Mohammed Smaïn, condamné pour dénonciation des crimes commis par des chefs miliciens

Mohammed Smaïn, condamné pour dénonciation des crimes commis par des chefs miliciens

Algeria-Watch, 5 octobre 2007

Mohammed Smaïn dirige le bureau de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH) de Relizane et milite depuis des années aux côtés des familles de disparus. Les personnes victimes de disparition forcée ont pour un très grand nombre d’entre elles été enlevées par des milices, créées dès 1994, dans la région de Relizane. A la recherche de la vérité, Mohammed Smaïn a du affronter les chefs miliciens, notamment le notable Mohammed Fergane, maire de Relizane entre 1994 et 1998.

Mohammed Fergane, Mohammed Abed, maire de Djediouïa, et sept autres miliciens avaient déposé en février 2001 une plainte contre Mohammed Smaïn pour « diffamation » et « dénonciation de crimes imaginaires » après la parution d’un article de journal dans lequel ils étaient nommément mis en cause dans des enlèvements et exécutions. Condamné en première instance le 5 janvier 2002 à deux mois de prison ferme, cette peine a été multipliée par six le 24 février 2002 par la cour d’appel de Relizane ! Condamné donc à un an de prison ferme et 300 000 dinars de dédommagement au profit des plaignants, M. Smaïn a introduit un pourvoi en cassation devant la Cour suprême. Celle-ci devait siéger le 22 septembre 2007. L’audience a cependant été reportée au 20 octobre, car aucun des témoins des deux parties n’avait été convoqué.

Les familles de disparus accusent M. Fergane

L’affaire qui oppose les deux parties remonte à 2001. Dès 1999, grâce au concours d’habitants de la région, M. Smaïn avait localisé une douzaine de charniers à Relizane et les environs et pris des photos. Le 26 mai 2000, M. Smaïn s’était rendu à Sidi-M’hamed Benaouda, au lieudit Kharrar et avait photographié le charnier qui s’y trouvait. Le 6 février 2001, le quotidien arabophone Er-Ray, informé par des familles de disparus alarmées par des rumeurs faisant état de déplacement de charnier, prend contact avec M. Smain pour se rendre à cet endroit que des ouvriers avaient découvert deux jours plus tôt, le 4 février 2001, lors de travaux d’installation d’une conduite d’eau. Rapidement, le périmètre a cependant été bouclé par la gendarmerie, et avec l’aide de membres de la milice locale, les restes d’une vingtaine de dépouilles ont été déplacés vers le cimetière communal pour être enterrés dans des tombes anonymes.

Au moment où Smain se rend à cet endroit avec les journaliste du quotidien, il semble évident qu’un trou de plusieurs mètres carrés avait récemment été comblé et que le sol avait été remué à la pelle mécanique. Le journal en fait sa Une en précisant que les membres de la LADDH de Relizane avaient photographié le site quelques mois plus tôt. Smain est convoqué à la gendarmerie, interrogé pendant des heures sur les sources de cette information et des détails notamment sur le nombre de cadavres déterrés. Officiellement, la gendarmerie aurait découvert sur le lieu du charnier deux engins explosifs, détruits sur place.

Différents organes de presse rapportent ces faits et notamment l’audition de M. Smain par la gendarmerie. Ils relèvent les actes de Fergane et de sa milice en les qualifiant de crimes contre l’humanité. L’ancien maire de Relizane y est cité nommément ainsi que huit autres miliciens : ils seraient les auteurs de l’assassinat en février 1996 de Salah Chahloul, ancien moudjahid qui s’était armé et avait rejoint les milices dès leur création avant toutefois de s’en distancer en raison de leurs exactions. Son fils avait déclaré au journal El Watan du 27 janvier 2001 : « Mon père a été tué parce qu’il a découvert ce que faisait Fergane et son groupe. Ils enlevaient des innocents et les emmenaient au parc communal pour les torturer. Ils les tuaient ensuite dans des endroits inconnus (1). » Les accusations portées contre Fergane sont partagées par de nombreux habitants de Relizane, comme le rapporteront les journaux algériens au moment où ce dernier tombera momentanément en disgrâce en 1998.

La cabale contre Mohamed Smain

Le 21 février 2001, peu après le déplacement du charnier et l’article dans Er-Ray , alors que M. Smain vient d’arriver en France pour une séance de travail, un ami le contacte de Relizane pour lui annoncer que selon certaines rumeurs, la justice aurait émis un mandat d’arrêt à son encontre. Il apprend de son avocat que ce mandat date du 18 février, c’est à dire deux jours avant son départ pour la France. Il décide de rentrer rapidement en Algérie pour régler au plus vite cette affaire. Le 22, il prend le vol pour Oran. Arrivé à l’aéroport, il est arrêté et emmené au commissariat de police d’Es-Senia où il passe la nuit à attendre, assis sur un banc. Le lendemain, le Procureur du tribunal ordonne son transfert vers Relizane. Présenté le 24 au juge d’instruction, ce dernier lui explique qu’en fait le motif de ce mandat résulterait d’un procès-verbal provenant de la gendarmerie signalant sa fuite vers l’étranger. Selon Smain, ceux qui avaient concocté ce plan – en premier lieu les responsables du DRS de Relizane – espéraient qu’il resterait à l’étranger, étant recherché dans son pays, ce qui leur aurait permis de le faire inculper pour une raison fallacieuse et le faire condamner dans un procès monté de toutes pièces. Son retour inattendu aurait torpillé ce plan. Le juge d’instruction ordonne sa mise en liberté sous contrôle judiciaire. Ses papiers d’identité sont confisqués et il est contraint de se présenter tous les samedis entre 11 heures et 13 heures à la gendarmerie. Il n’est pas autorisé à quitter le territoire de la commune de Relizane, ce qui représente une grave entrave à l’exercice de sa profession. La décision de contrôle judiciaire à laquelle il est soumis depuis février 2001 est enfin levée en juin 2002 et ses papiers d’identité lui sont restitués (2).

Le procès en diffamation se transforme en procès « des charniers »

Le procès en diffamation qui se déroule le 29 décembre 2001, offre pour la première fois aux familles de disparus l’occasion d’accuser devant un tribunal Fergane pour les crimes qu’il a commis avec sa milice, mais pour lesquels il n’a jamais été jugé. Pour la première fois, elles peuvent raconter les enlèvements de leurs proches, les exécutions sommaires, les massacres, leurs souffrances et leur espoir de voir la vérité jaillir. Ce procès dans lequel Smain devait être jugé pour diffamation et dénonciation calomnieuse, sera celui des miliciens et « des charniers » (3). Revient sur le devant de la scène l’assassinat de Salah Chahloul et de quelques autres personnes dont la responsabilité est attribuée par les familles à Fergane et ses hommes. Leurs cadavres ont été découverts dans les « charniers de Djediouïa et Sidi M’hamed Benaouda ».

Fergane prétend que Chahloul était un proche collaborateur qui malheureusement aurait perdu la vie lors d’un accrochage avec des terroristes. Il présente comme témoins trois anciens membres du GIA, repentis depuis, qui confirment ses dires. Mais les familles des victimes et des disparus ne se laissent pas désarçonner par ce qui ressemble fortement à une mise en scène. Ils sont trop nombreux à avoir vu Fergane personnellement participer aux opérations d’enlèvements. Malgré l’insistance avec laquelle ces derniers affirment avoir assisté à la reconnaissance des charniers en question avec Mohammed Smain qui les avait filmés, le tribunal conclut à la diffamation et le procureur requiert une condamnation d’un an de prison ferme contre Mohammed Smain. Le verdict rendu le 5 janvier 2002 prévoit une peine de prison ferme de deux mois et une forte amende. Comme on l’a vu, en appel, cette condamnation a été confirmée et multipliée par six. Smain attend maintenant la décision de la Cour suprême.

Relizane sous l’emprise des milices

Les dérives des milices à Relizane ne sont pas une exception. Dans d’autres régions du pays aussi, des « groupes de légitime défense » (GLD) ont été formés. Avec le soutien des forces militaires locales et notamment les antennes du DRS, ces milices supplétives, ayant pour mission officielle de seconder les militaires dans leur « lutte contre le terrorisme » et de défendre les habitants des attaques de groupes armés, ont terrorisé, racketté, soumis au blocus des populations souvent contraintes de s’enrôler dans ces « armées parallèles » pour avoir la vie sauve. Grâce à l’engagement de quelques défenseurs des droits de l’homme et des familles de disparus, l’opinion publique a pu découvrir un pan des crimes commis par les milices de Relizane.

Le plus important chef milicien dans la région est incontestablement Mohammed Fergane. Il est nommé en octobre 1994 président de la Délégation exécutive communale de Relizane (les DEC ont été installées après la dissolution de toutes les mairies en majorité contrôlées par des élus du FIS). A ce poste et avec l’aide du wali, Brahim Lemhel, il réussit peu à peu à remplacer les maires des autres communes par des hommes à lui, souvent parents. Il règne pratiquement sur les mairies de Relizane, Djediouïa , Hmadna, Zemmoura, Oued Djemaâ, Bendaouad, Ouled Sidi Mihoub et Sidi M’Hamed Benaouda.

Mais déjà en mars 1994, une organisation paramilitaire clandestine, portant le nom de « Groupe antiterroriste » (GAT), est créée sous l’impulsion de certains responsables locaux du DRS, qui en garderont le contrôle. Fergane en est le chef et de nombreux anciens moudjahidine s’y enrôlent en raison des attaques répétées de groupes armés. Début 1995, le corps constitué autour de lui comprend 450 hommes armés. Dans toutes les communes administrées par les hommes de Fergane, des milices lui étant soumises voient le jour

Les premières personnes assassinées portent des pancartes sur lesquelles sont inscrites les initiales GAT. Le groupe envoie des centaines de lettres de menace, commet des attentats contre des personnes soupçonnées de sympathie pour le FIS. Rapidement, il procède à des enlèvements suivis d’exécutions. Les corps des victimes sont dissimulés, souvent enterrés dans des fosses ou jetés dans des puits. Ces personnes comptent parmi les disparus.

Le 6 janvier 2002, un communiqué de la direction de la LADDH expliquera la furie meurtrière de cette période : « En 1995, une quarantaine d’habitations de personnes en fuite ou en prison ont été détruites. Les ratissages se faisaient de jour et de nuit avec des véhicules de l’administration. Les bureaux du syndicat intercommunal de Relizane furent emménagés en salles de torture, avant exécutions extrajudiciaires. L’attentat en 1995 contre le fils de Abed Mohamed, DEC de la commune de Djediouïa , entraîne un massacre collectif. Douze personnes ont été assassinées de nuit, au seuil de leur domicile, par les miliciens de Hadj Fergane, DEC de la ville de Relizane, reconnu par les familles des victimes qui ont déposé des plaintes auprès du ministère de l’Intérieur, et du général Bekkouche, commandant de la 2 e  région militaire. Les massacres répétés, les exécutions sommaires sont expliqués par le pouvoir comme étant des règlements de compte, des affrontements fréquents entre le GIA et l’AIS. »

1998 sonne enfin la fin des forfaits de Fergane, de son parent Abed et de ses hommes. Le président de la République de l’époque, Liamine Zéroual, ordonne une enquête et plusieurs semaines après, au mois d’avril, une douzaine de miliciens sont arrêtés ( dont Fergane, son fils, Abed et son fils), avec pour chefs d’inculpation : enlèvements, assassinats et extorsion de fonds. C’est à ce moment-là que des habitants osent enfin s’exprimer et accusent ces miliciens des massacres commis durant leur règne. Ils racontent par exemple l’exécution de sept personnes en représailles de l’assassinat d’un fils de Abed (4).

L’impunité. une fois de plus

Forts de leurs soutiens au sein du DRS et des autres chefs miliciens – dont certains, à l’instar de Zitoufi, chef milicien dans la région de Ténès, seront des députés du RND (Rassemblement national démocratique), parti de la coalition présidentielle – qui ne veulent surtout pas qu’un véritable procès crée un précédent, les suspects sont remis en liberté provisoire le 16 avril 1998. Depuis, l’enquête est suspendue. Non seulement Fergane bénéficie de cette remise en liberté, mais il prend la tête de l’antenne locale de l’Organisation nationale des anciens moudjahidine et il profite de son poste pour exclure de ce statut une dizaine d’hommes connus pour avoir eu le courage de l’affronter, dont Mohammed Smain. Et surtout, il efface les traces et les preuves de ses forfaits : avec la complicité de la gendarmerie et de l’antenne du DRS à Relizane, il fait ouvrir les fosses communes et exhumer les ossements des personnes dont il avait ordonné l’assassinat.

Cette affaire judiciaire montre une nouvelle fois que la justice algérienne n’a pas pour fonction d’établir la vérité sur les innombrables crimes commis lors des années de la « sale guerre », dans la région de Relizane comme ailleurs, et d’en condamner les responsables. Ceux qui dénoncent les graves violations de droits de l’homme sont poursuivis, menacés et intimidés, tandis que les coupables sont non seulement en liberté, mais continuent de bénéficier de la protection du pouvoir. L’ordonnance d’application (février 2006) de la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » consacre l’impunité pour les forces de sécurité et reste assez floue sur le traitement des supplétifs civils ayant été armés par les militaires. Aujourd’hui, nombre de miliciens conservent leur statut et continuent d’épauler l’armée dans ses actions.

Dans ces conditions, on peut craindre que la Cour suprême ne donne pas raison à Mohammed Smain et refuse de lever la condamnation prononcée contre lui par le tribunal de Relizane. Alors que les responsables des milices de Relizane continueront à bénéficier de l’impunité pour les enlèvements, exécutions et pillages qu’ils ont commis.

Notes

1. Mohammed Smain , Relizane dans la tourmente, Silence ! On tue. , Editions Bouchène, Paris, 2004, p. 154.

2. Idem , p. 135 ss.

3. « Procès des « charniers » de Relizane », Le Quotidien d’Oran , 30 décembre 2001.

4. Liberté , 15 avril 1998.