Algérie : paroles de flic
Algérie : paroles de flic
Jacques Girardon, L’Express, 12 septembre 1995
Écœurés et terrorisés, nombre de policiers algériens ont choisi l’exil. Peu acceptent de témoi-gner. L’inspecteur Ali l’a fait.
L’obstination des militaires algériens à programmer pour le 16 novembre une élection présidentielle qui sera boycottée par 70 % de la classe politique entraîne une recrudescence de la violence. L’attentat du 2 septembre à Meftah, près d’Alger, qui a détruit un commissariat et plusieurs immeubles abritant des familles de policiers aurait fait des dizaines de morts. La police paie un lourd tribut à cette guerre civile larvée qui ravage l’Algérie depuis bientôt quatre ans. Résultat : de nombreux policiers ont fui leur pays découragés, écœurés par ce qu’ils voient et ce qu’on leur fait faire, mais avant tout terrorisés.
Peu d’entre eux acceptent de témoigner, surtout quand leur famille est restée au pays. Même s’ils ne sont pas exempts de partialité, les récits de ceux qui s’y risquent, se recoupant, font apparaître la situation actuelle dans toute son horreur. Ali (un pseudonyme, bien sûr) est l’un d’eux. Il a trouvé refuge dans une capitale européenne. Mais pas Paris, où la Sécurité militaire (SM) algérienne est trop bien implantée. « Non seulement ils ont des réseaux de mouchards, mais ils envoient régulièrement, sous couvert de stages qui ne trompent personne — surtout pas la police française — des dizaines d’hommes en mission spéciale », affirme-t-il. 35 ans, policier depuis une quinzaine d’années, Ali s’est enfui il y a sept mois. Il était inspecteur et ses responsabilités dans l’Algérois le plaçaient en position d’observateur privilégié.
Tout ce qu’on entend sur les progrès des forces de l’ordre, c’est de la guerre psychologique, raconte-t-il. Si ce que dit le gouvernement était vrai, la guerre serait finie depuis longtemps ! En fait, la situation des policiers est terrible. Ils sont coincés entre les terroristes et la Sécurité militaire qui les tue aussi. Des policiers sont liquidés parce qu’on les soupçonne de sympathie pour le FIS ; parce qu’ils osent critiquer les comportements inhumains de certains de leurs collègues ; parce qu’ils démissionnent. Plusieurs fois, en poursuivant la voiture des meurtriers de policiers, il a fallu abandonner à l’entrée de la caserne de la SM à Ben Aknoun, où les tueurs allaient se réfugier. Bien entendu, les morts sont mis sur le compte des groupes armés.
C’est l’anarchie. Les policiers sont terrorisés et ils se comportent comme des bêtes sauvages. Ils volent, violent, massacrent. Ils ne se rendent même pas compte de ce qu’ils font. lls ne savent plus s’ils sont vivants ou morts : la vie, ils ne la sentent plus. On a installé des lits de camp dans les commissariats, où ils dorment, mangent, vivent. Ils ne voient plus leur famille. Ils ne peuvent même pas sortir seuls boire un café sans avoir peur d’être tués. Ils sont confinés dans un univers de bom-bes, de mort, de sang et dans leur tête, ça ne tourne plus rond. La nuit, ils se soûlent, se droguent ou prennent des pilules pour dormir.
« La lutte antiterroriste ? S’ils se retrouvent à proximité du lieu d’un attentat, ils rebroussent chemin et reviennent en groupe une fois que c’est fini. Ensuite, ils se vengent de leur peur sur des innocents. Dans mon quartier, à Alger, je connais tous les groupes armés. Ils s’y promènent souvent, au grand jour. En armes. Bien entendu, des informateurs préviennent aussitôt la police de leur arrivée. Que fait cette dernière ? Elle attend leur départ ! Puis débarque dans la cité et s’en prend aux familles : vols, destructions, arrestations arbitraire (qui entraîneront d’affreuses séances de torture), viols, meurtres… Et tout cela sera mis sur le dos des groupes armés. C’est de la folie. Jamais la population ne pourra se réconcilier avec sa police ! »
Pour l’avenir, Ali, on s’en doute, juge minimes les chances du pouvoir. Il a toutefois des arguments : « On ne le dit pas, mais les groupes armés ont beaucoup d’armes, affirme-t-il. Ils en ont volé énormément. Même des armes lourdes, comme les mortiers, qu’ils n’ont pas encore utilisés. Ils en ont aussi acheté : à une époque, tout rouleau de tissu importé en Algérie contenait une arme ! Les généraux ne pourront venir à bout des islamistes. Il vaudrait mieux qu’ils s’en aillent tout de suite, ça économiserait des vies. »