Capitaine Haroun: « J’en veux à mourir à ceux qui sont responsables. »

Témoignage : « J’en veux à mourir à ceux qui sont responsables. »

Entretien avec le capitaine Haroun

Propos recueillis par Jean-Paul Chagnollaud, Confluences Méditerranée, n° 25, printemps 1998

Nous avons rencontré le capitaine Haroun à Londres où il s’est réfugié après avoir servi pen-dant 14 ans dans la Sécurité militaire algérienne et décidé de déserter. Depuis quelque temps, il a décidé de s’exprimer un peu dans la presse et notamment dans The Observer, pour dire ce qu’il sait du rôle des services spéciaux dans les événements actuels qui déchirent l’Algérie. Ces articles nous ont intéressé car ils permettaient d’avoir une idée — même très approximative — de tout ce qui se trame dans l’ombre et qui conduit souvent à des actions importantes qui pèsent sur le déroulement et l’interprétation de ces événements. Bien entendu, ce type de déclarations est sujet à caution : rien ne prouve qu’il y ait une part de vérité dans les propos d’un homme qui a déserté et vit désormais dans une semi-clandestinité. Mais en même temps, personne ne peut sérieusement croire que les services spéciaux pourraient rester inertes dans une telle situation. Ce n’est pas parce qu’on ignore tout de leurs activités, par définition secrètes, qu’ils ne font rien. Pendant la guerre d’Algérie, les historiens ont montré l’importance du rôle joué par les services spéciaux de l’armée française pour déstabiliser l’adversaire en l’infiltrant, en le manipulant, en le piégeant ou en lui fournissant une multitude d’informations tronquées ou encore en lui faisant endosser des actions qui n’étaient pas les siennes. Les responsables politiques algériens que nous avons rencontrés ont d’ailleurs souvent insisté sur l’importance du rôle de la Sécurité militaire algérienne et aussi sur sa grande efficacité parce qu’elle est formée de gens très compétents.
Nous avons donc décidé de nous entretenir directement avec le capitaine Haroun qui nous livre ici son témoignage. Chacun l’appréciera comme il l’entend.

— Une des interrogations qui parcourent ce dossier porte sur la nature des GIA : est-il vrai qu’ils aient été infiltrés, au moins en partie, par les services de la Sécurité militaire ?
Le travail de surveillance de ces islamistes radicaux remonte à l’époque de la guerre en Afgha-nistan. Pour soutenir les troupes soviétiques en difficulté face aux Afghans, le KGB soviétique avait, en effet, demandé à leurs homologues algériens, avec lesquels ils entretenaient des liens étroits, d’infiltrer les maquis afghans. Pour réaliser cette opération, la Sécurité militaire a donc en-voyé un certain nombre d’officiers parmi les Algériens qui, par conviction, voulaient se battre aux côtés de leurs frères musulmans. L’un d’entre eux est même devenu un des proches collaborateurs du commandant Massoud qui était un des dirigeants les plus importants de la résistance afghane. À leur retour, ces hommes — disposant d’une solide expérience des groupes d’islamistes — ont été reconvertis dans le combat anti-islamiste qui s’est accentué dès la fin des années quatre-vingt et qui avait déjà commencé avec la lutte contre le groupe de Mustafa Bouyali que les services avaient fini par éliminer.
Les GIA ont donc pu être infiltrés dès le départ, ce qui a permis aux services de suivre de près leur développement et d’agir efficacement surtout lorsqu’ils ont cherché à s’unifier. C’est ainsi que les services ont pu liquider des responsables du GIA et les principaux chefs du FIS qui les avaient rejoints, notamment Mohammed Saïd. Au total, une cinquantaine de personnes venant du FIS ont été tuées en 1995, ce qui a constitué un succès important pour la SM.

— Peut-on aller plus loin en disant que les services spéciaux ont commis des actions meur-trières sous le couvert du GIA ?
Après ce qui s’est passé en 1995, beaucoup ont compris que les GIA étaient infiltrés par la SM, car cette série de meurtres et quelques autres servaient le pouvoir mais certainement pas les islamis-tes, l’hypothèse de règlements de compte entre islamistes n’étant pas crédible. Pour les gens du GIA, ces événements ont constitué une sorte de « big-bang » qui les a amenés à changer de tacti-que : les groupes ont éclaté et se sont dispersés. Dès lors, le sigle GIA est devenu la couverture de toutes les basses besognes, l’entité qui tue indistinctement.

— Il n’est tout de même pas pensable que certains des massacres perpétrés par les GIA en 1997 ou ces dernières semaines aient pu être commis par des unités spéciales dépendant de la Sécurité militaire.
C’est possible parce que c’est impensable. Pour certains massacres, il faut regarder de près le dé-roulement des opérations ; on constate une multitude d’impacts de balles sur les murs, des maisons ouvertes avec des explosifs, des traces d’utilisation de lance-flammes… autant de matériel que les islamistes ne peuvent absolument pas avoir en telle quantité. Pour faire ce sale boulot, il existe des unités spéciales qui sont envoyées sur le terrain déguisées en islamistes. Cela explique que l’armée ne soit pas intervenue alors que ses casernes se trouvaient parfois seulement à quelques centaines de mètres des lieux. De plus il faut rappeler que les assaillants ont pris tout leur temps, c’est-à-dire plusieurs heures, ce qui est considérable. Ils se sont comportés en professionnels en sachant que personne ne viendrait les déranger. Une fois leurs forfaits commis, ils s’évaporent sans qu’on puisse les retrouver et ils recommencent dans un autre village. Et pourtant dans chaque unité, le général Lamari a créé des pelotons d’alerte qui ont précisément pour mission d’agir aussitôt face à de telles situations d’urgence ; s’ils n’ont pas bougé, c’est qu’ils ont reçu des ordres pour ne pas intervenir.
Je ne dis pas que tous les massacres sont commis par ces unités spéciales mais que quelques-uns l’aient été est certain, d’autant que les personnes ciblées ont fait partie des sympathisants islamistes puisque plusieurs des villages touchés ont voté en masse pour le FIS en 1990 et en 1991. Par ail-leurs, il existe aussi des unités qui se battent par tous les moyens contre les maquis islamistes. Cer-taines de leurs opérations organisées pour empêcher que les islamistes ne se procurent des muni-tions ont réussi, par exemple celle où un colonel chargé de casser ce trafic a fait mettre des miettes de TNT dans des stocks de munitions qu’il savait devoir être acheminés à ces maquis… Les consé-quences ont été terribles pour les islamistes qui les ont utilisés.

— Il est difficile d’imaginer que des hommes dépendant d’un service officiel puissent com-mettre des massacres.
Les luttes internes au sein de l’armée et entre les différents clans qui se disputent le pouvoir ne sont pas étrangères à ces massacres. Les intérêts en jeu sont si énormes que certains ne reculent de-vant rien pour consolider leur position. Quant aux exécutants, ils ont commencé avec du valium et ont continué avec de la morphine… Non seulement ils sont drogués mais aussi ils sont pris dans une sorte d’engrenage qui transforme complètement leur rapport à la violence. Je l’ai constaté au quoti-dien dans certains services : on participe à un interrogatoire puis à un autre encore plus poussé et, un jour, on ne prête plus guère d’attention au fait que l’homme soit mort sous la torture. Cela fait partie du métier… Un métier profondément imprégné d’une culture de la violence.
En dehors des nombreux massacres qui conservent leur part d’ombre, l’origine de certaines ac-tions est incontestable parce qu’elles portent la marque des services ; c’est le cas en particulier du meurtre de certaines personnalités politiques à commencer par le président Boudiaf ou d’hommes de culture comme Tahar Djaout. Pour le président Boudiaf, je connais très bien un de ceux qui ont participé à son assassinat… Par ailleurs, il y a d’autres assassinats dont on ne parle jamais ; par exemple, en 1992, le président Boudiaf avait envoyé quelques personnes à Paris pour enquêter sur les avoirs financiers de certains généraux ; elles ont toutes été tuées quelque temps plus tard. Per-sonne n’en a rien dit. Les manipulations sont constantes et multiples et pourtant beaucoup acceptent les versions officielles.
De manière plus générale, il faut savoir que le climat est extrêmement tendu au sein des services spéciaux et plus largement dans l’armée. Dans les services, on ne se fait plus confiance. Trop de meurtres ou de disparitions demeurent inexpliqués. Le chef de la direction où je travaillais a lui-même disparu sans qu’on puisse savoir quoi que ce soit. Et dans l’armée, beaucoup ont peur puis-que tout peut arriver. D’une certaine manière, je dirais que la terreur règne d’abord dans l’armée.

— Si tout ceci contient une part de vérité, il est évident que les services spéciaux des grands pays étrangers sont au courant et que, par conséquent, leurs gouvernements sont informés.
Bien entendu, d’autant que les liens entre les services algériens et français sont étroits ; Philippe Rondot se rend très souvent à Alger. Cela permet de discuter mais aussi de faire accepter bien des choses. Ces jours-ci par exemple, le 13 février, les services de sécurité d’Alger ont annoncé qu’Ali Touchent alias « Tarek », considéré comme le coordonnateur de la campagne d’attentats en France de juillet à octobre 1995, avait été tué dans un hôtel de la rue de Tanger à Alger le 23 mai 1997. Comment expliquer que cet homme ait été tué et non pas arrêté et qu’ensuite sa mort ne soit annon-cée que plus de huit mois après ? En France, l’information est passée sans qu’on se pose vraiment de questions. Hier, il y a eu un communiqué du ministère français de l’Intérieur pour dire que les empreintes digitales envoyées par Alger correspondaient bien… L’affaire semble donc classée.
En ce qui concerne l’assassinat des moines français de Tibhirine, les choses sont très confuses surtout que la DGSE s’en est mêlée pour essayer de les libérer. Si on prend en considération que le bras droit de Djamel Zitouni à l’époque était un lieutenant des services de renseignement (le lieute-nant Moustapha, un élément du général Smaïn), encore une fois les doutes sont très pesants car je ne pense pas qu’un illettré comme Zitouni aurait pu découvrir tout seul les émetteurs miniatures de localisation (reliés à des balises de repérage satellites) qui ont été transmis aux moines durant les négociations. La découverte de ces émetteurs leur a coûté la vie.

— Si les actes dont vous parlez ont bien eu lieu, comment les expliquer ?
Il existe au sein de l’armée des groupes très puissants — constitués de quelques dizaines de per-sonnes à l’influence déterminante — qui se disputent le contrôle d’intérêts financiers et économi-ques considérables (récemment un général a perdu plus d’un million de dollars sur une place finan-cière…). C’est vrai pour le partage de la rente du pétrole aussi bien que pour le commerce extérieur mais aussi, depuis quelques années, pour les enjeux énormes liés à la privatisation de l’industrie et de la terre — en particulier dans les riches terroirs de la Mitidja. La violence permet à la fois de contrôler certains secteurs, d’éliminer des concurrents potentiels, d’empêcher les enquêtes et surtout peut-être de détourner l’attention.
Cette situation extrêmement confuse arrange en fait beaucoup de monde et finalement joue en faveur du pouvoir. Quand on a commencé, il est difficile de s’arrêter. C’est comme une fuite en avant. Pensez aussi au nombre de gens qui savent des choses dérangeantes : ceux qui tuent sont dangereux puisqu’ils peuvent parler ; ils sont donc devenus un facteur d’influence et contribuent à rendre la situation encore plus complexe. Sur un autre plan, le fait d’avoir armé des civils en créant ces milices qui existent maintenant un peu partout dans le pays risque aussi de poser de graves pro-blèmes. Les miliciens constituent une véritable bombe à retardement.

— On a le sentiment qu’il n’y a guère d’arrestations et encore moins de procès d’islamistes radicaux membres des GIA.
Dès 1993, il y a eu des ordres stricts : on ne fait pas de prisonniers. Et quand il y a des blessés, on les achève. Quant à la justice, elle n’a aucune autonomie dans ces questions. En Algérie, elle n’existe pas. Tout dépend de la Sécurité militaire. Tout le monde a bien vu ce qui s’est passé à la prison de Serkadji à Alger en février 1995 : des dizaines de détenus ont été massacrés par les forces de sécurité.

— Pourquoi avez-vous accepté de nous rencontrer ?
Les Algériens sont en train de vivre leur Vichy, c’est-à-dire une période faite de compromissions et de bassesses comme celle que la France a connue pendant la guerre. J’en ai ressenti un tel dégoût que j’ai voulu quitter cet univers même au prix de ma vie puisque maintenant je suis condamné à mort. Pour reprendre une formule qui est désormais classique en Algérie : si je me tais je meurs, si je parle je meurs. J’ai choisi de parler pour rendre hommage aux victimes, pour l’Histoire et parce que je veux contribuer à changer les choses pour les générations à venir. J’en veux à mourir à tous ceux qui sont responsables de cet effroyable gâchis.
Entretien conduit par Jean-Paul Chagnollaud.