Les Américains se fâchent avec Bouteflika
Les Américains se fâchent avec Bouteflika
Les Debats, 4 -10 février 2004
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Lorsque des commentateurs aussi avisés qu’intéressés se sont mis à prêter à Abdelaziz Bouteflika de solides amitiés américaines, certains allant jusqu’à le considérer comme l’homme des Américains, beaucoup s’y sont laissés prendre, à commencer par Bouteflika lui-même. Non pas qu’il ait à aucun moment assumé cette dernière étiquette, mais il a effectivement eu beaucoup de sympathie pour un pays dans lequel il a longtemps séjourné à l’occasion de son travail diplomatique.
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Même si par ailleurs il n’était pas toujours tenu informé de la diplomatie parallèle menée souvent à son insu par Messaoud Zeggar, qui ne rendait compte de ses nombreuses missions aux USA qu’au seul Président Houari Boumediene, il est clair qu’un homme aussi intelligent et aussi introduit que Bouteflika ne pouvait guère ignorer les buts et les objectifs assignés à ces missions secrètes. Bien que n’ayant jamais été un assidu des méthodes chères à Abdelhafidh Boussouf et de manière générale à celles des services secrets, il possédait tout de même un solide réseau relationnel en Amérique qui lui permettait de rester informé de ce que mijotait Houari Boumediene en matière de politique américaine de l’Algérie. S’il en prenait ombrage il ne l’a en tout cas jamais laissé voir, s’arrangeant au contraire pour coordonner ses activités publiques avec celles des réseaux Zeggar pour le plus grand bénéfice de l’Algérie. Ce qui équivalait à favoriser les échanges économiques et d’affaires entre les deux pays tout en veillant jalousement à faire en sorte que l’Algérie ne soit jamais prise en défaut dans son engagement anti-impérialiste officiel. Cela était d’autant plus difficile à faire qu’au même moment notre pays était le principal soutien de toutes les causes de libération et d’émancipation des peuples opprimés du monde entier. Entretenir des relations fructueuses avec les compagnies pétrolières américaines, tout en soutenant à fond les indépendantistes vietnamiens et les révolutionnaires chiliens n’était pas un exercice de tout repos. C’est pourtant cet exercice harassant qu’a dû effectuer Abdelaziz Bouteflika jusqu’à son départ du pouvoir en 1980.
Les Américains ont bonne mémoire
S’il y a bien quelqu’un qui connaît parfaitement l’actuel Président algérien de ce point de vue, c’est-à-dire celui de la nature de son engagement international, ce sont bien les autorités et les services secrets américains qui ont eu à l’évaluer à chaque moment fort de son action et qui savent parfaitement qu’il est le représentant le plus authentique d’une diplomatie fondée sur la défense exclusive des intérêts de l’Algérie et d’une ouverture sur tous les possibles qui ne sont pas en contradiction avec ces-dits intérêts. Bouteflika, au contraire de Houari Boumediene, n’a ainsi jamais éprouvé le besoin de dénoncer ou d’afficher une opposition à un quelconque Etat de la planète pour défendre l’Algérie sur la scène internationale. Il n’a donc jamais manifesté la moindre animosité envers quiconque, ce qui évidemment ne signifie pas qu’il ne prenait pas les précautions nécessaires pour se prémunir contre tous ceux qui pouvaient tenter de porter tort à notre pays. De ce point de vue, les Américains savaient parfaitement à qui ils avaient affaire lorsqu’ils l’ont vu arriver à la présidence de la République algérienne. Ils se souvenaient que l’homme ne les avait jamais insultés ou offensés publiquement mais qu’il ne les a jamais ménagés non plus, surtout lorsqu’il fallait défendre les positions de l’Algérie. Intraitable sans être cassant ou arrogant, Bouteflika était donc un homme à surveiller de près.
En 1999, lorsqu’il commencera à faire ses déclarations de bonnes intentions en direction de Washington, le message a certes été entendu mais sans plus. Alors que lui disait qu’il était prêt à aller aussi loin que possible avec les Américains, même en matière de défense et de renseignement, les Américains se disaient in petto “cause toujours !”, tant leur seul objectif dans la région maghrébine était évidemment d’évincer politiquement et économiquement l’ancienne puissance colonisatrice. Incapables de concevoir leurs relations avec le reste du monde en dehors d’une vision impérialiste dangereusement hégémonique, ils n’ont bien sûr pas été aussi réceptifs à ses avances que ne l’aurait souhaité Bouteflika. Au moment où lui jouait la carte de la sincérité et de la main tendue, eux exigeaient l’alignement le plus total et l’aplaventrisme le plus humiliant. Croyant démontrer la profondeur de sa sincérité en direction du camp anglo-saxon, il ira jusqu’à serrer la main de Yehud Barak à l’enterrement de Hassan II, mais cela a bien sûr été interprété comme une marque de faiblesse qui pouvait en appeler d’autres.
Il aura en tout cas suffi du siège de Jenine par l’armée israélienne et le soutien de Georges Bush à ce véritable acte génocidaire, pour que Bouteflika se rende compte que Boumediene n’avait pas totalement tort en découplant totalement et même en cloisonnant les relations économiques avec les grandes majors pétrolières et les relations politiques avec un gouvernement US frappé d’impérialisme aigu. La suite des événements, notamment l’invasion de l’Irak et la preuve apportée par des fonctionnaires américains eux-mêmes que Saddam Hussein ne possédait pas d’armes de destruction massive, finirent par le convaincre que mieux valait s’éloigner autant que possible d’un empire emporté par sa folie schizophrénique. Un choix fait en toute conscience, qui se concrétisera rapidement par un rapprochement stratégique avec Paris et l’ouverture de nos relations dans le domaine des hydrocarbures à tous les partenaires qui en manifestent la volonté. Cela permettra ainsi l’attribution d’importants blocs d’exploration à des compagnies anglaises, chinoises, vietnamiennes et, bien sûr, françaises.
Pour sceller son alliance avec le Président Jacques Chirac, Abdelaziz Bouteflika profitera adroitement de la levée de boucliers des Etats arabes et musulmans contre la loi sur le renforcement de la laïcité en France, pour apporter un précieux soutien clair et déterminé de l’Algérie à un processus vital pour le gouvernement français. Ce soutien inespéré fera comprendre au Président français que son intérêt était dans le resserrement des liens avec le seul Etat musulman et arabe qui accepte de rompre l’encerclement anti-laïque encouragé en sous-main par la diplomatie secrète américaine.
Il ne fait donc aucun doute à présent que la lune de miel avec les Américains est bel et bien consommée. Elle marque la fin d’une période particulièrement dangereuse pour notre pays, qui avait vu le pouvoir de Liamine Zeroual et de son ministre conseiller Mohamed Betchine s’aligner d’une façon absolument incompréhensible sur les intérêts US sans même prendre les précautions nécessaires en pareille situation. Partant d’un raisonnement assez simpliste qui consistait à dire que pour faire échec à la France il suffisait de tout donner aux Américains, y compris la partie de notre pays la plus importante en termes de ressources. Ce sentiment anti-français, ressemblant par moments à de la xénophobie, a d’ailleurs fini par irriter Ahmed Ouyahia qui, bien que considéré comme proche de l’axe anglo-américain, a commencé à se démarquer d’une politique de bradage de nos richesses naturelles qui ne se justifiait d’aucune manière. Il s’ensuivra, on s’en souvient, une féroce lutte de leadership entre lui et Mohamed Betchine que peu de gens comprenaient et qui était d’autant plus incompréhensible qu’elle se déroulait entre le chef du gouvernement soutenu par Liamine Zeroual et le ministre conseiller soutenu par le même Liamine Zeroual. L’explication de cette apparente contradiction tient en vérité de ce que le Président de l’époque essayait encore de jouer sur les deux tableaux, celui d’un alignement total sur Washington et celui d’un attachement au principe de souveraineté nationale défendu par Ouyahia au nom de l’institution militaire. Liamine Zeroual profitera alors des exigences formulées par six candidats sur les sept qui s’apprêtaient à concourir pour l’élection présidentielle anticipée pour limoger son chef du gouvernement et le mettre hors circuit sans s’attirer les foudres du haut commandement militaire.
Redistribution des cartes
Dans toute cette affaire, il faut bien admettre que seuls quatre grands intervenants politiques savaient et savent encore ce qui se passe. Les Américains, bien sûr, qui gardent invariablement le cap sur leur obsession de mettre les deux pieds en Algérie à travers des pouvoirs incompétents, genre FIS, ou affaiblis, genre Zeroual. Les Français, qui subissent la terrible pression américaine mais ne cèdent pas. Les Anglais, qui jouent un jeu très vicieux qui consiste à se placer dans le sillage de la lutte au sommet qui oppose Paris à Washington. Et, enfin, le noyau dur du haut commandement militaire algérien, dont les services secrets ont depuis longtemps identifié la nature des convoitises étrangères sur notre pays et qui manœuvrent adroitement entre les récifs pour faire sortir le bateau Algérie de l’œil du cyclone. Abdelaziz Bouteflika est à ce titre l’instrument et le partenaire talentueux d’une stratégie de sortie de crise qui consiste à jouer sur les contradictions des trois grandes puissances précédemment citées pour faire avancer cette stratégie. Il faut noter à ce propos la finesse du jeu français qui, pour faire pression sur Abdelaziz Bouteflika, a consisté à lui faire croire qu’ils étaient prêts à soutenir son concurrent direct dans la course à la présidentielle de 2004. Une alternative qu’ils n’ont jamais prise au sérieux, mais qui a terriblement bien fonctionné au point que Ali Benflis et ses affidés, eux, y ont vraiment cru. Il est difficile de savoir si Bouteflika, pour sa part, s’est laissé prendre à l’astuce, mais il a parfaitement reçu le message et compris par la même occasion que si les Américains avaient raté toutes leurs entreprises de déstabilisation de notre pays, la France pouvait par contre lui faire encore beaucoup de mal. Les Anglais, quant à eux, fidèles à leur tradition d’entrisme sans avoir l’air d’y toucher, accompagnent le mouvement en prenant acte de la supériorité des Français en matière de politique algérienne. Comme gage de bonne volonté, ils acceptent donc d’accueillir chez eux le sulfureux Khalifa Abdelmoumen et lui font faire une interview qui est une véritable offre de non-agression mutuelle. Le golden boy gigogne indique ainsi sur deux pages qu’il gardera tous les secrets en sa possession bien au frais entourés du brouillard londonien le plus épais sur recommandation express des services de Sa très gracieuse Majesté, à condition que de leur côté les services algériens le laissent profiter des quelques millions de dollars qu’il a réussi à mettre de côté. L’épisode Khalifa ayant été l’illustration la plus spectaculaire de la guerre de l’ombre que se sont menée quatre grands services de renseignement pour le contrôle d’une partie des finances et de l’économie de notre pays dans le but de peser sur sa décision politique.
Le fait est qu’aujourd’hui la France n’a plus besoin de Ali Benflis pour faire pression sur Abdelaziz Bouteflika. Elle n’a plus besoin également des misères qu’a essayé de lui occasionner Khaled Nezzar et son groupe. Ni bien entendu de l’orientation méchamment anti-bouteflikienne de la majorité des journaux du cartel médiatique. Aussi est-il à prévoir que la seule opposition virulente qui risque de perdurer sera celle des personnalités du groupe des onze, stratégiquement liés à Washington, ainsi que les rares journaux qui subissent fortement l’influence américaine. Le problème qui va pourtant se poser à présent pour ces derniers est que face à la terrible pression exercée sur eux par le gouvernement Ouyahia et dans un ardent désir de se constituer de puissants soutiens intérieurs autant qu’extérieurs, certaines de ces personnalités et certains patrons de presse se trouvent englués dans des alliances croisées, souvent contradictoires entre lesquelles il sera difficile de trancher. Le double jeu ayant des limites qui sont vite atteintes dans des situations aussi extrêmes que celle d’un pays qui s’apprête à basculer d’un système à un autre et où les compromis même historiques ne sont plus vraiment de mise.
La récente visite du sous-secrétaire d’Etat américain à la démocratie et aux droits de l’homme indique si besoin est qu’à Washington on commence à sérieusement s’énerver contre ce pays qui leur glisse entre les doigts comme une anguille enduite de savon et contre lequel aucune tactique n’a réussi. Reste évidemment l’option géorgienne, mais l’inconvénient avec ce scénario est qu’il doit être appliqué en Géorgie…
Abderrahmane Mahmoudi