Le Nord-Mali, sanctuaire du terrorisme et du grand banditisme
Le Nord-Mali, sanctuaire du terrorisme et du grand banditisme
Par Ahmed Bentaous, Le Quotidien d’Oran, 22 mars 2004
L’affaire des quatorze otages européens libérés en août 2003 dans le nord-est du Mali est riche d’enseignements. Au-delà des tractations secrètes ayant permis un dénouement pacifique de cette prise d’otages et des implications sécuritaires pourtant prévisibles pour l’ensemble de la sous-région, cette affaire dévoile la véritable nature du régime malien et l’ambivalence de sa politique régionale: un Etat voyou qui, tout en s’attribuant les vertus de la démocratie et de la bonne gouvernance, compose avec le terrorisme.
Depuis sa genèse en février-mars 2003, cette prise d’otages, qui a tant mobilisé l’Algérie, le Niger et d’autres partenaires occidentaux, ne semble pas avoir préoccupé les autorités maliennes, ni les a conduit à adhérer «instinctivement» à la démarche collective visant la neutralisation du groupe terroriste du GSPC.
C’est dire que les autorités de Bamako ont fait preuve de laxisme et de complicité, et leur responsabilité, pleine et entière dans cette affaire, s’est confirmée, jour après jour, jusqu’à la libération des otages moyennant le paiement par l’Allemagne d’une rançon de 6 millions d’euros. Tout d’abord, toutes les interrogations ne sont pas encore levées sur la facilité inouïe avec laquelle le groupe terroriste de Abderezak El-Para a pu se réfugier pendant plusieurs mois, puis se déplacer librement dans un désert si impitoyable, avec quatorze otages, en leur assurant gîte et nourriture, sans une connivence locale. La suite des évènements a révélé que les terroristes du GSPC ont bel et bien bénéficié, depuis leur passage au Nord-Mali, de complicités. Autrement, comment auraient-ils pu disposer de réserves de nourriture, d’eau, de véhicules et de carburant pour «survivre» aussi longtemps…
Tout ceci tend à corroborer la thèse de l’existence, depuis au moins deux années, d’un sanctuaire du terrorisme et du grand banditisme dans le Nord-Mali: les gorges de Tekace, à quelque 300 km de Taoudenni. L’existence de ce no man’s land, échappant totalement au contrôle des autorités maliennes et fréquenté aussi bien par des groupes terroristes que par des contrebandiers, est confirmée par différentes sources crédibles.
Un membre de la commission malienne de médiation dans cette affaire de prise d’otages, le dénommé Mohamed Ag Mahmoud, a lui-même reconnu que les terroristes du GSPC vivent depuis plusieurs années en territoire malien sans être inquiétés ni importunés par les populations locales, encore moins par les autorités de Bamako. La présence des groupes terroristes dans cette «zone de non-droit» a été occultée par le pouvoir malien jusqu’à ce que soit ébruitée la prise d’otages.
Des révélations faites par des ressortissants maliens, très au fait de l’actualité sécuritaire dans cette région désertique, se recoupent avec les propos de Mohamed Ag Mahmoud. Ainsi, il est bien établi que les terroristes du GSPC qui activent dans la zone frontalière avec l’Algérie sont soutenus, au su des responsables maliens, en logistique militaire et autre, aussi bien par des tribus targuies installées au nord du Mali et du Niger que par des réseaux liés à Al-Qaïda.
Aussi, selon des notables targuis de Kidal, plusieurs régions de la vaste étendue du nord du pays, où sont installés les terroristes et les contrebandiers, ne sont pas contrôlées par l’armée malienne.
Cette défaillance du pouvoir malien, souvent justifiée à tort par le manque de moyens, fait que les groupes terroristes se sentent chez eux et se déplacent librement, pour peu qu’ils donnent de l’argent ou de la nourriture aux populations nomades paupérisées qu’ils rencontrent afin que ces dernières les «vénèrent» et les protègent.
Pis encore, l’irresponsabilité des autorités maliennes a généré une situation beaucoup plus dangereuse qui pourrait, à terme, faute de réponse appropriée de la part des Etats voisins, avoir des conséquences dramatiques sur la sécurité et la stabilité de la sous-région.
En effet, des sources médiatiques maliennes ont confirmé la présence au nord de leur pays d’éléments étrangers, localisés dans la région de Tombouctou, avec d’importants moyens logistiques (véhicules tout-terrain, matériel divers, etc.).
Aussi, le Nord-Mali est devenu aujourd’hui une plaque tournante du trafic d’armes et de la contrebande organisée entre les différents pays et les nomades qui se livrent à cette activité lucrative ne permettent pas à l’armée malienne de pénétrer leur territoire. Cette situation paradoxale d’un Etat souverain est conditionnée en fait par la réalité sociologique et politico-économique des populations nomades et obéit en définitive à des considérations liées surtout à la sauvegarde de l’intérêt de telle ou telle tribu en conflit.
C’est précisément dans cet environnement conflictuel induisant toujours une prolifération d’armes et une propension des tribus nomades au soutien logistique de leurs alliés, fussent-ils des groupes terroristes, que le groupe du GSPC dirigé par El-Para, l’interlocuteur avec l’organisation terroriste internationale Al-Qaïda, a tiré profit pour s’installer «durablement» dans le Nord-Mali, au vu et au su des autorités de ce pays.
En l’absence d’un pouvoir malien «effectif» capable d’administrer l’ensemble du territoire, le phénomène de circulation des armes dans ces contrées désertiques du Nord, connu des services de sécurité maliens, a pris ces derniers temps des proportions énormes. Cette tolérance des autorités maliennes a fait que certains groupes terroristes, jouissant d’une grande mobilité aux frontières, se sont transformés en véritables fournisseurs d’armes, provenant surtout des zones de conflits africains.
Ce phénomène, qui ne préoccupe guère les autorités de Bamako, en dépit de ses rapports dialectiques avec l’activisme terroriste, est en réalité sciemment orchestré par ces mêmes autorités pour des besoins de politique intérieure.
Dans ce cadre, il y a lieu de rappeler que cette région du Nord-Mali a connu, il y a plus d’une dizaine d’années, une histoire assez mouvementée et même dramatique avec la rébellion touarègue qui s’est soldée par la signature du Pacte national en 1992. Et c’est grâce à la médiation algérienne, qui s’est considérablement investie dans les négociations entre les deux belligérants, que la paix a été rétablie au Nord-Mali.
Aujourd’hui, il apparaît clairement que par son immobilisme et son laisser-aller face au redéploiement des groupes terroristes sur son territoire, le pouvoir malien est beaucoup plus préoccupé par la préservation de la trêve avec les chefs de tribus.
Ce bien-fondé de la démarche des autorités maliennes nous renseigne aisément aussi bien sur leur passivité «intrigante» que sur le choix de la voie de la médiation dans l’affaire des otages européens.
Cette position de principe a d’ailleurs été clairement réaffirmée par le porte-parole du gouvernement malien, Gaoussou Drabo, lorsqu’il a déclaré que, «comme vous le savez, ces terroristes se sont parachutés en territoire malien avec leurs otages enlevés en début d’année dans le Sahara algérien… Mais nous n’allons pas nous battre pour les neutraliser. Tout ce que nous demandons, c’est qu’ils n’entreprennent rien d’hostile vis-à-vis de la population locale». En fait, rien d’étonnant dans ces propos car, même au plan interne, le pouvoir malien est très «compréhensif» et conciliant avec la mouvance islamiste. Pour preuve, de nombreux missionnaires venus de différents pays musulmans sillonnent toujours le Mali pour inviter des jeunes à aller recevoir une formation religieuse à l’étranger. Aussi, des efforts de recrutement ont été signalés depuis un certain temps et des prédicateurs radicaux, en visite «de travail» au Mali, sont même autorisés à s’exprimer ouvertement dans les mosquées du pays. C’est dans cette même perspective de démission et d’indifférence que le pouvoir malien a choisi Iyad Ag Agaly, un chef de rébellion touarègue, pour mener les négociations avec le groupe terroriste d’El-Para. La voie de la médiation choisie par le pouvoir malien pour régler l’affaire des otages, même s’il a été sollicité par les autorités allemandes, reste, à juste titre, mauvaise et contre-productive. Loin d’avoir anéanti ou neutralisé de quelque façon que ce soit ce groupe du GSPC, la médiation malienne a, au contraire, permis à ce dernier de se renforcer, de se légitimer davantage et d’extorquer, en fin de compte, une rançon fort importante qui lui servira dans des opérations d’achat d’armes et de recrutement parmi les nomades et les contrebandiers. L’épisode douloureux de cette affaire n’est, à proprement parler, qu’un catalyseur qui a permis surtout à l’Algérie, bastion de la lutte contre le terrorisme et toute forme d’obscurantisme, de cerner avec précision les limites intrinsèques du pouvoir malien et d’évaluer à sa juste valeur son engagement dans la sécurisation et la stabilisation de l’espace sahélo-sahélien.
Est-ce réellement le manque de moyens matériels et humains, comme il est toujours avancé par les milieux officiels, qui empêche les autorités maliennes de s’engager promptement et efficacement dans la lutte contre les groupes terroristes établis sur leur territoire ? Ou, au contraire, c’est le manque de volonté politique qui dicte leur comportement «frileux» et leur abdication face au terrorisme ?
Pour déterminer les véritables mobiles de l’inaction du pouvoir malien, il est opportun de rappeler au moins trois éléments significatifs.
1- Les autorités nigériennes, pourtant dépourvues de moyens et dont le pays connaît une situation économique moins reluisante et beaucoup plus difficile que celle du Mali, déploient néanmoins des efforts méritoires dans la lutte antiterroriste au plan sous-régional et sont réceptives aux doléances et sollicitations de l’Algérie et des autres partenaires sur les questions sécuritaires d’intérêt commun.
2- Les autorités maliennes sont aidées généreusement, particulièrement dans le domaine économique, aussi bien par l’Algérie, la France, l’Union européenne que par les Etats-Unis. Par ailleurs, de par sa position de premier exportateur africain de coton, le Mali s’assure d’un revenu en devises conséquent, dont une partie gagnerait à être investie dans l’entretien de forces de sécurité capables de défendre l’intégrité du territoire.
3- Les Etats-Unis et la France participent aujourd’hui activement à la formation et à la modernisation de l’armée malienne. Pour les Etats-Unis, qui font de la région sahélo-sahélienne une plate-forme dans leur croisade contre le terrorisme international, une contribution fort appréciable pour la sécurisation du Mali se fait désormais dans le cadre d’un programme de partenariat appelé «initiative pan-Sahel» (PSI).
L’équipement et la formation sont les deux éléments clés de ce programme américain. Déjà opérationnel, ce dispositif sécuritaire met à la disposition des autorités maliennes tous les moyens nécessaires (formation de troupes d’élite, livraison de véhicules tout-terrain, d’uniformes, de casques, de groupes électrogènes, de citernes à carburant, de matériel de communication, d’équipements médicaux, etc.) pour répondre à temps à toute menace terroriste, protéger leurs frontières et contrôler les mouvements de personnes. Pour la France, déjà omniprésente au Mali, son rôle dans la sécurisation et la stabilisation de ce pays s’exerce aussi, accessoirement depuis plus d’une année, outre les apports de la coopération bilatérale, dans le cadre du programme «Recamp» (Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix).
D’ailleurs, l’Ecole de maintien de la paix (EMP), implantée depuis 1993 à Koulikoro (à moins de 100 km de Bamako), a déjà assuré la formation de plusieurs officiers de l’armée malienne. En définitive, il ressort de l’examen de tous ces éléments que le laxisme et la démission totale du pouvoir de Bamako face à l’activisme du GSPC ne saurait se justifier ni par le manque de moyens, ni par un quelconque désintérêt de l’Algérie et des partenaires étrangers, mais par la corruption, l’égoïsme, l’irrationalité et l’inconscience des décideurs maliens. La situation se décantera et ces décideurs comprendront, tôt ou tard, que par leur profil bas dans la guerre contre le terrorisme, ils ont trahi la confiance de l’Algérie.