même famille (Chaïbi), dont quatre enfants, massacrés par un groupe armé près de Sidi Akacha, près de Ténès (Aïn Defla) et quatre autres blessés. Le père de famille, appartenant à la milice locale a échappé à la mort.

Mercredi 24 avril 2002 : Seize personnes appartenant à deux familles nomades (Dekia et Rabhi) massacrées par un groupe armé au lieudit Dhaïet Nabla, (Tiaret). Parmi les victimes figureraient neuf enfants et quatre femmes.

Mercredi 1er mai 2002 : Onze personnes appartenant aux familles Salim et Bekkar massacrées par un groupe armé au quartier Benseghir de Tiaret.
Vingt personnes appartenant aux familles Rakhrakh, Bengasmia et Djaâdi massacrées par un groupe armé à Ksar Chellala (Tiaret).

Mercredi 29 mai 2002 : Vingt-trois personnes appartenant à des familles de nomades (Familles Chouli et Nayène) massacrées par un groupe armé à Sendjas (Chlef).

Mardi 11 juin 2002 : Douze personnes circulant à bord d’un bus, massacrés à un barrage dressé par un groupe armé à Médéa. Dix autres personnes blessées.

Vendredi 28 juin 2002 : Quinze citoyens tués suite au mitraillage de leur bus à un barrage dressé par des hommes armés aux Eucalyptus (El Harrach).

Vendredi 05 juillet 2002 : Explosion d’une bombe dans un marché de Larbaâ (Blida) : 38 morts et plus de 50 blessés.

Mardi 09 juillet 2002 : Dix personnes dont cinq enfants appartenant à la famille Boualem massacrées et deux autres blessées par un groupe armé dans un quartier de Tiaret.

Jeudi 18 juillet 2002 : Dix citoyen(ne)s dont une famille de 5 personnes (Medjadji) tués par un groupe armé à Sobha, près de Boukadir (Chlef).

Jeudi 15 août 2002 : Vingt-six citoyens appartenant à trois familles (Guenfoud, Rabhi et Brahimi), dont treize enfants massacrés par un groupe armé au douar El Khodr, dans la commune de Harchoun (Chlef)

Jeudi 12 septembre 2002 : Onze citoyens massacrés à Bouhdoud, près de Sidi Lakhdar (Aïn Defla) par des hommes armés qui avaient dressé un barrage routier. Quatre véhicules incendiés par les assaillants.

Mardi 1er octobre 2002 : Quinze personnes appartenant à la famille Tebrour, massacrées par un groupe armé à Oued Chorfa (Aïn Defla). Parmi les victimes figurent neuf femmes et trois enfants.

Mardi 15 octobre 2002: Treize élèves d’une école coranique de la commune d’El Hadjadj (Chlef) tués par balles et un autre blessé par un groupe armé en tenue militaire.

Jeudi 24 octobre 2002 : Vingt et un citoyens appartenant à la famille Akil sont massacrés et quatre autres blessés par un groupe armé au douar M’Rabtine, près de Boukadir (Chlef). Parmi les victimes figurent huit enfants et huit femmes.

Mardi 29 octobre 2002 : Huit personnes appartenant à la famille Ben Amer massacrées par un groupe armé au douar Sidi Bouaissi, près de Sidi Okacha (Chlef). Parmi les victimes, figurent deux cousins miliciens, des femmes et des enfants.

 

6. Les émeutes et autres manifestations de protestation contre les conditions de vie

Les graves événements qu’avait connue la Kabylie durant le printemps 2001 et leur tragique bilan (près de 120 morts), donneront le coup d’envoi d’une série d’émeutes et de manifestations de protestation à travers le pays contre l’injustice, l’incurie des gouvernants et la dégradation vertigineuse des conditions de vie des citoyens, émeutes qui se poursuivront en cette année 2002.

La population excédée par des conditions de vie déplorables, aggravées par plus d’une décennie de guerre et devant la démission des autorités, trouvera la rue comme seul et unique exutoire pour exprimer son ras-le-bol. Une coupure d’électricité privant des jeunes sans loisirs, de voir un match de football à la télévision, une erreur d’arbitrage dans un stade, la provocation d’une fille dans la rue par un gendarme ou un accident de circulation peuvent provoquer aujourd’hui une émeute en Algérie avec saccage et incendie des édifices publics. Les citoyens sont désabusés et décontenancés par le laxisme et la désinvolture de leurs gouvernants à tous les échelons. Des villes et villages sans éclairage, des pénuries d’eau s’étalant sur plusieurs jours pour ne pas dire semaines, l’absence de transports, la distribution inique de logements, le chômage endémique sont autant de facteurs d’explosion d’une population à qui on aura fait perdre tous ses repères.

Pour cette année, le pays aura connu près de 600 émeutes ou autres mouvements de protestation sur 30 wilayas, (soit 62,5 % des wilayas touchées par ce mouvement de révolte) Une grande partie de ces manifestations aura lieu dans les wilayas Tizi-Ouzou (39,9%), de Béjaïa (28,5%), Bouira (7,5%), Boumerdés (6%), Alger (2,9 %). et Skikda et Sétif (2,2 %). (Voir détails chiffrés dans annexe)

Ces émeutes feront sur l’ensemble du territoire national, 12 morts et plus de 1100 blessés. Plus de 560 arrestations seront opérées par les services de sécurité.

Les dégâts matériels seront considérables, touchant essentiellement les édifices publics (mairies, daïras, impôts, écoles, parcs communaux, sièges de la Sonelgaz et des eaux….), les sièges de partis politiques (37 sièges dont 21 pour le seul parti du FFS). (Voir détails dans Annexe).

Liste non exhaustive de citoyens tués au cours d’émeutes et autres manifestations de protestation contre les conditions de vie : (Par ordre chronologique).

Lyés Bettar, 17 ans, originaire de Tiliouacadi, près de Sidi Aïch (Béjaïa), grièvement blessé le jeudi 21 mars 2002 à la tête par une balle de Seminov, lors des émeutes de Chemini (Béjaïa), succombe à ses blessures à l’hôpital de Tizi-Ouzou où il avait été transféré.
Rachid Bellahcène, 14 ans, collégien, grièvement blessé par un tir de grenade lacrymogène le 24 mars 2002 lors des émeutes de Seddouk (Béjaïa) succombe à ses blessures lors de son transfert à l’hôpital.

Idriss Benattou, 30 ans, marié, grièvement blessé par une grenade lacrymogène, avant d’être violemment heurté par un camion de police le 24 mars 2002 lors des émeutes de Seddouk (Béjaïa), succombe à ses blessures de 30 mars à l’hôpital de Tizi-Ouzou.

Mohamed Rihane, 18 ans, originaire d’Almabouamane, près de Timizart (Tizi-Ouzou), grièvement blessé à la tête lors d’un tabassage par les services de sécurité le 26 mars 2002 à Fréha (Tizi-Ouzou), succombe le lendemain à ses blessures (hémorragie cérébrale).

Mohand El Hocine Naït Lamara, 19 ans, lycéen, originaire du village d’Abouhassant, près d’Aïn El Hammam (Tizi-Ouzou) est tué le 28 mars 2002 par balle lors d’affrontements près de la brigade de gendarmerie d’Abi Youcef (Aïn El Hammam).

Azeddine Yousfi, 36 ans, marié et père de 2 enfants, demeurant à Tassaft, près de Beni Yenni (Tizi-Ouzou), tué par un tir de grenade lacrymogène près de la brigade de gendarmerie de Tassaft le 29 mars 2002.

Djamel Tounsi, 25 ans, originaire de Mizrana (Tizi Ouzou), est tué par arme blanche le 1er avril 2002 à Tigzirt suite aux affrontements avec les gendarmes.

Lahcène Sebas, 15 ans, lycéen, demeurant à Tizi N’Braham, commune de Bouandas (Sétif) tué par balles le 30 mai 2001, lors d’une manifestation de rejet des «élections » législatives.

Karim Amini, jeune citoyen de Maatkas (Tizi-Ouzou), est tué par balle par un commerçant du village le 8 octobre suite à une manifestation pour protester contre les « élections » communales.

Zahir Bouremoua dit Djamal, 21 ans est mortellement blessé par balle par un policier à Toudja (Béjaïa) le 9 octobre (veille des “élections” communales).

Saddek Ait Mansour dit Nabil, 22 ans, grièvement blessé par balles à la tête par les services de sécurité le 4 novembre 2002 à Seddouk (Bejaia) succombe à ses blessures le 14 février 2003 à l’hôpital de Tizi-Ouzou après plus de trois mois de coma.

Mdouad Abdou, 19 ans, tué par balles par un policier le 1er décembre 2002 à Azzaba (Skikda) lors des manifestations de protestation.

Quelques cas de citoyens grièvement blessés au cours d’émeutes et autres manifestations de protestation :

Bouzid Oudène, grièvement blessé (traumatisme crânien) lors des émeutes de Chemini (Béjaïa) le 21 mars 2002 est hospitalisé au service de réanimation de l’hôpital de Béjaïa.

Camélia Kadi, 17 ans, grièvement blessée au visage par une grenade lacrymogène qui aurait atterri à son domicile à la cité des Genêts à Tizi-Ouzou le 26 mars 2002.

Rabah Hamdi, 18 ans, grièvement blessé à la tête par un tir de grenade lacrymogène le 28 mars 2002 lors des émeutes survenues dans la ville de Tizi-Ouzou. Admis à l’hôpital de Tizi-Ouzou.

Nassim Tagmount, grièvement blessé à l’œil suite aux affrontements avec les services de sécurité à Irdjen (Tizi-Ouzou) le 27 mai 2002. Evacué sur l’hôpital Mustapha (Alger).

Mohand Boukir, 25 ans, blessé par balles le 28 mai à Akbou (Béjaïa).

Fethi Titouh, 16 ans, blessé par balles à Tazmalt le 30 mai.

Nassim Aïdli, 18 ans, demeurant à El Kseur, blessé par balles au bassin le 30 mai.

Noureddine Khimouzi, 15 ans, collégien, demeurant à Akbou, blessé par balles le 31 mai.

Les victimes sont souvent abandonnées à leur triste sort, en dehors des premiers soins d’urgence. Ce qui amène leurs familles ou elles-mêmes à lancer des appels pathétiques à leurs concitoyens, à travers la presse, afin de leur apporter une aide financière pour pouvoir se soigner convenablement.

Deux exemples illustrent ce désarroi des victimes et/ou de leurs familles :
Saddek Ait Mansour, originaire de Seddouk (Béjaïa), grièvement blessé à la tête en novembre 2002 et hospitalisé au service des soins intensifs de Tizi Ouzou dans un état comateux. Sa famille et ses amis lanceront à travers la presse (Liberté du 5 décembre 2002) un appel en vain aux âmes charitables pour son transfert urgent dans un hôpital européen. Ce jeune citoyen succombera malheureusement à ses graves blessures cérébrales le 14 février 2003, avant son transfert à l’étranger.

Mourad Mehiouz, originaire d’Ait Farah (Tizi Ouzou), lancera, lui aussi un appel aux âmes charitables (Le Matin du 2 janvier 2003) : « Etant victime des événements du printemps noir et souffrant de troubles mictionnels et érectiles ainsi qu’une présence de sperme dans les urines, suite à l’agression sur ma personne par des gendarmes les 25 et 27 avril 2001. Mon état de santé nécessite des soins coûteux. Je lance un SOS aux âmes charitables pour me venir en aide ».

 

7. Combat des familles de disparus

L’une des plaies béantes de cette guerre reste la douloureuse disparition de plus de 4000 à près de 10 000 citoyens, enlevés par les différents corps de sécurité durant cette tragédie et plus particulièrement entre les années 1993 et 1998. Après avoir nié l’existence de ce problème durant de nombreuses années, malgré les preuves irréfutables fournies par de nombreuses ONG et militants des droits de l’homme, le pouvoir en place, et depuis l’arrivée de Bouteflika à la présidence de la République, finira par reconnaître son existence. Ce dernier annoncera lui même le chiffre de 10 000 disparus. Le ministère de l’intérieur parlera lui, de quelques 4000 cas. Un travail réalisé en janvier 2002 par des militants des droits de l’homme (40) réunira 3700 cas.
Les familles de disparus organisées au sein de plusieurs associations (Collectif des familles de disparus, SOS-Disparus, ANFD et associations des familles de disparus de Constantine et d’Oran) mèneront un admirable et courageux combat pour faire entendre leur voix et porter ce douloureux problème à la fois devant les instances nationales et internationales. Elles organiseront dans plusieurs villes d’Algérie dont la capitale, des rassemblements hebdomadaires pour montrer leur mobilisation et leur détermination dans leur quête de vérité. Ces rassemblements feront l’objet plus d’une fois d’une répression brutale de la part des services de sécurité (voir chapitre Atteintes aux libertés de réunion et de manifestation).

L’instance intermédiaire entre le pouvoir algérien et les familles de victimes, le très officiel Observatoire national de défense des droits de l’homme a été remplacé par la Commission nationale consultative de protection et de promotion des droits de l’Homme (CNCPPDH) après l’investiture du Président Bouteflika en 1999. Le Président de la Commission, M. Farouk Ksentini semblait vouloir œuvrer pour établir la vérité sur cette tragédie. Or jusqu’à nos jours les autorités algériennes continuent de nier leur responsabilité dans l’enlèvement et la disparition de milliers de personnes. Elles prétendent que lorsque ces personnes n’ont pas été enlevées par des groupes armés, elles sont montées de plein gré au maquis ou se sont enfuies à l’étranger. Différents procédés ont été élaborés par les responsables algériens dans le but de clore définitivement le dossier des disparus qui de par son ampleur interpelle l’opinion internationale.

– La première en date sera la tentative au début de l’année 2000, de délivrance par les tribunaux de jugements de « disparition », (en vertu des articles 109 à 114 du code de la famille), sous prétexte de régler des problèmes administratifs et d’héritage. Cette procédure plaçait les « disparus » en position anticipée de décès, car quatre ans après ce jugement, le disparu sera déclaré décédé. Ce qui signifierait une clôture du dossier, sans que la famille puisse connaître les raisons de l’enlèvement, le sort réservé aux « disparus » et les responsables de ces actes criminels. C’était une manière de garantir l’impunité aux auteurs de ces crimes contre l’humanité. La majorité des familles s’élèvera vigoureusement contre cette manœuvre juridique qu’elle dénoncera à travers plusieurs rassemblements devant les tribunaux.

– Les familles, du fait de la disparition du père, frère ou époux, chargé de famille, se retrouveront le plus souvent sans ressources et plusieurs d’entre elles vivent à l’état actuel dans un dénuement total. L’administration tentera d’ «acheter » leur silence en leur octroyant une indemnité tout en leur refusant le titre de victimes de la tragédie nationale, bien que leurs parents aient été enlevés par les services de sécurité de l’Etat. Les enfants de « disparus » seront même privés de la modeste prime scolaire de 2000 DA, attribuée à chaque rentrée scolaire aux enfants nécessiteux et enfants des victimes du « terrorisme ». Devant les protestations de nombreuses familles, les autorités iront jusqu’à proposer le statut de « victime du terrorisme » sous condition de ne plus exiger aucune enquête établissant la vérité sur le sort du disparu. Cette pratique sera elle aussi rejetée par les familles et leurs représentations dénonçant la tentative de l’Etat d’instrumentaliser la misère des familles pour les diviser et en récupérer quelques unes.

– La dernière manœuvre en date, en cette fin d’année 2002 et qui a provoqué la colère des familles est la proposition faite par le président de la Commission consultative des droits de l’homme, d’indemniser les familles en leur octroyant une somme de 100 millions de centimes et un certificat de décès (41) . Ce qui signifiait la clôture du dossier en proposant « de l’argent et un bout de papier en échange d’êtres humains », pour reprendre un communiqué des familles de disparus. Par cette maladroite manœuvre, l’Etat reconnaissait implicitement sa responsabilité dans l’assassinat de ces citoyens « disparus ». D’ailleurs M. Ksentini disait dans une interview parue dans Le Monde du 8 janvier 2003 : « Ce qu’il faut comprendre, c’est que ces disparitions sont imputables à l’état de chaos dans lequel l’Algérie s’est retrouvée pendant plusieurs années. L’Etat avait pratiquement disparu de toutes les régions du pays, plus personne ne contrôlait quoi que ce soit, c’était l’apocalypse. On retrouvait des têtes coupées sur le bord de la route. La vie humaine ne valait plus rien, des deux côtés. Tout cela a favorisé des dépassements de toutes sortes, des actes de banditisme, des règlements de comptes, des exécutions extrajudiciaires, etc. »

Dans le mémorandum remis le 5 septembre 2002 à Me Farouk Ksentini et le 17 novembre à la présidence de la République, les familles de disparus préciseront que « l’indemnisation ne saurait à aucun moment remplacer ou annuler un processus de vérité sur le sort de nos enfants. C’est une aide et une solidarité nationales apportées aux familles de disparu(e)s. Les critères fixant ces indemnisations et les modalités de leur attribution doivent être discutés dans la transparence avec les familles des victimes ».

– Afin de réduire au maximum la responsabilité des organes liés à l’Etat, la gendarmerie nationale – tout aussi impliquée dans les enlèvements que les autres services – est chargée des enquêtes suite aux plaintes des familles. Elle indique que sur les 7000 plaintes déposées, elle peut donner des explications dans environ 2300 cas : dans aucun d’entre eux les services de sécurité ne seraient impliqués (42). Toutefois ces enquêtes étant ce quelles sont et vu le peu de crédibilité que leur octroient les familles et l’opinion (43) , d’autres pratiques sont développées par les autorités. Elles ont recours aux « repentis » confirmant le passage de la personne disparue au maquis, à des exhumations de dépouilles des fosses communes ou des puits afin de procéder à des identifications non pas dans le but de mener de véritables enquêtes servant à déceler les responsables des enlèvements mais de clore le dossier une fois pour toute (les familles sont informées des mois après de l’exhumation et les corps ne leur sont pas remis une fois l’identité établie). De même qu’il est prévu une fois les fosses communes localisées de procéder à des tests d’ADN permettant l’identification des corps. Mais jamais il n’est question d’établir la vérité et de rendre justice.

– Les mesures prises ces dernières années et le discours des autorités colporté par M. Ksentini montrent clairement que non seulement il n’y a aucune volonté de résoudre ce problème par le droit mais que l’opinion nationale et internationale doit être préparée à accepter une solution qui exclura tout recours à la Justice. De plus en plus souvent il est question d’amnistie générale, une mesure qui servirait à codifier l’impunité pour les responsables de ces crimes. Le Président de la Commission de surveillance des droits de l’homme avoue que : « les premiers bénéficiaires de cette amnistie seraient les gens qui appartiennent aux institutions accusées d’avoir procédé à ces disparitions. Une telle mesure aurait pour effet d’entraîner la cessation de toutes les recherches. Bien sûr qu’une amnistie profiterait à un certain nombre de criminels, mais elle serait dans l’ordre des choses, et c’est ce qu’on peut souhaiter de mieux à l’Algérie pour tourner la page et aller de l’avant. »

Or les familles de disparus et les victimes de tortures, de détention arbitraire, les familles des victimes d’exécutions extrajudiciaires et de massacres ne se contentent pas « de tourner la page et aller de l’avant » sans que la Vérité soit faite et que la Justice soit rendue.

 

8. Situation des militants des droits de l’Homme

Les menaces et intimidations des défenseurs des droits de l’homme sont une pratique courante en Algérie. Les droits de la personne humaine n’ont jamais été en odeur de sainteté pour les gouvernants. Pour rappel, les membres fondateurs de la première ligue algérienne (LADDH) en 1985 seront arrêtés et condamnés à de lourdes peines de prison pour « atteinte à sûreté de l’Etat ». Cette ligue ne sera agréée qu’au lendemain de la sanglante répression d’octobre 88.
L’année 2002 sera marquée par une répression contre de nombreux militants des droits de l’homme : intimidations, harcèlement des familles, arrestations arbitraires, préfabrication de dossiers judiciaires, procès iniques…). Certains militants seront condamnés lors de procès expéditifs et sur la base de dossiers préfabriqués, d’autres seront réduits à s’exiler, d’autres enfin, menacés de mort passeront dans la clandestinité.

Ces actes d’intimidation traduisent et trahissent le non respect de la part du pouvoir, malgré ses discours lénifiants sur les droits de l’Homme et l’Etat de droit, des différents Pactes et traités internationaux qu’il avait ratifiés et en particulier le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Déclaration des Nations Unies sur les défenseurs des droits de l’Homme.

Nous citerons à titre d’exemple les cas de :
Tahar Larbi
, membre de la LADDH, demeurant à Labiod Sidi Cheikh (El Bayadh), arrêté en octobre 2001 suite aux émeutes consécutives à la dégradation des conditions socio-économiques dans la région. Il sera condamné en appel à sept mois de prison ferme et 5000 dinars d’amende pour «incitation à attroupement illégal, résistance aux forces de l’ordre et dégradation de biens privés ».

Mohamed Hadj Smain, membre de la LADDH, demeurant à Relizane, a eut le malheur d’alerter l’opinion publique internationale et les ONG sur l’existence de charniers à Relizane de citoyens exécutés par la milice locale. Il sera condamné en appel, le 24 février 2002, à une année de prison et 210 000 dinars d’amende. Il sera à nouveau interpellé le 19 février 2002 par des gendarmes et accusé d’incitation de la population de la localité de Bendaoud, située près de Relizane, à la révolte, suite à l’agression perpétrée par un « député » du RND avec son arme à feu contre un citoyen.

Abderrahmane Khelil, membre de la LADDH et de SOS-Disparus, a été l’objet durant l’année 2002 à de nombreux harcèlements et arrestations. Arrêté une première fois le 14 mars lors d’un rassemblement des familles de disparus violemment réprimé. Arrêté une seconde fois le 18 mars suite à un rassemblement des familles de disparus devant le siège de l’ONU à Alger, et arrêté le 19 mai 2002, près de l’université de Bouzaréah. Condamné à 6 mois de prison avec sursis. Sera contraint à s’exiler.

Rachid Mesli, avocat, membre de la LADDH, sera persécuté par la police politique depuis sa libération en juillet 1999 de la prison de Tizi-Ouzou après avoir purgé 3 ans de prison pour « activités terroristes ». Il sera adopté comme prisonnier d’opinion par Amnesty International. Cette persécution le poussera à s’exiler en août 2000 avec sa famille en Suisse où il poursuivra ses activités de militant des droits de l’homme. En 2002, les services de sécurité lanceront contre lui un mandat d’arrêt international pour appartenance à « groupe terroriste armé opérant à l’étranger» (44) . De nombreux citoyens, le plus souvent de Ain Taya et de ses environs où il habitait, et qui l’informaient sur la situation des droits de l’homme, seront arrêtés et torturés.

Mahmoud Khelili, avocat, militant indépendant des droits de l’homme est l’objet d’une campagne d’intimidation durant les mois d’octobre-novembre après qu’il ait plaidé à Oran l’affaire d’un fonctionnaire qui accusait un général, chef de région, d’être impliqué dans un large trafic de drogue. Il recevra à plusieurs reprises ainsi que son fils des menaces de mort par téléphone. Des individus suspects, à bord de véhicules banalisés, encercleront durant tout un après-midi son cabinet. Un comité de soutien à cet avocat se mettra en place en Europe et l’Observatoire de protection des défenseurs des droits de l’homme dénoncera cette campagne d’intimidation.

Salah-Eddine Sidhoum, chirurgien, militant indépendant des droits de l’homme, avait publié le 11 janvier 2002 en collaboration avec Algeria-Watch et d’autres militant(e)s et à l’occasion du 10e anniversaire du coup d’Etat, un travail sur les disparitions forcées (3700 cas) et les exécutions sommaires (1100 cas). Depuis cette date, sa famille sera harcelée par des menaces téléphoniques nocturnes. Le 15 décembre deux civils se présentent à son domicile pour lui remettre une convocation au PCO d’El Madania, de triste réputation pour ses tortures, tout en sachant que ce chirurgien été passé dans la clandestinité depuis décembre 94 après avoir échappé à un attentat. Ils demandèrent alors à son épouse de se présenter à sa place. Une manière parmi tant d’autres pour tenter de le faire taire (45) .

 

Conclusion

La réalité des faits déchire l’image idyllique que voudrait donner le pouvoir à l’opinion publique internationale d’une Algérie « pacifiée » par onze années d’une politique guerrière dite du tout sécuritaire et qui a montré depuis fort longtemps ses limites. Non seulement cette politique suicidaire n’a rien réglé de la profonde crise multidimensionnelle que vit le pays, mais elle l’a aggravée tant sur le plan politique, social qu’économique.

L’Algérie baigne dans un Etat de non Droit patent et le fossé se creuse profondément et dangereusement entre une population qui subit et un pouvoir déconnecté des réalités nationales qui poursuit sa fuite en avant effrénée. L’injustice et l’arbitraire du régime et de ses institutions factices et délabrées nourrissent le mécontentement populaire et alimentent durablement l’opposition violente d’une jeunesse sans présent ni avenir.

Tout comme les années précédentes, les atteintes aux droits de la personne humaine se sont poursuivies en 2002, comme le montrent les nombreux cas rapportés dans ce rapport. Et leurs auteurs continuent de bénéficier d’une impunité totale.
L’appareil judiciaire continue à servir d’instrument au pouvoir politique pour faire taire toute velléité de contestation de citoyens qui subissent de plein fouet les affres de la crise, alors qu’il reste muet et impuissant pour mener à bien les enquêtes sur de nombreux cas d’assassinats non élucidés à ce jour, les milliers de « disparitions », les massacres de citoyens sans défense, les tueries en Kabylie et les allégations rapportées par des citoyens sur l’existence de charniers en divers points du territoire national (Sidi Moussa, Relizane…).

Sur le plan économique et social, la paupérisation continue à toucher des pans entiers de la population. L’état de guerre et les séquelles de la politique de réajustement structurel imposée par les institutions financières internationales ont précipité la faillite économique. Cette situation de précarité économique et sociale a provoqué l’aggravation des fléaux sociaux (mendicité, prostitution, drogues, banditisme…), la réapparition ou l’extension de « maladies du sous-développement » (tuberculose, typhoïde, choléra, malnutrition….) et l’exacerbation de l’esprit de révolte du citoyen comme le montre le nombre impressionnant d’émeutes durant cette année.
Il est clair qu’il ne peut y avoir d’amélioration de la situation sur tous les plans sans un retour à la paix et à une stabilité politique réelle. Or le pouvoir actuel refuse toute solution politique à la crise, préférant les solutions palliatives qui ont montré leurs limites (tout-sécuritaire, politique de la « concorde civile », gestion chaotique de la crise en Kabylie, manipulations…).

Il est certain que la paix retrouvée et la stabilité politique assurée permettront aux citoyennes et citoyens, libérés de toutes les tutelles, de s’autodéterminer librement et de choisir leur voie pour reconstruire une Algérie de toutes et de tous, ancrée dans ses valeurs civilisationnelles et ouverte sur l’universel. Cet acte salvateur de la Nation est hélas perçu par les tenants du pouvoir comme étant un acte suicidaire et une fin programmée de leurs privilèges.

En l’absence de solution politique, il est illusoire de rétablir la paix, d’améliorer la situation des droits de la personne humaine et de croire à une quelconque relance économique dans ce climat délétère de guerre, d’Etat de non Droit et de corruption généralisée et ce, malgré l’augmentation substantielle des réserves financières nationales qu’a permis la rente pétrolière.
Seul un Etat de Droit et ses institutions démocratiquement élues pourront assurer et garantir le respect de la Dignité Humaine et permettre la mobilisation des citoyens dans la reconstruction du pays.

Notes:
(21) Cité par Abdenour Ali Yahia, Algérie : Raisons et déraison d’une Guerre, Editions L’Harmattan, 1996, p. 69.
(22) Professeur Mohand Issad : « La justice doit être un pouvoir », Le Matin, 8-9 décembre 2000.
(23) Le Quotidien d’Oran, 28 février 2002.
(24) Voir communiqués de presse de l’Observatoire de protection des défenseurs des droits de l’homme du 5 janvier 2002, du collectif des familles de disparus du 5 janvier 2002, de la LADDH du 6 janvier 2002 et de l’ADTH (Algérie – Droits de l’Homme pour tous) du 6 janvier 2002.
(25) Propos d’un correspondant d’un journal algérois à Annaba, cité dans le rapport de Reporters sans frontières, Algérie : La liberté de la presse victime de l’Etat de non-droit, novembre 2002.
(26) Arezki Ait Larbi. Révélations d’un ancien détenu d’opinion. Hebdomadaire L’événement n° 162, semaine du 2 au 8 avril 1994.
(27) Le Matin, 7 mai 2002. Ce chiffre varie selon les sources.
(28) La presse qui à l’époque avait totalement étouffé l’affaire parle aujourd’hui de 200 morts. El Watan, 9 mai 2002
(29) El Watan, 9 mai 2002.
(30) Journée d’étude sur la médecine pénitentiaire, organisée par le ministère de la Justice le 22 octobre 2002 à Alger.
(31) < http://www.algeria-watch.org/mrv/mrvrap/groupe_travail_0302.htm >
(32) Ce chiffre se base sur le décompte de presse et les communiqués des services de sécurité.
(33) El Khabar, 17 janvier 2002.
(34) Le Matin, 5 février 2002.
(35) La Tribune, 4 mars 2002.
(36) Le Matin, 02 janvier 2003.
(37) Liberté, 26 mai 2002.
(38) L’Expression, 5 septembre 2002.
(39) Pour l’ensemble des massacres perpétrés en cette année 2002, voir : Chronologie des massacres par Salah-Eddine Sidhoum, Algeria-Watch, septembre 2002, actualisé mars 2003, < http://www.algeria-watch.org/mrv/2002/bilan_massacres.htm >
(40) Salah-Eddine Sidhoum et Algeria-Watch, < http://www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvdisp/cas_disparitions/disparitions_introduction.htm >
(41) Interview de Me Farouk Ksentini, Echourouk El Yaoumi, 3 novembre 2002. Propos qu’il démentira quelques jours plus tard lors de son passage sur les ondes de la chaîne I de la radio nationale.
(42) Le Monde, 8 janvier 2003.
(43) Ces chiffres indiqués dans Le Monde, cit. op. ne sont pas officiels. Les seuls chiffres avancés officiellement l’ont été en mai 2001 par le ministre de l’Intérieur, M. Yazid Zerhouni, qui devant la Chambre des députés indiqua que des 4880 cas de disparitions déclarées par les familles 978 auraient été “ élucidées ” par ses services. Or ces cas élucidés n’ont jamais été rendus publics, les familles ayant porté plainte ne savent pas comment la gendarmerie mène les enquêtes puisque les témoins indiqués par les familles des victimes ne sont pas entendus et les réponses de la gendarmerie sont standardisées.
(44) Appel urgent Amnesty International Londres 14 novembre 2002. Cas d’appel sur la torture. Brahim Ladada et Abdelkrim Khider. Index AI : MDE 28/020/02
(45) Voir appel urgent Algeria-Watch du 16/12/02 < http://www.algeria-watch.org/mrv/mrvrepr/sidhoum.htm > , la lettre ouverte de Justitia Universalis au président de la République du 17/12/02 < http://www.algeria-watch.org/pdf/pdf_fr/JU_sidhoum.pdf > , l’appel urgent de l’Observatoire de protection des défenseurs des droits de l’homme du 18/12/02 < http://www.algeria-watch.org/mrv/mrvrepr/sidhoum_observatoire.htm > et la lettre d’Human Rights Watch adressée au ministre de la Justice le 20 décembre 2002 < http://www.algeria-watch.org/mrv/mrvrap/hrw_sidhoum.htm >.

www.algeria-watch.org