L’ombre portée de la sinistre époque des ratissages: Disparitions forcées de Djamel Chihoub, Mohamed Grioua et Mourad Kimouche

L’ombre portée de la sinistre époque des ratissages: Disparitions forcées de Djamel Chihoub, Mohamed Grioua et Mourad Kimouche

Algeria-Watch, 6 juillet 2015

La « sale guerre » dans les années 1990 a infligé des souffrances intolérables à des millions d’Algériennes et d’Algériens. Cette guerre officiellement niée n’en finit pas de hanter le présent. La répression démesurée qui s’est abattue sur le pays dès l’interruption des élections législatives le 11 janvier 1992 a entraîné un déchaînement de violence dont les ressorts n’ont toujours pas été mis à nu. Le régime a décrété la fin de tout questionnement sur ses causes et ses responsables. En décrétant en 2006 une « réconciliation » dont lui seul impose les critères et les bénéficiaires, le régime purge celle-ci de toute substance politique en faisant fi des besoins de vérité et de justice des victimes. La « réconciliation » n’est nullement l’aboutissement d’un processus de négociation entre les différents protagonistes de la crise qui garantirait, par le biais d’une forme de justice transitionnelle fondée sur des mesures judiciaires et politique spécifiques, un apaisement dans une société meurtrie au plus profond d’elle-même.

Dix ans après la promulgation de textes de loi décrétant ni plus ni moins l’amnistie pour les agents de l’administration et certaines catégories de membres de groupes armés ainsi que des réparations financières pour certaines victimes le constat n’est pas encourageant. Ce n’est pas la paix et le pardon et enfin la réconciliation qui ont été recherchés. L’objectif réside purement et simplement dans la perpétuation de l’impunité et le musellement de toute demande de vérité et de justice. Les moyens du régime pour réaliser cet objectif consistent dans la répression et des tentatives de corruption de toute voix dissidente qui remettrait en question la version officielle des faits.

Malgré le temps écoulé, la tragédie continue de déterminer la vie de nombreuses familles. Comment surmonter la mort violente d’êtres chers ? Comment survivre à leur disparition quand elle est nimbée de mensonges ? Comment supporter l’impunité pour les responsables de cette mort ? Et comment reprendre une vie normale quand le sort de proches bien-aimés reste inconnu ? C’est la situation dans laquelle se trouvent des milliers d’épouses, de mères, de pères et d’enfants dont un ou plusieurs membres de famille ont disparu. Nombre d’entre eux continuent d’espérer une réapparition 15, 16, 17 ans après l’enlèvement par des agents de l’Etat.

Le coup d’Etat de janvier 1992 a été le prélude d’une répression qui connaît son paroxysme avec les massacres collectifs en 1997-1998. Alors que durant les années 1992-1993 les forces de sécurité ciblaient principalement les cadres et militants du Front Islamique du Salut (FIS), parti sorti vainqueur des élections législatives interrompues, à partir de 1994, ce sont les quartiers des villes qui avaient majoritairement voté pour le FIS qui sont au cœur d’une féroce chasse à l’homme plongeant leurs habitants dans une terreur permanente.

En décembre 1992 un couvre-feu est instauré, il ne sera levé qu’en février 1996 mais encore des années après, la population ne s’aventurait toujours pas dans les rues la nuit tombée. C’est vers le crépuscule qu’opèrent les forces spéciales de l’armée en collaboration étroite avec le Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), la police politique. La méthode est bien connue : un périmètre est bouclé et, dans une violence inouïe, des hommes masqués s’introduisent dans les domiciles, n’hésitant pas à piller, détruire le mobilier, frapper femmes et vieillards et emmener arbitrairement hommes et adolescents. Le tri des prisonniers est effectué en salle de torture. Les uns sont relâchés, les autres jugés par des tribunaux spéciaux sur la base d’aveux obtenus par la torture. Beaucoup de ces captifs disparaîtront, encore d’autres seront retrouvés morts dans les rues, exécutés sommairement.

Les quatre jeunes hommes dont nous évoquons le sort ici ont été arrêtés sans mandat de justice lors d’un de ces innombrables ratissages. Ainsi, le 16 mai 1996 de cinq heures trente du matin à quatorze heures, les « forces combinées » (police, gendarmerie, armée) supervisés par le DRS ont encerclé le quartier de « El Merdja » (situé à Baraki, banlieue est d’Alger). A huit heures du matin, une vingtaine de militaires en tenue de parachutistes de la caserne de Baraki, dirigé par le commandant Betka et accompagnés de deux agents du DRS en civil, ainsi que d’un milicien cagoulé perquisitionnent appartement après appartement à la recherche de suspects. Ils disposent d’une liste de noms et de photos. Ce groupe d’hommes s’introduit dans l’appartement de la famille Grioua et procèdent à une fouille complète. Ils ne trouvent rien mais emmènent Mohamed, jeune homme âgé de 30 ans, célibataire, en déclarant aux parents qu’il est arrêté pour les besoins d’une enquête.

Les militaires se rendent ensuite à l’appartement de la famille Chihoub. Le commandant Betka est à la recherche de Said Chihoub, le fils aîné de la famille qui a quitté le domicile un an et demi auparavant pour rejoindre le maquis. Quand le père déclare ignorer où il se trouve, les militaires se saisissent de Djamel, jeune frère du recherché, âgé de 19 ans, en déclarant « lorsque Saïd se livrera, nous libérerons Djamel ». Le père et le plus jeune frère Mourad tentent de s’interposer aux militaires mais sont frappés et jetés à terre.

L’étape suivante est l’appartement de la famille Boufertella où le fils Fouad est arrêté. Finalement, l’escouade militaire se dirige vers le domicile de la famille Kimouche où Mourad, stagiaire comptable âgé de 23 ans, est emmené au prétexte « des besoins d’une enquête ».

Une vingtaine d’hommes sont arrêtés ce matin-là. Ils sont regroupés, menottés deux par deux, et à onze heures transportés dans des véhicules militaires vers le Collège situé à l’entrée du quartier de Baraki, réquisitionné comme centre de commandement. Après une première vérification d’identité, certains d’entre eux sont relâchés, d’autres transférés à la gendarmerie de Baraki, à la caserne militaire de Baraki ou au commissariat de police des Eucalyptus, dans un quartier proche de Baraki.

Mohamed Grioua, Djamel Chihoub, Fouad Boufertella et Mourad Kimouche sont transférés à la caserne du DRS de Baraki. Le jour même, vers dix-neuf heures, Fouad Boufertella est relâché. Il est blessé à l’œil et au pied. Il rapporte avoir été détenu en présence des trois autres, qu’ils ont tous subi des tortures à tour de rôle. Djamel Chihoub aurait été torturé à l’électricité.

Mohamed Grioua, Mourad Kimouche et Djamel Chihoub sont ensuite transférés au poste de commandement opérationnel de Chateauneuf, où est coordonnée sous l’autorité du DRS, l’action de la police et de la gendarmerie. Toutes les familles ont entrepris de multiples démarches pour localiser leurs enfants et faire intervenir la justice. Toutes apprennent par des codétenus libérés qu’ils seraient passés par d’autres centres de détention secrets, mais ne parviennent pas à confirmer leur présence dans ces lieux. Mourad Kimouche et Djamel Chihoub auraient été détenus au CPMI (Centre principal militaire d’investigation) de Ben Aknoun et à la caserne de Beni Messous, tous deux sous contrôle du DRS.

Saïd, le frère aîné recherché de Djamel Chihoub, est abattu lors d’un accrochage avec les forces de sécurité le 27 juin 1996. Mais Djamel Chihoub, pris en otage, ne sera jamais libéré. La famille subira un autre drame lorsque le 13 novembre 1996 vers vingt-trois heures, une dizaine de militaires de la caserne de Baraki, dirigé encore une fois par le Commandant Betka est assisté par deux lieutenants et deux sous-officiers, s’introduisent de force au domicile et enlèvent le plus jeune fils, Mourad, lycéen âgé de seize ans. Il ne réapparaîtra plus, lui non plus.

Hors de toute supervision ou du contrôle de la justice, il est d’autant plus simple de nier jusqu’à l’arrestation de ces personnes. Ainsi dans le cas de Mourad Kimouche, le juge d’instruction déclare que selon les éléments obtenus du commissariat central, il n’était ni recherché, ni accusé de terrorisme. Aucune enquête n’est diligentée par le parquet alors que des plaintes sont déposées contre des personnes identifiées (comme le commandant Betka), plus grave encore, les magistrats les transforment en plainte contre X. L’Observatoire national des droits de l’homme quant à lui, répond à la famille Chihoub deux ans et demi après leur requête pour l’informer que d’après les résultats d’une enquête de la gendarmerie, Djamel n’était pas recherché et ne faisait pas l’objet d’un mandat d’arrêt.

La famille Grioua quant à elle a déposé plusieurs plaintes auprès de différents tribunaux qui ont toutes été classées sans suite. Pourtant l’Observatoire national des droits de l’homme avait répondu à la famille que Mohamed était recherché et faisait l’objet d’un mandat d’arrêt. Mais curieusement, les autorités militaires et judiciaires qui ont transmis ces informations à l’Observatoire n’ont jamais mentionné que Mohamed Grioua était recherché. Dans les trois cas, des ordonnances de non-lieu ont été rendues, et parfois même par la Cour suprême, de sorte que les parents n’ont pas vu d’autre alternative que de s’adresser dans un premier temps au groupe de travail de l’ONU sur les disparitions forcées puis au Comité des droits de l’homme de l’ONU.

Les familles de Mourad Kimouche et Mohamed Grioua ont déposé une plainte devant l’organe onusien en 2004, celle de Djamel Chihoub en 2008. Le régime d’Alger n’a pas daigné répondre aux sollicitations du Comité dans les deux premiers cas. Pour le troisième, il ne prend pas en considération le fond de l’affaire et se contente d’une réponse standard, telle qu’il la formule dans de nombreux autres cas de disparitions forcées. Celle-ci comprend deux volets : d’une part il n’accepte pas que « ces violations survenues entre 1993 et 1998 fassent l’objet de plaintes individuelles » mais considère qu’elles devraient « être traitées dans un cadre global, les faits allégués devant être remis dans le contexte intérieur sociopolitique et sécuritaire d’une période où le Gouvernement a difficilement dû faire face au terrorisme ». D’autre part il se réfère aux dispositions de la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » promulguée en 2006 qui selon lui prend en compte le problème dans sa globalité. Rappelons que celle-ci interdit depuis février 2006 tout recours à la justice algérienne ce qui contraint les familles qui continuent à vouloir connaître le sort de leurs parents de s’adresser aux organes onusiens.

Les constations rendues par le Comité confirment les violations de principes que l’administration algérienne s’était engagée à respecter, dénonce l’instauration de l’impunité avec l’application des dispositions de la Charte et exige que des enquêtes approfondies sur les circonstances des disparitions soient menées. Plusieurs dizaines de cas de disparitions forcées ont été soumis au Comité ces dernières années et le régime d’Alger réagit de plus en plus violemment en intimidant les familles concernées pour les pousser à se rétracter et retirer leurs plaintes.

Les cas de ces trois jeunes hommes disparus dans la nuit de la sale guerre sont représentatifs d’une situation insoutenable où le mensonge officiel s’appuie sur la brutalité des appareils de sécurité et compte sur le silence pour imposer l’oubli. Un espoir vain tant il est établi qu’une politique de réconciliation nationale ne peut se construire sur l’effacement des mémoires et l’amnésie autoritaire. En Algérie comme ailleurs où de telles atrocités ont été perpétrées, la responsabilité des agents de l’administration, quel que soit leur rang, doit être établie pour que les familles de ces milliers de disparus qui continuent de hanter le présent puissent faire dignement leur deuil. Pour que la société toute entière puisse regarder sereinement l’histoire et les événements dans toutes leurs dimensions. Djamel Chihoub, Mohamed Grioua et Mourad Kimouche font partie de cette longue légion d’hommes et de femmes sans sépultures d’une histoire qui reste à écrire. Hors de la recherche de la vérité sous l’égide d’une justice souveraine il n’est pas de réconciliation ni de conclusion possible à la tragédie.