Le témoignage d’un officier: « La sale besogne pour rien… »

ALGERIE : les conséquences du transfert en résidence surveillée du président et du vice-président de l’ex-Front islamique du salut (FIS)

Le témoignage d’un officier: « La sale besogne pour rien… »

Le Monde, 16 septembre 1994

 » Je l’avais bien prévu, constate Mounir, mi-figue, mi-raisin : on nous a fait faire la sale besogne pour rien puisque l’on revient à la case départ…  » L’annonce de la mise en liberté surveillée d’Abassi Madani et d’Ali Benhadj le confirme donc dans ses pronostics, mais aussi dans le bien fondé de son exil volontaire en France, depuis bientôt trois mois.

La quarantaine, l’oeil vif derrière de fines lunettes, grand amateur de musique classique et de bonne chère, Mounir a fait carrière dans l’armée. Après de classiques études militaires dans l’ex-Union sovié-tique, comme bon nombre de cadres de l’Armée nationale populaire (ANP), il a gravi rapidement pour ne pas dire aisément, les échelons de la hiérarchie. Commandant, il attendait même une brillante promo-tion au début de l’année.

S’il reste discret sur ses différentes affectations, ses amitiés au sein des services de la Sécurité militaire la fameuse  » SM  » indiquent, sinon qu’il en a fait partie, du moins qu’il en était très proche. Il ne cache pas qu’il a participé, activement et à un haut niveau, à la lutte antiterroriste, que  » tout au début, dit-il, l’on a cru pouvoir gagner « .

 » Mais, quoi qu’on en dise, ajoute-t-il, l’armée algérienne reste une armée du tiers-monde où l’incurie, la gabegie, les luttes intestines rendent inefficaces les meilleurs plans de bataille !  » Elle reste cependant un corps solide qui ne s’est pas désagrégé sous les coups de boutoir des groupes armés islamiques.  » Bien sûr, réplique Mounir, mais elle s’épuise lentement et le moral, depuis longtemps, n’y est plus. Non seulement à la base, ce qui est somme toute compréhensible, mais aussi parmi les officiers subalternes qui sont les plus exposés. « 

 » 50 000 militaires, grosso modo, participent à la lutte antiterroriste, raconte-t-il. Le dixième de ce qu’avait engagé la France au plus fort de sa répression contre l’Armée de libération nationale (ALN). Lorsque l’on sait que dix individus armés ayant une bonne connaissance du terrain et des complicités dans la population peuvent faire courir deux ou trois régiments, l’on voit que la tâche n’est pas facile. « 

 » Inévitablement torturé « 

Installé dans l’Atlas blidéen qui surplombe la plaine de la Mitidja, au sud d’Alger, l’un des maquis considérés par les militaires comme très actif compterait à peine une centaine d’hommes. Les autres groupes armés campent à l’ouest dans la région de Chlef, à l’ouest, dans la zone de Jijel, avec bien sûr des poches, ici et là, sur une ligne traversant l’Algérie de part en part, de Mascara à Tebessa.

Outre les opérations purement militaires, Mounir admet que la répression est de plus en plus féroce.  » La torture, avoue-t-il, a été tacitement admise dès le départ, puis officieusement légalisée, si l’on peut dire, par ordre verbal. Au tout début de la lutte antiterroriste, lorsqu’un suspect était arrêté, il était inévitablement torturé. Déféré devant le tribunal, il niait ensuite ses aveux, extorqués par la force, et était souvent relâché. « 

 » La liquidation clandestine a donc été décidée pour de nombreux suspects, précise Mounir. Puis, lorsque les terroristes ont commencé à égorger de jeunes appelés, la répression est passée à un stade supérieur. Par peur des désertions, la hiérarchie a décidé de rendre coup pour coup et d’appliquer le slogan  » terroriser le terrorisme « .

C’est alors que les exactions sont devenues systématiques : ratissage d’un quartier dès qu’un attentat était perpétré, exécution sommaire de trois, quatre ou cinq jeunes pris au hasard… « 
Est-ce cette répression aveugle qui l’a poussé à partir ? Mounir hésite, essuie ses verres de lunettes et se décide à répondre :  » Je ne suis pas un tueur. J’étais engagé pour défendre une certaine idée de la République. Mais je suis contre le meurtre d’innocents. Trop, c’est trop. Je serais peut-être resté si au moins toutes ces horreurs servaient à quelque chose. Or la haute hiérarchie, ceux qui détiennent le pouvoir, n’ont aucun plan de rechange, aucun modèle de société à proposer. Pour la plupart, ce sont des voyous sans scrupule, uniquement attachés à sauver leurs privilèges et à arrondir leur fortune. « 

Le grand perdant

Le dialogue qui s’amorce entre le pouvoir et les islamistes va-t-il débloquer la situation ? Mounir éteint sa cigarette d’un geste sec, reste un moment songeur :  » Le clan des  » éradicateurs « , représentés par le général Mohamed Lamari (chef d’état-major de l’armée), a perdu une manche face à Zeroual (le chef de l’Etat), et à Betchine et Derradji (ses conseillers), considérés comme des  » réconciliateurs « . Mais rien n’est réglé pour l’instant. « 

Mounir affirme :  » Ce n’est qu’une phase de la lutte sans pitié que se livrent deux tendances au sein de l’armée, qui ont toujours cherché à s’éliminer : les arabophones, surnommés  » le club des artilleurs  » pour avoir fait l’école d’artillerie en Irak, contre les francophones qui ont fait leurs classes dans l’armée française. S’il y a vraiment un accord avec les islamistes, toutes les unités engagées dans la lutte antiterroriste vont avoir peur des représailles, de même que les 30 000 policiers de la capitale. Cela fait vraiment beaucoup de monde à craindre la réconciliation qui s’amorce. « 

Le gros des troupes est cantonné dans l’Algérois. La première région militaire rassemble environ 60 % de l’armée, soit quatre divisions que le général Lamari tient bien en main.  » II apparaît comme le grand perdant de tout accord entre le pouvoir et le FIS, initié par son rival, le président Zeroual. C’est un battant autoritaire et offensif qui jouit d’un bon prestige parmi les siens. L’on peut prévoir qu’il ne se laissera pas faire.  » Selon Mounir, pour qui, les  » éradicateurs  » disposent encore de nombreux atouts pour saboter toute tentative de réconciliation.