Algérie, vingt-six ans après le putsch, vingt ans après les massacres de Rélizane : sans reconnaissance, pas de paix sociale

Algérie, vingt-six ans après le putsch, vingt ans après les massacres de Rélizane : sans reconnaissance, pas de paix sociale

Algeria-Watch, 11 janvier 2018

En mémoire à la longue « décennie de sang » (qui en réalité a duré plus de douze ans, de 1992 à 2004) qui a bouleversé l’Algérie, pas un jour ne passe aujourd’hui dans le pays sans que soit évoqué tel assassinat, telle disparition forcée ou tel massacre survenus lors de cette période. La « sale guerre » n’a pas seulement bouleversé des millions de vies, elle a durablement modifié les institutions politiques, économiques et judiciaires.

Algeria-Watch rappelle année après année la date fatidique du 11 janvier 1992 pour ne pas oublier que, ce jour-là, un quarteron de généraux accompagné de supplétifs civils a pris une décision dont les conséquences n’en finissent pas d’impacter la vie quotidienne des Algériens. Ce jour-là, le pays a entamé sa descente dans une zone de non-droit où tous les principes constitutionnels ont été bafoués, pire, la Constitution elle-même a été suspendue.

Un décret sur l’état d’urgence s’apparentant à un état de siège a été promulgué en février 1992. Il a permis sans procès l’internement administratif dans des camps de concentration de plus de 15 000 hommes. Puis une loi antiterroriste a mis en place à partir de septembre 1992 des « cours spéciales », dont les magistrats siégeaient cagoulés et se prononçaient lors de procès expéditifs. Celles-ci ont condamné des milliers de suspects jusqu’à leur dissolution en 1995. L’état d’urgence n’a été levé qu’en 2011, mais l’incorporation en 1995 dans le code pénal de dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme fait que la justice d’exception se perpétue jusqu’à ce jour.

L’arsenal juridique liberticide mis en place depuis vingt-six ans a fortement malmené une pratique judiciaire qui déjà auparavant ne brillait pas par son impartialité. Mais après le coup d’État, les magistrats ont vu leur marge de manœuvre se rétrécir brutalement. D’une manière générale, il est avéré sans contestation possible que l’immense majorité des crimes commis durant la décennie de sang, notamment les plus médiatisés, n’ont pas été élucidés : pas d’enquêtes sérieuses, pas de procès équitables. Des personnes accusées d’assassinats et de massacres ont été publiquement exhibées sans qu’il ait été établi qu’elles les avaient commis. Qu’en est-il par exemple des multiples meurtres de journalistes, imams, intellectuels, défenseurs des droits de l’homme, politiques, etc. ? Sait-on qui a assassiné en mai 1993 le journaliste Tahar Djaout ? Ou le politique, ancien directeur de la tristement célèbre Sécurité militaire, Kasdi Merbah, en août 1993 ? Ou encore le responsable du FIS Abdelkader Hachani en novembre 1999 ? Tandis que des « coupables » ont été désignés sans preuves et condamnés, ou les affaires tout bonnement classées, les vrais responsables et leurs commanditaires courent toujours aujourd’hui.

Paradoxalement, un certain nombre de chefs de groupes armés islamistes qui pendant des années étaient présentés comme des criminels sanguinaires ont été épargnés par la justice algérienne une fois entre ses mains. Qu’en est-il par exemple des anciens dirigeants du GSPC à partir de 1997 (et avant des GIA) Hassan Hattab et Amari Saïfi, alias Abderrezak El-Para ? Depuis 2004, ils ont plusieurs fois été jugés par contumace, alors même qu’ils avaient été arrêtés et déjà condamnés à la peine capitale. Tandis que le premier bénéficierait d’un statut spécial pour avoir fourni des informations utiles selon le ministre de la Justice de l’époque, le sort du second n’est pas connu. Tous deux n’ont toutefois jamais comparu devant un tribunal.

Il est vrai que la « réconciliation nationale » est passée par là. Promulguée en 2006, l’ordonnance d’application prévoyait d’empêcher toute poursuite de membres des services de sécurité et de leurs supplétifs civils (miliciens), mais également l’extinction de l’action publique à l’encontre des membres de groupes armés qui se rendraient aux autorités. Par contre, ceux qui parmi ces derniers avaient commis des massacres, attentats à la bombe ou des viols ne pouvaient bénéficier de ces dispositions. Comment se fait-il alors qu’Hassan Hattab n’ait pas été condamné pour notamment l’un des chefs d’inculpation retenu contre lui, le « dépôt d’explosifs dans des édifices publics » ? Comment est-il possible qu’un certain Fouad Boulemia, condamné en 2004 à la peine capitale pour sa participation présumée aux massacres collectifs de Raïs et Bentalha en août et septembre 1997, ait pu être libéré en mars 2006 alors que la loi ne prévoit pas d’amnistier les auteurs de massacres ?

A ce jour, près de treize ans après la promulgation de la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale », la vérité sur les crimes de la « sale guerre » reste totalement occultée, effacée, par l’État et l’impunité des criminels de l’époque est toujours totale. L’opération « réconciliation nationale » a permis de renforcer la chape de plomb sur les crimes commis par les militaires et leurs supplétifs et par des groupes armés difficilement identifiables. Il est formellement interdit de parler de ce qui est officiellement appelé la « tragédie nationale », sauf pour des personnes autorisées à reproduire la version officielle. Et c’est ainsi qu’il n’est pas possible d’enquêter sur les massacres, d’entendre les survivants et les témoins, de visiter les lieux des drames en toute liberté. S’interroger sur les responsabilités de la tragédie est passible d’une peine de prison ! Les autorités font tout pour entretenir non seulement le mensonge mais également le déni. Aucune commémoration du vingtième anniversaire des massacres dans la wilaya de Rélizane n’a eu lieu en ce début de janvier 2018 alors que plus de 1 000 personnes avaient succombé sous les lames de groupes armés se réclamant de l’islam fin décembre 1997 et début 1998.

Les circonstances exactes et l’identité des véritables protagonistes des nombreux massacres collectifs des années 1990 n’ont jamais été établies, et ce ne sont pas les reportages de journalistes dépêchés en service commandé qui peuvent convaincre du storytelling imposé. Force est de constater que si la propagande déployée depuis le coup d’État ne porte pas les fruits escomptés, le déni imposé ne peut qu’endurcir le traumatisme collectif qui se traduit par un silence accusateur : combien de fois n’a-t-on pas entendu une foule exaspérée scander « Pouvoir assassin ! » ?

Tant que le régime disposait de la manne pétrolière pour calmer les esprits, rares étaient ceux qui demandaient des comptes au-delà de réclamations matérielles et de reconnaissance de statuts de victimes du terrorisme. Ceux qui osaient pourfendre l’État pour sa responsabilité dans les crimes commis en ont subi les conséquences. Rappelons l’affaire de Rafik Belamrania, condamné en novembre 2017 à cinq ans de prison pour avoir rendu publique la décision du Comité des droits de l’homme de l’ONU concernant son père, exécuté sommairement en 1995.

Vingt-six ans après le coup de force de janvier 1992, le régime qui en est issu se sait aujourd’hui, plus que jamais, en sursis. Le contrat tacite conclu avec la population ­ la distribution de prébendes pour prévenir les révoltes ­ se distend chaque jour un peu plus. Avec l’effondrement des prix du pétrole et du gaz, seules ressources d’une économie de prédation dont les responsables corrompus ont été incapables de créer d’autres sources de richesse, les financements multiples qui garantissaient un calme précaire se tarissent. Ces derniers mois, de plus en plus de catégories socioprofessionnelles expriment du coup leur courroux dans la rue. La colère gronde et s’impose par divers canaux : manifestations, émeutes, vidéos virales, réseaux sociaux.

Ce « dégoûtage », comme on dit en Algérie, n’épargne pas les prétendus partis d’opposition, pour la plupart discrédités et rejetés pour avoir à un moment ou un autre participé à ce pouvoir honni. Ceux-ci ne sont ni capables de proposer une alternative ni prêts à affronter ce passé-présent lourd de violences et de mensonges. Tant que la classe politique toute entière ne se confrontera pas à ses propres responsabilités dans la tragédie qu’a vécue l’Algérie, la méfiance à son égard persistera et l’avenir restera hypothéqué. Malgré ce sombre tableau, il faut espérer que la génération qui n’a connu depuis sa naissance que ces vingt-six ans d’une société « verrouillée » par les vieux responsables d’un pouvoir autoritaire saura trouver les ressorts pour participer à la transformation d’une société algérienne « au bout du rouleau ».