«Ils voulaient faire de nous des fous, des sanguinaires»
«Ils voulaient faire de nous des fous, des sanguinaires*»
Dominique Le Guilledoux, Le Monde, 7 mars 1995
*Témoignage d’un policier (titre original inconnu)
La nuit à Alger, Fouad avait l’habitude de se mettre à l’écart. Ses collègues se faisaient ouvrir la porte d’un appartement, ils demandaient : « Tu t’appelles bien Mourad ? », au père de famille mal réveillé, et celui-ci répondait : « Oui, mon nom c’est Mourad. » Une détonation, et l’homme s’écroulait sur le palier. Les enfants accouraient, Fouad s’en allait avec ses collègues, le visage dis-simulé sous une cagoule, la kalachnikov à la main et des comprimés dans la poche. Il fallait réguliè-rement avaler des comprimés pour se tenir éveillé, la nuit, à Alger.
Il y avait une bonne entente au sein de l’équipe et c’est normal, « quand on survit à travers les balles… » Fouad, âgé de vingt-cinq ans, gueulait de temps en temps. Partir comme ça sur une dé-nonciation, un coup de téléphone, une lettre anonyme laissée au commissariat pour une arrestation, voire une exécution à l’aveuglette, « sans savoir si le type était armé, s’il était coupable… » Une fois, un assaut prévu au deuxième étage d’un immeuble avait tourné au carnage. Les collègues, « des copains », avaient tiré sur tout le monde dès le rez-de-chaussée et Fouad leur avait dit : « Attendez, il faut évacuer au lieu de tuer n’importe qui. » Ses collègues avaient répondu : « T’es avec eux maintenant ? »
C’était sans doute de l’énervement car ils savaient que, un matin, sur une grande place d’Alger, Fouad leur avait sauvé la vie. Ce jour-là, l’équipe avait tendu un piège à un tueur du Groupe islami-que armé (GIA), mais celui-ci, venu au rendez-vous, commençait à sentir le coup fourré. Le « terroriste » était jeune, peut-être dix-neuf ans. Il avait le look des nouveaux hommes de main qui sévissent à Alger : habillé branché avec le Jean, le blouson de cuir, le petit anneau à l’oreille et la « ceinture-banane » autour de la taille à l’intérieur de laquelle se trouvait un revolver. Le gamin s’apprêtait à dégainer quand Fouad, toujours à l’écart, tira avant lui. Une balle dans le cœur, sans remords. « Je savais ce qu’il avait fait, et dans ces cas-là, je tue. Je tue avec des preuves, le bon Dieu le sait. Avec le bon Dieu, y aura pas de problèmes. » Fouad se promène aujourd’hui dans les rues de Paris. On le sent admirer les lumières, la foule, la nuit. De moins en moins souvent, il tourne la tête en arrière comme s’il était suivi.
Un jour à Alger, au commissariat, Fouad s’est surpris en train de pleurer. Systématiquement, à l’annonce de la mort d’un policier, ses supérieurs hiérarchiques se contentaient de réagir par deux questions : « Ont-ils pris son arme ? Sa carte professionnelle ? » Il avait aussi en mémoire le com-mentaire d’un petit chef excédé par un collègue grièvement blessé qui réclamait une indemnisation : « Ici, vous êtes payés pour mourir. » Mais là, écrite noir sur blanc sur un télégramme de la direction centrale de la police algérienne, l’interdiction absolue de rentrer chez soi avec son arme si l’on ré-side dans un quartier exposé d’Alger I En clair, il s’agissait d’éviter que les policiers égorgés soient dans le même temps dépossédés d’un pistolet qui irait rejoindre le camp de l’ennemi. « On n’était plus rien. De la merde. Et ils voulaient faire de nous des fous, des sanguinaires. » Fouad habitait la cité des Eucalyptus, l’une des plus pauvres de la capitale, le fief islamiste. Il dormait dans la cui-sine. « Chez nous, on vivait à quatorze dans un deux-pièces. »
Au début, il y eut le doute ; les rumeurs, puis les premières confirmations. Des familles qui, aux obsèques de leur fils policier, refusaient le droit à ses anciens collègues de toucher au cercueil en leur disant : « Ce ne sont pas les islamistes qui l’ont tué, c’est vous ! », sans que ces derniers com-prennent vraiment ce qu’ils voulaient insinuer. Les policiers les plus connus, « les plus justes, les plus aimés » dans les quartiers étaient éliminés « comme pour choquer, révolter les gens ». Un groupe d’inspecteurs de la PJ était réputé pour ses hold-up de bijouteries « sans que personne ne les arrête ». Un officier « visé » par un attentat qui provoqua la mort de plusieurs de ses hommes avait été surpris en train de s’écrire à lui-même des lettres de menaces pour dissiper le doute, car il avait monté l’opération. Un jour, la soupe des 1600 élèves de l’école de police avait été empoisonnée par un gardien de la paix.
Des « Ninjas », du nom de ces commandos spéciaux vêtus de combinaisons et de cagoules, se faisaient descendre dans le dos alors qu’ils étaient suivis par une garnison de militaires. Un inspec-teur, « un ancien truand, c’était de notoriété publique », a reconnu les meurtres de quatorze de ses collègues. Fouad affirme avoir pourchassé une voiture qui venait de commettre un attentat. « On arrivait à bien la “coller”, on était contents. Tout d’un coup, on la voit entrer dans une caserne de la Sécurité militaire. Je le signale à la radio et on me répond : “Mission accomplie, retour au commis-sariat”. » Fouad raconte qu’une autre fois, une voiture-commando avait exécuté un policier, dans la rue. « On avait le numéro d’immatriculation, la voiture allait être identifiée. Puis un silence au tal-kie-walkie. On nous demande finalement d’arrêter les poursuites. »
« Les années passaient et tout se mélangeait. On avait la conviction que l’on tuait aussi à l’intérieur de l’État, qu’il y avait un deuxième terrorisme, légal celui-là, qui en rajoutait. On ne pou-vait avoir confiance en personne. La Sécurité militaire, les gendarmes, la police, tout le monde s’entre-tuait, jouait un double jeu, racontent Samir, Ahmed et Kamel, des amis de Fouad, des poli-ciers eux aussi réfugiés à Paris depuis six mois. On combattait le GIA et on réalisait — on se le di-sait entre nous — que des attentats spectaculaires étaient montés par des services de l’État. L’assassinat de Boudiaf par un tueur isolé, l’attaque du consulat de France, un immeuble entouré de casernes militaires, tout cela était-il possible sans des complicités, des manipulations ? Au sommet de l’État, des gens ont intérêt à entretenir la guerre et à repousser le moment de rendre des comptes, sur l’argent détourné par exemple. » Fouad, Samir, Ahmed et Kamel se voyaient condamnés à tuer sans savoir pour quoi, à se faire tuer sans savoir par qui.
Parfois, la nuit, pendant les tournées, les policiers dialoguaient avec les commandos islamistes. Ces derniers avaient saisi des radios au cours d’attaques et, sur la fréquence des commissariats, les « ninjas » pouvaient entendre : « Le paradis est le destin de nos morts ; l’enfer est réservé aux vô-tres. » Fouad leur répondait : « Toi t’es dans les montagnes et nous, on baise ta sœur ! » Les isla-mistes récitaient des versets du Coran d’une voix douce et disaient calmement : « De toute façon, nous allons vous tuer, un par un. » Fouad s’énervait : « Si t’es vraiment un homme, dépose ton arme, on se donne rendez-vous, on se bat avec nos mains. » Et puis, une fois, à 4 heures du matin, la voiture de patrouille a zigzagué dans un virage : « On a entendu des détonations partout, j’ai senti une balle me traverser la jambe, le chauffeur était mort, je me suis couché sur lui en fermant les yeux. Quand tout était fini, j’ai senti le visage de quelqu’un qui me regardait, puis ils sont partis. J’ai attendu comme ça jusqu’à 7 heures du matin. » A l’hôpital, Fouad avait apporté ses médica-ments, ses pansements et il n’est pas resté long temps : « C’est sans doute un des endroits où un policier peut le plus facilement se faire flinguer. »
Aux derniers jours de l’été 1994, Fouad ne savait plus comment en finir. Cela faisait dix-sept mois qu’il n’avait plus mis les pieds chez lui, dormant dans un bureau du commissariat, donnant son linge à blanchir. Un ami, Kamel, avait osé parler dans un couloir des « provocations et des ma-nipulations de l’État » et, immédiatement, des hommes de la Sécurité militaire avaient fait le guet à son domicile. Les policiers démissionnaires étaient assassinés. Ceux qui restaient en place étaient aussi assassinés. « On recevait par courrier des couteaux miniatures dans des morceaux de tissu. » Et Fouad s’était promis de se réserver la dernière balle afin d’éviter d’être égorgé.
Le ramadan avait été éprouvant. Les attentats n’arrêtant pas — « On finissait par oublier les morts de la veille » —, Fouad était persuadé que « les terroristes » allaient commettre une action au coucher du soleil, ce moment où, après une journée de jeûne, on ne pense qu’à la première seconde de nuit tombée qui autorise à manger. « Je prenais ma soupe sur la terrasse du commissariat, le ka-lach sur les genoux. » Des policiers avaient été torturés par leurs collègues. On les soupçonnait d’être des agents doubles. A l’électricité, un chiffon mouillé dans la bouche, ou accroché à une échelle qu’on laissait tomber, on les faisait parler. « L’un d’eux était devenu fou, prêt à avouer le meurtre de Boudiaf. » Le père de la fiancée de Fouad avait annulé le projet de mariage. « J’aurais été mendiant, éboueur, n’importe quoi, il aurait accepté. » D’ailleurs, la population s’était de puis longtemps interdite d’adresser la parole aux policiers.
Fouad, enfant de cité, avait fait ce métier pour être agent de circulation. Il se souvient des pre-miers mois de 1989 où il re passait son costume, travaillait l’après-midi à un grand carrefour d’Alger, souriant aux filles « en plein soleil ». « On était des Algériens nouveaux quand nous som-mes entrés dans la police. On commençait à avoir des commissaires, des officiers qui n’avaient pas connu la guerre d’indépendance. On croyait aux élections, à la fin de la violence, de la corruption dans les commissariats. On avait appris les procédures de droit. On nous affectait dans les quartiers où nous vivions et, pour les gens des cités, c’était un changement extraordinaire », raconte Ahmid, policier réfugié. Fouad, lui, se contente de dire : « Nous, les policiers, c’était un peu “Le roi est mort, vive le roi !” Prêts à suivre n’importe quel gouvernement… »
D’ailleurs, au début de la guerre, il a bien vu dans sa cité qu’on arrêtait et déportait dans les camps du désert « des jeunes qui n’avaient rien fait ». Il savait que les gendarmes arrêtaient, tortu-raient, relâchaient « jusqu’à ce que le typé craque et prenne le maquis ». « Secrètement, dans ma tête, je pensais que c’était une injustice mais je me taisais. » Fouad n’a pas bronché non plus quand il a enterré des collègues « sans tête, des gamins de dix-neuf ans ». Il n’a rien dit quand ses supé-rieurs lui ordonnaient de tirer désormais sans sommation sur les silhouettes qui se profilaient dans la nuit. « Pourtant, je le savais, dans les cités c’était souvent des jeunes qui se relayaient en laissant leur lit au petit frère pour qu’il puisse dormir trois heures. En attendant, ils fumaient un pétard au bas de l’escalier. » II n’a pas protesté quand, à la fin d’une ronde, on le renvoyait sur le terrain en disant : « Vous ne pouvez pas rentrer comme ça, vos copains sont en difficulté, allez les aider. »
Fouad, à l’occasion, ne respectait pas les instructions. Il faisait semblant, par exemple, d’aller sur le lieu d’un attentat. Il n’avait aucun espoir de retrouver un logement car, affirme-t-il, les chefs s’étaient attribué les nouveaux appartements normalement destinés à des policiers comme lui habi-tant dans les fiefs du GIA. Son ami Ahmid avait réussi à quitter Alger, à la faveur des vacances. De Paris où il s’était réfugié, il lui adressa une lettre volontairement provocatrice : « Reste dans ta merde puisque tu l’as voulu. » « Ici, dit Fouad, c’était le lavage de cerveau. On devenait des vampi-res à force de vivre la nuit. Et les consignes de tirer sur tout ce qui bouge… » Souvent, il partait tout seul au bord de la mer à 5 heures du matin : « Sur la plage, je criais, ça sortait… »
Quand il obtint, lui aussi, un congé assorti d’une autorisation de sortie du territoire, Fouad remit sa carte de police juste avant de prendre l’avion sans pouvoir prévenir sa mère. A Paris, il a rejoint Ahmid, Kamel et les autres policiers réfugiés. Certains ont sous-loué des locaux dans des garages de banlieue, d’autres vivent chez des parents. Demandeurs d’un statut de réfugié politique, ils ne se font guère d’illusion sur l’issue de la procédure et dans l’attente d’un renouvellement — également improbable – de leur visa, ils survivent sans argent, vendant quelques sacs « fantaisie » dans les cou-loirs de métro et distribuant des prospectus dans les rues de Paris. Un jour, Fouad a rencontré par hasard un ami d’enfance à Barbès. « Il était du FIS et moi, j’étais policier, on s’en foutait. » Les deux hommes se sont embrassés plusieurs fois. « Comment, ça va ? Ça va, et toi, comment ça va ? » Fouad dit qu’entre eux, « c’était la bonne entente ». Il se sent moins policier maintenant. « Ils nous ont trop bouffé, trop laissé tomber », explique-t-il en parlant de ses chefs. Contre eux, il voudrait que « justice soit faite ».