De Tewfik à Tartag : un criminel contre l’humanité en remplace un autre à la tête des services secrets algériens
Algeria-Watch, 4 octobre 2015
13 septembre 2015, 14 h 44 : coup de tonnerre dans le ciel (pas du tout serein) du sérail du pouvoir algérien. Un très sec communiqué de la présidence de la République annonce qu’elle « a mis fin à ce jour aux fonctions de chef du Département du renseignement et de la sécurité [DRS], exercées par le général de corps d’armée Mohammed Médiène, admis à la retraite1 ». Vingt-cinq ans après sa nomination, le 3 septembre 1990 (par un décret présidentiel resté secret à l’époque), à la tête du DRS, la police politique algérienne, héritière de la redoutable Sécurité militaire de Boumediene, le général Médiène (76 ans), dit « Tewfik » – pourtant spécialement décoré de la « médaille de bravoure » par le ministère de la Défense nationale le 5 juillet 20152 –, est remplacé par l’un de ses anciens adjoints, le général Athmane Tartag (65 ans), dit « Bachir » (de son vrai nom El-Bachir Sahraoui).
Aux origines : la « sale guerre » des années 1990
Régulièrement et faussement donné « partant » depuis 1995 par les ragots récurrents de la presse algéroise3, celui qui a longtemps été considéré, à juste titre, comme l’« homme fort » du pouvoir politique et économique algérien, aurait donc été officiellement « débarqué » par le président Abdelaziz Bouteflika (78 ans), lequel incarne depuis 1999 la façade « démocratique » de l’« Algérie Potemkine »4. Une fable d’autant plus invraisemblable que nul n’ignore que ce dernier, victime d’un grave accident de santé en novembre 2005 (on a parlé alors d’un cancer à l’estomac), puis d’un accident vasculaire cérébral en avril 2013, est depuis lors très diminué ; au point que depuis sa quatrième réélection (frauduleuse comme les précédentes) en avril 2014 à la tête de l’État, il n’est plus qu’une sorte d’ectoplasme politique ne disposant, au mieux et grâce à force drogues, que de quelques heures de lucidité quotidienne. Et donc dénué du moindre pouvoir réel.
C’est pourquoi le tsunami de commentaires qui a accompagné le départ du général « Tewfik » Médiène dans la presse algérienne (officielle comme « opposante », imprimée ou « en ligne ») doit être considéré avec les plus grandes précautions, tant s’y mêlent les désinformations made in DRS et les élucubrations les plus absurdes. Perplexes à juste titre face à ce nouvel épisode relevant de la difficilement décryptable « kremlinologie » algéroise, les médias occidentaux se sont en général cantonnés à l’évocation prudente de la thèse avancée par la plupart des médias algériens : l’éviction du général « Tewfik » Médiène et de son « clan » marquerait le triomphe du « clan Bouteflika », incarné par Saïd Bouteflika, frère cadet du président qui tirerait les ficelles à sa place – dans le but, selon certains, de le remplacer.
Cette thèse résiste mal à l’examen objectif des informations disponibles à tous, et de quelques autres, plus confidentielles, recueillies par Algeria-Watch depuis que notre association s’est engagée en 1997 pour dénoncer les violations des droits de l’homme en Algérie. Algeria-Watch n’est évidemment pas dans le « secret des dieux » qui décident au sein du pouvoir algérien. Mais la persévérance dans la mission que nous nous sommes fixée nous a permis de recevoir régulièrement, au fil des années, nombre de témoignages de qualité (dont plusieurs émanant d’officiers patriotes révoltés par les exactions et la corruption de leurs supérieurs). Ces témoignages, qui ont pu être vérifiés et validés, permettent d’apporter un éclairage utile pour comprendre les vraies raisons du « départ » du général Tewfik.
Ces raisons ne peuvent toutefois être comprises sans un rappel du rôle majeur joué par ce dernier et par son récent successeur dans la « sale guerre » conduite, dans les années 1990, par les chefs de l’armée et du DRS contre la population civile, « coupable » à leurs yeux d’avoir majoritairement voté pour le Front islamique du salut (FIS) en décembre 1991, et dont une infime minorité avait choisi la lutte armée. Sans d’ailleurs que la plupart de ces militants aient alors compris que les « groupes islamiques armés » (GIA) étaient progressivement devenus des « groupes islamiques de l’armée » contrôlés par des agents du DRS ou des islamistes retournés par eux5.
Tewfik et la « machine de mort »
Le général « Tewfik » Médiène a été le principal organisateur de cette stratégie de guerre contre-insurrectionnelle, qui a fait des dizaines de milliers de morts et de disparitions forcées de 1992 à 2000 (une stratégie directement inspirée de la « doctrine de guerre révolutionnaire », ou « DGR », théorisée et mise en œuvre par l’armée française contre le peuple algérien à partir de 1954, lors de la guerre de libération engagée par les nationalistes du FLN6). Autant de crimes contre l’humanité, selon la définition donnée par les statuts de la Cour pénale internationale (CPI). Des centaines d’officiers supérieurs des forces spéciales de l’ANP et du DRS en ont alors été les acteurs ou les complices, tandis que des milliers de soldats du rang n’avaient d’autre choix que de faire le « sale boulot » (comme avant eux les soldats français mobilisés en Algérie pour « casser le bougnoule »). Depuis 1997, Algeria-Watch s’efforce de documenter leurs exactions, dans la perspective d’actions judiciaires qui permettront à leurs victimes de faire reconnaître leurs droits.
Après une carrière parfois chaotique après l’indépendance au sein de la Sécurité militaire, la police politique du régime, Tewfik a été promu à sa tête en 1990 (quand elle est devenue « DRS »), à l’initiative du général Larbi Belkheir qui était alors l’« homme fort » du régime. Déjà considérables, les pouvoirs du DRS et de son chef vont s’étendre encore à partir du coup d’État militaire du 11 janvier 1992, dont les promoteurs déposent le président Chadli Bendjedid et annulent le second tour des élections législatives qui allaient être remportées par le Front islamique du salut (FIS). Avec son adjoint Smaïl Lamari, dit « Smaïn » (1941-2007)7, Tewfik sera ensuite le principal concepteur et organisateur d’une véritable « machine de mort » clandestine visant à « éradiquer » toute opposition – islamiste ou non –, par tous les moyens : torture généralisée, disparitions forcées et exécutions extrajudiciaires par milliers, manipulations des groupes armés se réclamant de l’islam, déplacements forcés de population, élimination systématique des officiers en désaccord avec cette politique… Une entreprise conduite par ces deux hommes en étroite concertation avec les autres généraux « janviéristes » – le putsch a eu lieu en janvier 1992 – à la tête du gouvernement, de l’Armée nationale populaire (ANP) ou du DRS : Larbi Belkheir, Khaled Nezzar, Abdelmalek Guenaïzia, Mohammed Lamari, Mohammed Touati (ainsi que de leurs complices civils). La principale motivation de ces hommes n’était aucunement idéologique ou « républicaine » : il s’agissait pour eux de préserver à tout prix les circuits de corruption et d’enrichissement qu’ils avaient construits à leur profit depuis le début des années 1980, en éliminant ou en retournant tous ceux qui auraient pu les mettre en cause – les islamistes au premier chef – et leurs partisans, par un véritable « terrorisme d’État » – une politique globalement avalisée par les gouvernements français successifs (voire activement soutenue par certains d’entre eux).
Depuis plus de quinze ans, les modes d’action de ce terrorisme d’État, le détail de ses exactions et les noms de leurs responsables ont été largement et rigoureusement documentés par les enquêtes d’ONG nationales et internationales de défense des droits humains, les témoignages d’officiers dissidents et de familles des victimes, ainsi que par des enquêtes de journalistes indépendants8. Ces publications ont attesté que la « guerre contre les civils » des années 1990 en Algérie s’inscrit bien dans le sinistre cortège des tueries d’État industrialisées recensées depuis la Seconde Guerre mondiale : celles où, en dehors des guerres coloniales et des guerres interétatiques, les victimes nationales se comptent à chaque fois en centaines de milliers (Indonésie, Chine, Cambodge, Guatemala, Colombie, Soudan, Congo-Kinshasa, Sri Lanka, Rwanda, Tchétchénie, pour ne citer que les principales).
Certains des crimes contre l’humanité commis alors à l’initiative de Tewfik Médiène et de ses collègues ont notamment été révélés en 2001 par le lieutenant dissident Habib Souaïdia, dans son livre La Sale Guerre, où il relatait les atrocités dont il avait été le témoin9. Puis par un autre officier dissident en 2003, le colonel Mohammed Samraoui, qui a détaillé dans sa Chronique des années de sang les modalités de l’instrumentalisation de la violence « islamiste » par les chefs du DRS et de l’ANP10. En octobre 2003, Algeria-Watch et le militant algérien Salah-Eddine Sidhoum ont publié le rapport Algérie, la machine de mort, qui établissait en détail, témoignages à l’appui, le fonctionnement de l’appareil répressif largement clandestin mis en œuvre par ces derniers11. En 2004, dans un livre de référence, Françalgérie. Crimes et mensonges d’États, les journalistes Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire ont très précisément synthétisé et mis en perspective l’ensemble des informations alors disponibles permettant de comprendre la mise en place de cette « machine de mort », ainsi que la complicité des autorités françaises dans ce processus12. Un travail complété et détaillé, la même année, par le Comité justice pour l’Algérie, organisateur à Paris de la 32e session du Tribunal permanent des peuples consacré aux « Violations des droits de l’homme en Algérie, 1992-200413 ». Et depuis lors, Algeria-Watch n’a cessé de documenter, par de multiples études et communiqués, le rôle du DRS et de son chef Tewfik dans ce terrorisme d’État, toujours actif en 2015, certes sous de nouvelles formes.
Mais force est d’admettre que toutes ces informations, pourtant assez facilement vérifiables, n’ont guère été reprises à l’époque par les médias occidentaux, notamment français, que la plupart ont alors ignorées. D’où leur perplexité quand ils ont dû, dix ans plus tard, tenter d’expliquer les raisons du départ de « Tewfik », parfois qualifié de « dieu de l’Algérie » dans la presse algérienne elle-même. Ces médias ont en effet été les premières cibles du dispositif sophistiqué de désinformation déployé dans les années 1990 par le chef du DRS et ses collègues, visant à cacher la réalité du terrorisme d’État qu’ils mettaient en œuvre : leur pari étant que l’ennemi désigné par eux étant le « barbare islamiste », les médias français et occidentaux fermeraient les yeux sur la barbarie d’État mise en œuvre pour l’« éradiquer ».
Un pari malheureusement gagné pour l’essentiel, comme l’atteste entre mille exemples le silence qui a accueilli en France la publication en 2008 du bouleversant et révélateur témoignage posthume du journaliste algérien Saïd Mekbel, assassiné le 3 décembre 1994 par des « islamistes »14. Dans ces entretiens accordés à l’automne 1993 à la journaliste allemande Monika Borgmann, l’éditorialiste du quotidien Le Matin – où il soutenait pourtant avec constance la politique d’« éradication » des islamistes poursuivie par les généraux janviéristes – expliquait pourquoi il était convaincu que les meurtres d’intellectuels laïques qui se multipliaient depuis quelques mois, attribués aux GIA (ou revendiqués par eux), étaient en réalité commandités par le général « Tewfik » Médiène : il s’agissait selon lui d’un « terrorisme pédagogique », visant à « réveiller la société civile »15. Et il disait sa conviction que s’il était tué à son tour, ce serait sur son ordre.
Tartag, le « monstre » de Ben-Aknoun
Ces rappels – évidemment trop succincts – de la carrière criminelle du général de corps d’armée Mohammed Médiène étaient nécessaires pour expliquer la quasi-sidération qui a suivi, dans les médias occidentaux, l’annonce de son remplacement en septembre 2015 à la tête du DRS par le général-major à la retraite Athmane « Bachir » Tartag, qui fut longtemps l’un des pires exécuteurs de sa « machine de mort ».
De 1990 à mars 2001, le commandant (puis colonel) Tartag a dirigé le Centre principal militaire d’investigation (CPMI, situé à Ben-Aknoun, dans la banlieue d’Alger), une unité dépendant de la Direction centrale de sécurité de l’armée (DCSA), l’une des principales directions du DRS. Durant toutes ces années-là, la caserne du CPMI a été l’un des pires centres de torture et d’exécutions extrajudiciaires du DRS, comme l’ont documenté depuis de nombreux témoignages16.
Celui de l’ex-colonel du DRS Mohammed Samraoui est à cet égard particulièrement significatif. En juillet 1994, alors qu’il était en poste à l’ambassade d’Algérie en RFA, il rendit visite lors d’un passage à Alger à Bachir Tartag, qui avait été autrefois son subordonné et son ami. Voici comment il a rendu compte de cette visite dans son livre : « C’était vraiment hallucinant ! Lors de mon entretien avec le lieutenant-colonel Tartag, j’ai appris que, dès le début 1992, il avait constitué sur ordre du colonel Kamel Abderrahmane [chef de la DCSA], une unité de “commandos” appelée “unité d’action” qui se chargeait non seulement de l’exécution des suspects, mais également de terroriser les familles d’islamistes dans les quartiers considérés comme leurs fiefs. Selon ses propos, “il coupait le soutien aux intégristes qui ne devaient plus retrouver refuge chez leurs parents”.
« Cette unité était constituée de plusieurs groupes de six à dix éléments accoutrés en tenue “afghane” et portant des barbes d’une dizaine de jours. Au milieu de la nuit, à bord de véhicules civils banalisés, ils se rendaient dans les quartiers “islamistes” comme Cherarba, Les Eucalyptus, Sidi-Moussa, Meftah, etc., pour cibler des familles bien précises, celles des islamistes recherchés. Ils frappaient à la porte en criant : “Ouvrez, nous sommes des moudjahidine.” Dès que la porte s’ouvrait, les occupants étaient tous massacrés. Le lendemain, les quotidiens nationaux attribuaient ces crimes aux islamistes ou à la guerre fratricide déchirant leurs rangs. En 1993 et 1994, le bilan quotidien de ces exactions variait de dix à quarante victimes.
« La justification de ces expéditions punitives contre les “durs de la mouvance islamique” était qu’il s’agissait prétendument d’actions “préventives” visant à éviter que les sympathisants du FIS rejoignent les maquis après avoir été libérés des camps du Sud. Mais il s’agissait surtout de terroriser la population et de se débarrasser des islamistes refusant d’être retournés et qui risquaient de bénéficier de la “complaisance” de la justice. Le lieutenant-colonel Bachir me déclara ainsi : “À quoi bon les remettre à la justice si au bout de trois ou six mois ils sont remis en liberté pour nous harceler de nouveau ? Dès que quelqu’un tombe entre nos mains, il ne risque pas d’aller en prison ! Tu vois, on fait faire des économies à l’État !” Quel cynisme ! Sincèrement, j’étais bouleversé : ce n’était plus le capitaine Bachir que j’avais connu à Constantine, gentil, serviable, éduqué, humain… J’avais en face de moi le lieutenant-colonel Tartag devenu un monstre, un mutant17. »
Dans son livre, Mohammed Samraoui révélera également que Tartag était particulièrement impliqué, dès 1992, dans l’infiltration et les manipulations des premiers groupes armés islamistes, puis dans le pilotage des groupes directement contrôlés par le DRS, comme le Front islamique du djihad armé (FIDA) et le Groupe islamique armé (GIA) de Djamel Zitouni18. Parmi les innombrables horreurs perpétrées par ces « groupes islamiques de l’armée », principalement contre la population civile, il faut très probablement inscrire l’assassinat – revendiqué par le GIA – à Alger, le 3 août 1994, de trois gendarmes et deux fonctionnaires français. En effet, écrivent Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire : « Si l’opération semble bien avoir été exécutée par un groupe armé contrôlé par le DRS, celui de l’“émir” Mahfoud Tadjine, adjoint de Chérif Gousmi et numéro deux du GIA, plusieurs témoins affirment qu’elle fut organisée par le colonel Bachir Tartag, le patron du CPMI de Ben-Aknoun. Aucune enquête n’a été diligentée par Paris sur l’assassinat de ses cinq gendarmes et fonctionnaires, mais toutes les informations disponibles montrent qu’il s’agissait d’une vaste manipulation destinée […] à faire basculer la France dans le camp éradicateur19. »
Fort de ses « états de service », Tartag a poursuivi sa carrière criminelle au sein du DRS, jusqu’à être promu général-major en juillet 2011, juste avant (du moins officiellement) de partir en retraite. Il en a été rappelé par « Tewfik » Médiène en décembre 2011 pour être nommé à la tête de la Direction de la sécurité intérieure du DRS (DSI, qui a remplacé la DCE), la plus importante instance de la police politique. Reste à comprendre maintenant pourquoi, quatre ans plus tard, le premier a remplacé le second.
2013-2015 : l’« effeuillage du DRS » et la valse des dirigeants
La question se pose d’autant plus que le départ de Tewfik est intervenu au terme d’une étonnante séquence de deux ans, qui a vu le DRS progressivement « dépouillé » de plusieurs de ses branches (le plus souvent au profit de l’état-major de l’ANP) et l’éviction de plusieurs de ses responsables. Rappelons les principales étapes de ce processus, telles que l’on peut tenter de les reconstituer à partir d’informations (souvent contradictoires) délivrées par la presse algérienne francophone et arabophone (que nous avons tenté de valider par d’autres sources, sans pouvoir assurer toujours la totale véracité de ces informations, tant reste opaque la communication des sources militaires, ANP ou DRS, du régime algérien) :
– juillet 2013 : le colonel Fawzi, directeur de la Direction de la communication et de la diffusion du DRS (chargé du contrôle des médias) est mis à la retraite d’office ; deux mois plus tard, son service est placé sous l’autorité de l’état-major de l’ANP ;
– septembre 2013 : le général-major M’henna Djebbar (qui fut avec Tartag l’un des pires responsables de crimes contre l’humanité pendant la « sale guerre » quand il dirigeait le CTRI de Blida) est démis de ses fonctions à la tête de la Direction centrale de sécurité de l’armée (DCSA) du DRS, laquelle est désormais rattachée au chef d’état-major de l’ANP et dirigée par le général Lakhdar Tirèche ; et le Service central de police judiciaire des services militaires de sécurité du ministère de la Défense nationale, chargé des enquêtes anti-corruption au sein du DRS, passe également sous la tutelle directe de l’ANP. Une semaine plus tard, les deux directions essentielles restant au sein du DRS sont décapitées : le général-major Athmane Tartag est mis à la retraite – il devient « conseiller » du chef de l’ANP, le général Gaïd Salah (73 ans) – et remplacé à la tête de la DSI par le général-major Abdelhamid Bendaoud, dit « Ali », attaché militaire à l’ambassade d’Algérie à Paris ; le même sort affecte le général-major Rachid Lallali, dit « Attafi » (75 ans), qui cède sa place à la tête de la Direction de la documentation et de la sécurité extérieure (DDSE) au général Mohamed Bouzit, dit « Yacef » (61 ans) ;
– janvier 2014 : la « Commission spéciale de sécurité », officiellement créée en décembre 2013 pour gérer la carrière des officiers de l’armée (et du DRS) et composée des chefs de l’ANP et de la police20 entérine les départs en retraite du colonel Fawzi, du général Djebbar et du général Abdelkader Aït-Ouarabi, dit « Hacène » ou « Hassan », jusqu’alors chef du Service de coordination opérationnel et de renseignement antiterroriste (SCORAT) au sein de la DSI (dirigée par Tartag jusqu’en septembre 2013) du DRS ;
– février 2014 : un mois à peine après sa mise à la retraite, le général « Hassan » est arrêté « d’une manière musclée » par des gendarmes et accusé d’« activités séditieuses » (« constitution de bandes armées, détention et rétention d’armes de guerre, fausses déclarations sur le stock d’armes utilisées ou mises à sa disposition dans le cadre de ses prérogatives (lutte antiterroriste)21 ») ; il est « élargi » quelques jours après, puis on n’entendra pratiquement plus parler de cette affaire étrange dans la presse algérienne pendant dix-huit mois ;
– juillet 2015 : le général-major « Ali » Bendaoud, réputé proche de Tewfik, est remplacé à la direction de la DSI par le général Abdelkader (qui dirigeait le CTRI de Blida, de sinistre mémoire, depuis 2005) ; la Direction générale de la sécurité et de la protection présidentielle (DGSPP), qui dépendait du DRS, est rattachée à l’état-major de l’ANP (son patron, le général Djamel Lekhal Medjdoub, est remplacé par le général Nacer Habchi) ; tandis que le général-major Ahmed Moulay Meliani, patron de la Garde républicaine, est remplacé par le général-major Ben Ali Ben Ali, chef de la 5e région militaire ;
– août 2015 : alors que le CSORAT, chargé de la lutte antiterroriste, est rattaché à la DCSA (donc à l’armée), on apprend que le Groupe d’intervention spéciale (GIS, connu comme la « force de frappe » du DRS, unité qui avait été responsable des pires exactions dans les années de la « sale guerre ») est purement et simplement dissous.
Et le 30 août 2015, la presse algérienne rapporte avec force détails que le fameux général « Hassan », l’ancien chef de la lutte antiterroriste au sein du DRS, a été arrêté et incarcéré à la prison militaire de Blida, en attente de jugement pour les « faits graves » qui lui étaient reprochés dix-huit mois auparavant (en substance : au Sahel et en Tunisie, il aurait manipulé, voire directement instrumentalisé, des groupes armés se réclamant de l’islam). Enfin, à l’issue de ces deux années de « valse au sommet », survient logiquement le départ officiel, le 13 septembre, du général Médiène, chef suprême du DRS depuis un quart de siècle.
Peut-on pour autant prétendre, avec la plupart des médias algériens, tous plus ou moins proches jusque-là des hommes de la police politique, qu’il s’agit d’une « vaste opération menée par le clan présidentiel en vue de déstructurer et vider de sa substance le DRS », qui serait devenu une « coquille vide22 » ? Pour trancher cette question, il est essentiel de prendre en compte d’autres facteurs occultés par ces médias – et par la plupart de leurs homologues étrangers, qui les ignorent trop souvent. Quand on ajoute ces « pièces manquantes » d’information au puzzle très incomplet et falsifié proposé par les « sources officielles » pour expliquer les « luttes de clans » au sommet de l’État algérien, après avoir conservé les informations avérées et retiré celles, bien plus nombreuses, relevant de la pure propagande, une image beaucoup plus vraisemblable de ces luttes émerge du puzzle ainsi reconstitué.
Le rôle majeur des pressions américaines dans la prétendue « normalisation » du DRS
Première pièce d’information manquante de ce puzzle : les dessous de la gigantesque prise d’otages opérée le 16 janvier 2013 sur le site gazier de Tiguentourine – à 60 km de la petite ville saharienne d’In-Amenas –, qui s’est soldée par la mort de trente-neuf otages étrangers, un otage algérien et trente-deux assaillants. Dans un article de l’ex-lieutenant Habib Souaïdia23, Algeria-Watch a révélé, un mois après ce drame, ce qui s’est passé alors : selon les informations précises24 qu’il a alors recueillies auprès de « militaires patriotes bien informés » – des officiers qui étaient présents au sein de la cellule de crise constituée sur place par des responsables des forces spéciales de l’ANP et du DRS –, c’est le général Athmane Tartag, alors chef de la DCSA, qui a ordonné aux hommes du GIS, commandés par le général « Hassan », de « tirer dans le tas » : les missiles tirés par leurs hélicoptères ont indistinctement tué les terroristes islamistes et les otages occidentaux qu’ils détenaient (dont dix Japonais, neuf Philippins, six Britanniques, cinq Norvégiens, trois Américains et un Français).
Cette information sur le rôle direct du DRS dans ce drame n’a été reprise par aucun des grands médias occidentaux25. Mais les services de renseignements des principaux États occidentaux impliqués en Algérie (CIA et NSA pour les États-Unis, MI6 pour le Royaume-Uni, DGSE pour la France) l’ont évidemment connue avant Algeria-Watch, tout en se gardant bien de le reconnaître – ce qui les conduira d’ailleurs à exercer des pressions constantes sur les familles des victimes pour qu’elles cessent de se battre sur le plan judiciaire afin d’obtenir vérité et justice.
Dans un autre article que nous avons publié en avril 2015, Habib Souaïdia a donné les clés de ce triomphe de la raison d’État : « Les services secrets occidentaux sauront également très vite par qui leurs ressortissants ont été tués. Mais tenus qu’ils étaient par leur collaboration “antiterroriste” avec les services algériens, ils ont caché cette réalité. Furieux de ce crime du DRS, les chefs des services américains et britanniques ont toutefois fait savoir aux généraux de l’état-major de l’ANP que cela ne devait plus jamais arriver, et qu’ils devaient impérativement mettre fin aux agissements et à l’autonomie des chefs du DRS. D’où le regain de tension entre les deux pôles du pouvoir militaire algérien, qui s’est traduit en septembre 2013 par l’éviction d’importants officiers supérieurs du DRS26. » Telle est en effet, à notre connaissance, la raison majeure de la première vague d’« épuration » au sein du DRS à l’été 2013 que nous avons évoquée, avec l’éviction apparente des généraux-majors Athmane Tartag et M’henna Djebbar, criminels contre l’humanité aux mains trop rouges du sang de leurs milliers de victimes.
Intervient peu après un autre événement essentiel, également pièce manquante dans les puzzles d’information falsifiés proposés par la propagande officielle comme par la plupart des opposants au régime – il y en a certainement d’autres que nous ignorons, mais celui-là, comme le premier, nous semble décisif. Dans un nouvel article publié par Algeria-Watch en avril 2015, Habib Souaïdia – toujours grâce à ses sources au sein de l’ANP – révèle pourquoi l’assassinat en septembre 2014 du touriste français Hervé Gourdel par un groupe armé improbable se réclamant de l’État islamique (agissant en Irak et en Syrie) est très probablement un nouveau coup tordu des chefs du DRS rompus à la manipulation des groupes armés « se réclamant de l’islam ». Et dans cet article, il explique pourquoi cet épisode tragique est d’une certaine façon la conséquence d’un autre survenu à l’été 2013 : l’infiltration, à l’initiative du général Hassan, de « djihadistes » du DRS au sein des maquis salafistes de l’Est tunisien, dans le but de déstabiliser le gouvernement du parti islamiste Ennahda – lequel tombera en décembre 2013. « C’est ce que, explique Souaïdia, selon mes correspondants, des militaires tunisiens ont alors révélé aux services de renseignements américains, qui auraient du coup demandé à nouveau aux chefs de l’ANP d’en finir une bonne fois pour toutes avec ces manipulations des chefs du DRS – d’où l’arrestation (très provisoire) du général Hacène27. »
Avec ces « pièces manquantes », la logique de la singulière histoire de l’« effeuillage » depuis 2013 des prérogatives du DRS de 1990, avatar de l’omnipotente police politique au cœur du régime depuis l’indépendance, apparaît d’une façon sûrement plus conforme à la réalité des débats – et non des « luttes de clans » – au sein d’une coupole mafieuse dont les membres ne partagent qu’un seul et même objectif : durer à tout prix afin de poursuivre l’accaparement et le partage à leur profit (et celui de leurs enfants et de leurs proches) des richesses de l’Algérie.
C’est dans cette perspective qu’ils ont (partiellement) cédé aux exigences formulées par les responsables des services américains et britanniques. Car, comme leurs homologues français, ces derniers n’ignorent évidemment pas le « double jeu » joué depuis le début des années 2000 par les généraux (ANP et DRS) contrôlant le pouvoir réel en Algérie. Un double jeu fondé sur la poursuite de leur politique de manipulation de la violence islamiste – à travers les « groupes islamiques de l’armée » – qu’ils avaient mise en œuvre contre le peuple dans le cadre de leur stratégie « contre-insurrectionnelle » lors de la sale guerre des années 1990. À partir de 2003, ils ont partiellement déplacé au Sahara et au Sahel les actions terroristes des groupes armés islamistes qu’ils contrôlaient directement ou indirectement : GIA, puis GSPC, AQMI, MUJAO, Al-Mourabitoune, Ansar Eddine, etc.28, tandis que certains d’entre eux continuaient à mener des actions sporadiques dans le nord du pays, surtout en Kabylie29. Cela dans un double but : en interne, l’entretien d’un « terrorisme résiduel » permettant aux chefs de l’armée et du DRS de justifier la perpétuation de leur pouvoir autoritaire (avec son cortège de violations massives des libertés élémentaires) ; et, à l’international, de justifier leur rôle de « partenaires incontournables » des puissances occidentales dans la lutte antiterroriste au Maghreb, au Sahara et au Sahel, au motif de leur longue « expérience » en ce domaine.
Duplicité et « jeux de rôles » pour imposer à l’Algérie un nouvel avatar de la police politique
Depuis les attentats du 11 Septembre, les dirigeants américains ont de fait constamment tenu à célébrer publiquement l’« expertise antiterroriste » des généraux algériens30, mais sans être dupes pour autant. Et quand le double jeu de ces derniers a commencé à sérieusement « déraper », notamment avec le drame de Tiguentourine et l’épisode des maquis tunisiens infiltrés, ils ont à l’évidence compris que la « méthode algérienne » devenait plus contre-productive qu’efficace pour tenter de rétablir un minimum de stabilité au Maghreb, après l’intervention militaire de l’OTAN en Libye en mars 2011 (laquelle a détruit le régime dictatorial de Kadhafi au prix d’un chaos régional menaçant d’être aussi durable que celui provoqué par la guerre américaine lancée en 2003 contre l’Irak de Saddam Hussein). Les services américains ont également fait part de leur perplexité quant aux capacités de renseignement opérationnel du DRS, incapable d’anticiper l’attaque d’un site gazier de première importance et de détecter un convoi circulant sur plusieurs centaines de kilomètres dans le désert. Ils ont mis en exergue la déconnexion entre renseignement et unités militaires et ils ont exigé que des mesures correctives soient prises sur ce point. Pour enfoncer le clou, l’armée américaine a annoncé, au printemps 2015, le renforcement substantiel de sa base de Moron de la Frontera en Espagne pour accroître sa capacité d’intervention en Afrique31.
Il est certain que Washington n’apprécie guère le régime algérien, comme en témoigne par exemple le fait que ses relations avec Alger sont principalement gérées par ses services de renseignements et le Département de la défense, tandis que les contacts politiques et diplomatiques restent limités au minimum. Mais les États-Unis doivent tenir compte de la position de la France – laquelle donne sur la question algérienne le « la » au sein de l’Union européenne –, qui accorde de longue date un soutien sans faille au régime antidémocratique de son ancienne colonie. D’où, là aussi, un double jeu de la part de l’administration américaine.
D’un côté, elle se garde bien de dénoncer fortement les graves violations des droits de l’homme perpétrées par le régime algérien, comme d’exprimer ouvertement son inquiétude face à l’incapacité croissante de son gouvernement de façade – celui du très diminué président Abdelaziz Bouteflika et de son inepte Premier ministre Abdelmalek Sellal – de gérer une population réduite depuis 2002 aux émeutes à répétition pour exprimer sa révolte. Un climat social d’autant plus menaçant que l’effondrement des cours des hydrocarbures, seule ressource du pays, remet en question le fondement même de la stabilité du régime : la redistribution clientéliste d’une partie de la rente pétrolière.
Et, d’un autre côté, Washington n’hésite pas depuis 2013 à faire discrètement mais fermement pression (en coordination avec Londres et Paris) sur les vrais « décideurs » algériens, les patrons de l’ANP et du DRS, pour mettre un terme à certains aspects d’un mode de gouvernance devenu inefficace. En témoigne notamment la très discrète « visite de travail » à Alger, le 27 août 2015, du directeur du renseignement national des États-Unis (Director of National Intelligence), James R. Clapper32 : survenant à la veille de l’arrestation du général Hassan et du départ du général Tewfik, cette surprenante visite, sans précédent officiel, semble avoir eu pour premier motif de s’assurer de la bonne exécution des instructions du Pentagone.
Même si bien des aspects de cette affaire restent à éclaircir, il est donc possible d’affirmer sans grand risque que le remplacement de Tewfik par Tartag à la tête du DRS n’est certainement pas – comme l’affirment nombre de médias algériens contrôlés par des hommes d’affaires liés au DRS – le résultat d’une imaginaire « lutte de clans » opposant Saïd Bouteflika, le frère du président, au général Tewfik Médiène, dont il aurait « eu la peau ». Ni même celui d’une lutte farouche entre les chefs de l’ANP et du DRS : même si, depuis la fin de la « sale guerre » qu’ils avaient menée conjointement, ils ont pu diverger – voire s’opposer – sur des choix tactiques, eux-mêmes et leurs successeurs sont restés unis sur l’essentiel, la préservation de leur système de pouvoir (et de leurs richesses issues de la corruption) – dont ils peinent toutefois à trouver des relais dans les jeunes générations.
Il semble en revanche hautement probable que ces vieux « décideurs » ont en partie cédé aux pressions américaines en neutralisant le général Hassan, manipulateur en chef des « groupes islamiques de l’armée » depuis les années 2000 – ce qui pourrait impliquer le reflux de la stratégie d’instrumentalisation du « terrorisme islamiste », privilégiée depuis plus de vingt ans par les généraux. Mais l’indiscutable réduction des pouvoirs officiels du DRS, accompagnée de divers rideaux de fumée destinés à cacher la réalité, est surtout le fruit d’une adaptation très pragmatique aux pressions de Washington. Car le DRS a conservé l’essentiel pour se maintenir au cœur du contrôle de la société : la DSI et la DDSE, les deux directions responsables du contre-espionnage et du renseignement extérieur (à l’image de la DGSI et de la DGSE en France, ou du FBI et de la CIA aux États-Unis).
Tout changer pour que rien ne change…
Reste un paradoxe apparent : si cette opération de « normalisation » du DRS a été déclenchée principalement par les pressions américaines exercées suite à la tuerie des otages occidentaux de Tiguentourine commanditée par Tartag en janvier 2013, pourquoi les responsables des services américains ont-ils finalement accepté que ce soit lui qui remplace Tewfik ?
Selon les informations recueillies par Algeria-Watch aux meilleures sources, l’explication réside dans le double jeu déjà évoqué des services américains (et de leurs partenaires européens), mis en œuvre pour tenter d’en finir avec celui des généraux algériens : ils ont tout fait (notamment à travers les publications des « experts » de l’antiterrorisme des think tanks financés par le Pentagone et les lobbies néoconservateurs) pour occulter publiquement le rôle des chefs du DRS dans l’instrumentalisation de la « violence islamiste » ; tout en faisant savoir aux « décideurs » d’Alger qu’ils devaient en finir avec cette pratique (dont ils entendent sans doute avoir le monopole).
Le « limogeage » de Tewfik et la nomination de Tartag n’ont certainement pas été décidés en 24 heures, le 13 septembre 2015. Tewfik, qui savait depuis longtemps qu’il était dans l’œil du cyclone américain, n’ignorait pas qu’il n’avait évité son éviction au lendemain de Tiguentourine que parce que d’autres avaient payé pour lui. Il savait aussi qu’il ne bénéficiait depuis cette date que d’un sursis, qui a pris fin avec l’affaire de la manipulation du DRS en Tunisie, cause de la chute du général Hassan.
Selon nos informations, la décision de mettre fin aux fonctions de Tewfik aurait été prise lors de la nomination en septembre 2014 de Tartag en qualité de conseiller de Bouteflika, nomination que Tewfik semble avoir lui-même recommandée, ce qui expliquerait pourquoi il a collaboré aux décisions ultérieures. Son remplacement par Tartag arrangeait en effet Tewfik sur plusieurs points. D’abord, il le protégera contre toute action « malveillante », vu qu’il a été son complice depuis 1992, qu’ils ont ensemble tué, égorgé, torturé, etc. Connaissant bien par ailleurs les réseaux de Tewfik à l’intérieur du DRS, Tartag est le mieux placé pour perpétuer le système qu’ils ont conjointement mis en place. De ce fait, il est également le plus à même de contrer éventuellement les Américains, dans le cas où ces derniers « suggèreraient » d’autres mesures qui n’arrangeraient pas le clan des anciens. Et du fait de son passé de sanguinaire, directement passible du TPI, il fera le nécessaire pour éviter à Tewfik et aux autres janviéristes survivants le passage par La Haye. De même, la promotion de Tartag adresse aux centaines d’officiers du DRS et de l’ANP responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité dans les années 1990 un message clair : leur impunité sera garantie.
Cette nomination a dû faire l’objet d’intenses négociations entre Algériens et Américains qui ont duré un an (septembre 2014-septembre 2015). Car les services de renseignements américains sont également complices d’un certain nombre d’actions attribuées aux groupes « islamistes », au Sahel notamment, et ils ont couvert toutes les turpitudes des Algériens dans ce domaine depuis le 11 Septembre. Seul quelqu’un qui a participé à toutes ces magouilles est en mesure de « veiller aux intérêts » des uns et des autres et donc d’éviter aussi aux Américains pour le moins un grand scandale. Ces derniers craignaient aussi qu’un total démantèlement du DRS déstabilise ce régime qui, finalement, sert leurs intérêts dans la région. La nomination de Tartag est enfin une mesure provisoire : c’est parce qu’il est une sorte d’intérimaire qui devra céder la place à plus ou moins long terme que les Américains ont donné leur accord à sa nomination. Pour toutes ces raisons, Tartag arrange aussi Bouteflika, Gaïd Salah et probablement la plupart des chefs de régions militaires.
Ainsi, derrière les changements d’hommes, les mouvements de structures bureaucratiques, les changements d’attributions et de compétences publiquement affichés dans un curieux exercice d’« opacité transparente », le système de pouvoir reste intact, hors des institutions et hors de tout contrôle démocratique. Ces jeux de chaises musicales dans un théâtre d’ombres ne peuvent dissimuler l’essentiel : l’immuabilité d’un système fondé sur la répression des libertés publiques et l’interdiction de toute activité politique autonome pour maintenir le contrôle absolu de la dictature sur la rente. Ces modifications formelles très scénarisées sont ordonnées selon un storytelling destiné à accréditer la thèse de changements décisifs. Mais rien ne change dans le fonctionnement du pays. Le lifting du DRS annoncé à grand fracas ne signifie aucunement la fin du régime.
Notes
1 « Athmane Tartag nouveau chef du DRS en remplacement de Mohamed Médiène admis à la retraite », Algérie Presse Service, 13 septembre 2015.
2 Hadjer Guenanfa, « Le général Toufik décoré de la médaille de bravoure », TSA, 5 juillet 2015.
3 Voir par exemple : S. Ghazi, « Patron de la puissante DRS depuis 1990, le général Toufik serait partant », El Watan, 23 avril 2001.
4 Sur cette notion, voir notamment nos articles de 2001 et 2012 : « Le livre qui a ébranlé l’Algérie. Entretien avec François Gèze », Politis, 28 juillet 2001 ; Algeria-Watch, « Algérie 2012 : un régime de vieillards sanguinaires en fin de règne », 11 janvier 2013.
5 Voir Salima Mellah, Le Mouvement islamiste algérien entre autonomie et manipulation, CJA/TPP, www.algerie-tpp.org, mai 2004.
6 Sur la « DGR », voir notamment trois ouvrages essentiels : Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte, Paris, 2004 ; Marie-Catherine et Paul Villatoux, La République et son armée face au « péril subversif » (1945-1960), Les Indes savantes, Paris, 2005 ; Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, Paris, 2009.
7Algeria-Watch, « Le général Smaïl Lamari et les massacres de 1997 », 3 septembre 2007.
8 Nombre de ces documents sont accessibles sur le site Web d’Algeria-Watch, notamment à partir de la page « Violations des droits humains ».
9 Habib Souaïdia, La Sale Guerre. Le témoignage d’un ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne, La Découverte, Paris, 2001 (voir à ce sujet la page du site Algeria-Watch « Autour du livre La Sale Guerre »).
10 Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang. Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes islamistes, Denoël, Paris, 2003 (sommaire et introduction accessibles sur Algeria-Watch).
11Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, Algérie : la machine de mort, octobre 2003.
12 Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie. Crimes et mensonges d’États, La Découverte, Paris, 2004 (sommaire et introduction accessibles sur Algeria-Watch).
13 Dix-neuf dossiers très détaillés, accessibles sur le site Web consacré à cette session du TPP (algerie-tpp.org).
14 Monika Borgmann, Saïd Mekbel, une mort à la lettre, Téraèdre/Dar al-Jadeed, Paris/Beyrouth, 2008.
15 Voir la recension de ce livre par François Gèze, « Algérie : révélations posthumes du journaliste Saïd Mekbel », Rue89, 27 février 2008. Voir également Algeria-Watch, « Vingt ans après : décembre 1994, l’assassinat de Saïd Mekbel, le journaliste qui avait dû “avaler ce qu’il sait” », 3 décembre 2014.
16 Voir notamment Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, Les Centres de torture et d’exécution, octobre 2003 (dossier établi pour le Comité Justice pour l’Algérie à l’occasion de la session du Tribunal permanent des peuples consacré à l’Algérie).
17 Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang, op. cit., p. 199-200.
18 Voir également Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie. Crimes et mensonges d’États, op. cit., p. 385 sq (« Djamel Zitouni, un “émir” du DRS »).
19Ibid.
20 Voir Algeria-Watch, « Algérie : explications sur la crise au sommet du pouvoir », 10 février 2014.
21 Ali Graichi, « Le général Hacène interpellé. Adjoint du général Toufik, il est accusé d’activités séditieuses », Algérie Express, 8 février 2014.
22 Voir par exemple, parmi des centaines d’articles de la même veine : Yacine Babouche, « Comment le DRS est devenu une coquille vide », TSA, 6 septembre 2015 ; Madjid Makedhi, « Louisa Hanoune : “L’Algérie ouverte à tous les vents…” », El Watan, 17 septembre 2015 (dans cette interview, l’ex-opposante trotskyste ralliée de longue date au régime répète ainsi l’antienne de la propagande officielle, n’hésitant pas à apporter son soutien aux chefs criminels du DRS : « Avec tout cela, Tartag a donc hérité d’une coquille vide. Quel est l’objectif de la destruction du DRS et de l’emprisonnement du général Hassan ? Pourquoi exposer un homme de cette pointure à un jugement de la CPI ? C’est une fragilisation de l’institution »).
23 Habib Souaïdia, « Révélations sur le drame d’In-Amenas : trente otages étrangers tués par l’armée algérienne, au moins neuf militaires tués », Algeria-Watch, 11 février 2013.
24 Sauf sur le nombre exact de victimes, qui était alors encore incertain.
25 À l’exception d’un documentaire télévisé britannique, très peu relayé, Siege in the Sahara, Channel 4, 3 septembre 2013.
26 Habib Souaïdia, « De l’assassinat d’Hervé Gourdel à la déstabilisation tunisienne : manipulations et intox des services secrets algériens », Algeria-Watch, 27 avril 2015.
27Ibid. L’information nous a été confirmée par ailleurs par des sources tunisiennes de haut niveau.
28 Voir notamment à ce sujet : François Gèze et Salima Mellah, « “Al-Qaida au Maghreb”, ou la très étrange histoire du GSPC algérien », Algeria-Watch, 22 septembre 2007 ; et François Gèze, « Le jeu trouble du régime algérien au Sahel », in Michel Galy (dir.), La Guerre au Mali. Comprendre la crise au Sahel et au Sahara. Enjeux et zones d’ombre, La Découverte, Paris, 2013.
29 Où surgira, en septembre 2014, un très improbable et éphémère groupe Jund al-Khilafah fi Ard al-Djazaïr (Soldats du califat en terre d’Algérie), qui revendiquera son allégeance à l’État islamique (« Daech ») pour justifier l’atroce exécution du touriste français Hervé Gourdel (voir Habib Souaïdia, « De l’assassinat d’Hervé Gourdel à la déstabilisation tunisienne : manipulations et intox des services secrets algériens », loc. cit.).
30 Voir par exemple, parmi des centaines d’articles de la même eau dans la presse algérienne depuis 2001 (comme des « copier-coller » répétés ad nauseam une année après l’autre) : Mouloud Aït-Chaâlal, « Rapport du département d’État américain sur le terrorisme dans le monde. L’Algérie, un “leader agressif” dans la lutte antiterroriste », Le Jeune Indépendant, 3 mai 2004 ; Brahim Takheroubt, « Lutte contre le terrorisme en Afrique. L’ambassadeur des États-Unis encense l’Algérie », L’Expression, 2 octobre 2013 ; Yazid Alilat, « Lutte antiterroriste : Washington encense l’Algérie », Le Quotidien d’Oran, 3 mai 2014.
31 « Official : Spain approves permanent US base for Africa force », AFP, 29 mai 2015.
32 Cherif Bennaceur, « Il effectue une visite inédite : le directeur du renseignement américain à Alger », Le Soir d’Algérie, 29 août 2015.