Pretoria bouscule le jeu au Sahara occidental
Pretoria bouscule le jeu au Sahara occidental
Le Monde , 22 octobre 2004
Campagnes de presse virulentes, déclarations au vitriol de responsables politiques… Le ton monte entre le Maroc et l’Algérie, les deux voisins dont la frontière terrestre est fermée depuis des années. La crise actuelle se cristallise autour du Sahara occidental, vaste zone désertique riche en phosphates dont le Maroc – qui l’occupe depuis 1975 -, revendique la souveraineté, tandis qu’Alger milite pour l’organisation d’un référendum local qui fixerait l’avenir de l’ancienne colonie espagnole (indépendance ou rattachement au Maroc) et de ses habitants, les Sahraouis.
L’escalade n’est que verbale mais elle a pris une tournure inquiétante à quelques jours du renouvellement du mandat de la force des Nations unies installée sur place. Interrogé la semaine passée par un quotidien marocain sur la probabilité d’une guerre entre les deux pays, Abbas El Fassi, secrétaire général de l’Istiqlal, l’un des partis-clés de la coalition gouvernementale, a parlé d’un « acte de folie » qui, s’il devait être commis par Alger, trouverait le Maroc en face de lui avec « ses hommes et ses forces pour défendre son territoire » . Deux jours auparavant, c’est un ancien ministre socialiste, Ahmed Lahlimi, qui dans un entretien accordé à l’agence de presse officielle marocaine, accusait l’Algérie de n’avoir « pas cessé d’organiser, d’armer et d’entraîner des groupes de l’opposition marocaine et de les aider à s’infiltrer au Maroc pour en déstabiliser l’ordre » .
La presse algérienne n’est pas en reste. Il y a peu, par exemple, un quotidien de la capitale, Le Courrier , avait fait état de l’interception d’un détachement de 400 soldats marocains dans le Sud-Ouest algérien, près de Tindouf où sont regroupés les camps de réfugiés sahraouis. La faible notoriété du Courrier , l’invraisemblance de la nouvelle, très vite démentie par Rabat, n’ont pas empêché les passions de s’enflammer dans le royaume. Les autorités algériennes font de « l’intox -…- dans le cadre de leur entreprise de provocation du Maroc » , lançait le quotidien Aujourd’hui le Maroc .
L’AFRIQUE DU SUD ENTRE EN SCÈNE
Cette escalade n’aurait sans doute jamais eu lieu si, à la mi-septembre, l’Afrique du Sud n’avait annoncé sa décision d’établir « avec effet immédiat » des relations diplomatiques avec la République arabe sahraouie démocratique (RASD) dont les – maigres – structures étatiques sont à Tindouf, en territoire algérien. « La réponse du gouvernement du Maroc au plan de paix onusien tend sans équivoque à priver le peuple du Sahara occidental de son droit à l’autodétermination, contrairement aussi bien au droit international (…) qu’aux engagements solennels pris par le gouvernement du Maroc » , a expliqué le premier ministre d’Afrique du Sud, Thabo M’beki, dans une longue lettre solidement argumentée au roi Mohammed.
Venant d’un « poids lourd » du continent noir, la reconnaissance de la République sahraouie constitue un revers pour la diplomatie marocaine qui à bon droit peut redouter que l’exemple de l’Afrique du Sud ne soit imité par d’autres Etats de la Corne de l’Afrique. A contrario, c’est une victoire pour l’Algérie, et le président Bouteflika ne s’y est pas trompé qui, en visite officielle en Afrique du Sud, a souligné, mardi 5 octobre, « l’impact hautement positif » de la décision de Pretoria.
C’est aux Nations unies que les répercussions vont se faire sentir. Depuis près de quinze ans, l’ONU tente d’organiser un référendum d’autodétermination ; et depuis quinze ans elle échoue. La définition du corps électoral a longtemps bloqué le processus. Cet obstacle laborieusement surmonté, d’autres ont surgi qui ont amené l’envoyé personnel du secrétaire général de l’ONU, l’ancien secrétaire d’Etat James Baker, à proposer une période d’autonomie avant tout référendum.
L’idée était astucieuse. Elle n’en a pas moins été rejetée par Rabat, de sorte que l’ancien secrétaire d’Etat américain, sentant faiblir le soutien de la Maison Blanche, a préféré jeter l’éponge au début de l’été non sans critiquer le double jeu des Marocains qui « parlent de vouloir accorder l’autonomie (au Sahara occidental) mais n’ont jamais été disposés à proposer un plan d’autonomie » .
La charte de l’ONU permet au Conseil de sécurité d’imposer une solution aux parties. S’il ne l’a pas fait jusqu’à présent, c’est par crainte d’affaiblir la monarchie marocaine qui a fait de la récupération des « provinces du Sud » l’alpha et l’oméga de sa diplomatie.
Rabat sait pouvoir compter sur la France et son soutien au Conseil de sécurité de l’ONU. Ce soutien était discret du temps de François Mitterrand. Il s’affiche aujourd’hui : lors de sa dernière visite au Maroc, le président Chirac a clairement indiqué qu’à ses yeux le Sahara occidental était marocain.
Un soutien aussi inconditionnel agace le chef de l’Etat algérien. Et, durant l’été 2003, à plusieurs de ses visiteurs français le président Bouteflika a fait part de son dépit. A l’un d’eux, il a tenu ces propos : « Pourquoi Jacques Chirac a-t-il besoin de dire lorsqu’il appuie les thèses du Maroc sur le Sahara occidental qu’il se sent « membre de la famille royale » ? Je lui ai dit : « Je vous félicite d’être membre de cette noble famille, mais n’oubliez pas que vous êtes surtout membre du Conseil de sécurité ! » »
Opposé au référendum d’autodétermination, fermé à une autonomie qui ne s’inscrirait pas dans le cadre d’une souveraineté marocaine, le Maroc a crû pouvoir camper sur cette position dure. Le départ de James Baker, bête noire de Rabat, son remplacement par un diplomate d’une moindre stature, le retour au pouvoir à Madrid des socialistes, beaucoup plus accommodants que ne l’était l’équipe précédente, ont renforcé les Marocains dans l’idée qu’ils avaient gagné la partie, à tout le moins que le temps jouait en leur faveur. Le chef de la diplomatie espagnole, Miguel Angel Moratinos, n’avait-il pas déclaré à la mi-septembre que le plan Baker n’était pas « sacro-saint » ?
C’est cette vision optimiste que la reconnaissance de la République sahraouie par l’Afrique du Sud est venue brutalement doucher. Le Maroc ne peut plus espérer régler le problème du Sahara occidental sans prendre en compte les règles de la légalité internationale. Les déclarations belliqueuses échangées entre Rabat et Alger s’inscrivent dans ce contexte nouveau.
Jean-Pierre Tuquoi