Mission d’observation des droits de l’homme au Sahara Occidental

Mission d’observation des droits de l’homme au Sahara Occidental sous contrôle marocain

Un voyage qui remue et interpelle la communauté internationale

El Watan, 9 septembre 2009

Nicole Gasnier a fait partie d’un groupe de Français partis en mission d’observation des droits de l’homme au Sahara occidental sous contrôle marocain, du 12 au 23 août dernier.

Symboles et mensonges

Nous sommes dans les « provinces du Sud ». Une région « récupérée », selon les autorités marocaines. Le Maroc, donc. Qui en douterait ? Des drapeaux rouges frappés de l’étoile verte partout, sur la moindre cahute au milieu du désert ; des portraits du roi, d’une taille et d’une variété qu’on ne voit pas dans les « provinces du Nord », celles où les touristes, nombreux, trouveraient cela incongru sans doute… Ici, visiblement, on doit rappeler qui est le roi, au cas où les gens l’oublieraient. Les touristes, il n’y en a pas, malgré les efforts publicitaires du royaume. Le siège de la Minurso (Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum d’autodétermination au Sahara occidental), soit l’ONU, sous la responsabilité de laquelle se trouve ce territoire non autonome aux yeux du droit international, est littéralement « cerné » par des drapeaux marocains ; lesquels donnent l’illusion que ce site officiel, hérissé de puissantes paraboles de télécommunications, relève du régime alaouite ! Et l’ONU ne fait rien, de toute évidence, pour clarifier les choses. A partir de Tan Tan, le rituel est toujours le même : barrage de police à l’entrée et à la sortie de chaque ville ou bourgade, barrages de gendarmerie (en nombre non déterminé, parfois tous les 20 km) entre les villes. La plupart du temps polis, les policiers et les gendarmes prennent les passeports, les cartes d’identité, les papiers du véhicule et consignent tout dans des fiches qu’ils remplissent à la main, avec des recherches ubuesques sur les dates d’entrée sur le territoire, et la question, rituelle elle aussi (les Européens ne le font plus figurer sur les passeports) : « profession ? » Nos réponses : « Professeur en vacances », « éditrice (de livres) », « retraité »… On se rappelle qu’un cessez-le-feu a été signé il y a 18 ans (en septembre 1991) entre le Maroc et le Front Polisario, et qu’il a depuis été parfaitement respecté. Pas un coup de feu, pas une tentative d’attentat, pas un kamikaze, rien. Seulement, et c’est horrible, des gens qui sautent sur des mines antipersonnel (fabriquées par tous les pays occidentaux) laissées par les belligérants dans les anciennes zones de combat.Dix-huit ans, cela fait une génération. Alors, la raison de ces contrôles incessants ? On nous le répétera : « C’est pour votre sécurité ! » Ainsi, un soir, à 15 km de Smara, au beau milieu du désert, nous partagions avec nos hôtes sahraouis un méchoui de chèvre. Au bout d’une heure ou deux, on a vu des faisceaux de phares s’approcher de notre retraite ; sont descendus du véhicule quatre hommes, policiers et gendarmes réunis, deux officiers et deux non gradés le fusil mitrailleur dégagé, prêt à tirer. Après quelques échanges en arabe avec nos hôtes, ils nous ont expliqué sans rire qu’ils étaient venus voir « pour notre sécurité ».

Respect

Nous sommes arrivés dans la chaleur de l’après-midi devant la maison de Soukaina Jad Ahlou, à Smara, le 16 août. A quelques mètres de sa porte, dans la rue, une voiture bleu marine stationnait, dont les occupants ne donnaient pas grand signe de vie. Après notre arrivée, on a pu voir qu’ils se réveillaient. Bien entendu, il s’agissait de policiers, des Compagnie mobile d’intervention, l’équivalent des CRS en France (CMI), dont nous avons appris qu’ils étaient présents, jour et nuit, 365 jours par an depuis quatre ans, devant la maison de Soukaina. Cette femme d’une cinquantaine d’années, belle et grave, est d’une dignité magnifique. En 1975, lors de l’invasion du Sahara occidental par l’armée marocaine, elle était dans un campement avec sa famille, ses enfants, dont un bébé de deux mois qu’elle avait au sein. Ils l’ont arrêtée, battue, torturée, violée devant son jeune fils, emmenée avec des dizaines d’autres Sahraouis qui refusaient l’annexion de leur pays dans le bagne de Kalaâ M’gouna, dans l’Atlas marocain. Là, son bébé est mort de faim, comme celui de 35 autres mères qui allaitaient. Là-bas, elle est restée 16 ans, jusqu’en 1991. Elle était portée disparue. Ses proches la croyaient morte. Et pourtant, elle est capable de sourire et même de rire.Quel danger représente donc cette femme aux yeux de la police marocaine ?

La répression, une seconde nature

Les militants nous l’ont dit : les enlèvements, incarcérations et mauvais traitements d’aujourd’hui ne sont pas comparables aux disparitions forcées d’hier (sous Hassan II), quand Soukaina Jad Ahlou, Abdi Asfari, Brahim Sabbar et tant d’autres étaient enlevés, torturés, soustraits aux leurs qui les croyaient morts pendant dix ou seize ans, ce fut alors vraiment l’horreur. Ce n’est pas comparable, mais cela a toujours à voir, car le Maroc ne propose rien d’autre à la jeunesse sahraouie. Pas de liberté d’expression, pas de liberté de déplacement hors des frontières en particulier. L’acharnement sur les jeunes est sensible, comme les récits de Hayat Rgueibi et Nguia El Haouassi, deux jeunes filles de 19 ans, résidant à El Ayoun, nous l’ont parfaitement fait comprendre : enlevées, emmenées au désert, battues, sexuellement souillée sinon violée pour ce qui concerne Hayat le 22 février 2009, entièrement dénudée et filmée dans cette position humiliante pour Nguia le 27 août 2009 (une semaine après notre passage au Sahara) ; à quoi il faut ajouter des menaces de mort. Une véritable rage à leur égard semble s’être emparée des policiers et membres des services de sécurité, chez qui on sent la volonté de faire plier ces jeunes. Bien sûr, ils ont utilisé le chantage aux familles, le père de Hayat, employé à la municipalité, ayant dû déclarer publiquement que sa fille n’avait pas été violée… Pendant notre séjour, on a vu beaucoup de signes de cette répression soi-disant « soft ». Le cuir chevelu déchiré par un coup de matraque du jeune Hassana Aliya, à El Ayoun, le jour où l’on attendait l’arrivée à l’aéroport de la militante Sultana Khaya. A Boujdour, les Compagnies mobiles d’intervention (CMI) qui se précipitaient le bâton en l’air sur des Sahraouis, jeunes et moins jeunes, qui se retrouvaient en bas d’une maison où avait lieu la réception de Sultana, et qui en frappaient plusieurs avec force. Et toujours un dispositif policier impressionnant autour des maisons des militants, policiers en civil, voitures banalisées, mouchards en faction, avec à leur tête des tortionnaires connus de tous mais qui se montrent en toute impunité, car aucune des plaintes déposées contre eux n’a été suivie d’effet. Ainsi, à El Ayoun, le tristement célèbre El Hassouni, alias Moustache. Il y eut aussi la tâche rouge sur le nez d’Ennaâma Asfari, ses lunettes disparues parce que cassées, la nuit du 14 août où on a pu le voir, juste après son arrestation musclée à l’entrée de Tan Tan… Tous ces militants sont pourtant parfaitement pacifiques ; leur seule arme, c’est la parole, et là, je dois dire qu’ils n’hésitent pas à l’utiliser, avec véhémence, et aussi avec art… Ainsi, à la question que lui posait ses tortionnaires invisibles (car on lui avait bandé les yeux) : « Que penses-tu des transfuges du Polisario qui ont rallié le Maroc, comme Ould Souilem (dirigeant sahraoui ayant rallié au début août 2009) ? », Nguia El Haouassi a répondu : « Le Polisario est une organisation démocratique, pas une dictature, et ils laissent à chacun le droit d’aller où il veut, pas comme vous les Marocains qui nous ont empêchés de voyager en Grande-Bretagne où nous devions rejoindre l’équipe de Talk Together, et qui nous ont enfermé à l’aéroport El Masira d’Agadir. » Elle précise que lorsqu’elle a fait cette réponse, cela les a rendus fous…

Une colonie

Aux Sahraouis qui relèvent la tête, le Maroc d’aujourd’hui ne propose rien : pas de travail, éventuellement un licenciement lorsqu’ils en ont un ; des études qui, quand elles peuvent être entreprises, sont obligatoirement suivies dans les universités du Nord, mais qui ne débouchent pas sur un emploi. La répression pour seul horizon.D’autres Sahraouis supportent en silence la présence marocaine pour pouvoir travailler et faire vivre leurs familles. Certains ont rejoint la fameuse Agence du Sud qui, depuis 2004, s’est lancée dans des projets de développement ayant les apparences d’une ambition forte (logement, équipement, formations, etc.) ; à moins qu’il ne s’agisse d’une grande illusion – comme qui dirait. Aujourd’hui le Maroc : l’Agence du Sud cherche à « rendre les nombreux sites potentiels du Sud éligibles à un développement touristique pertinent » !! Plusieurs de ces projets ont commencé à se concrétiser. Les bidonvilles ont régressé (des milliers de Marocains pauvres étaient venus s’installer au Sahara occidental au tournant des années 2000, au moment où le régime alaouite voulait imposer de nouveaux votants pour le référendum d’autodétermination ; ils étaient restés dans de misérables baraquements, à la périphérie d’El Ayoun notamment, pendant toutes ces années). De nouveaux quartiers ont été construits, qui s’étendent rapidement à la périphérie des différentes villes (El Ayoun, Smara, Boujdour, Dakhla). Les infrastructures routières aussi ont été développées par Rabat. Mais le problème est là : il s’agit d’une présence coloniale. Les Marocains, désormais très nombreux par rapport à la population sahraouie, ont été attirés à coups d’indemnités, de salaires majorés, de prix beaucoup moins élevés qu’au Nord et, pour les militaires, les policiers et autres fonctionnaires, en leur donnant les moyens de faire venir leur famille… A Dakhla particulièrement, la ville sahraouie la plus éloignée du Dakhil (le nord du Maroc, centre du pouvoir), on nous a donné des chiffres édifiants : sur une population totale officielle de 92 000 habitants en 2007, on compterait 20 000 familles de militaires, 30 000 colons rétribués mensuellement 1400 dirhams afin de les maintenir sur place, et 17 000 pêcheurs venus du Nord, avec leur barque ou sans rien du tout, qui parviennent très difficilement à survivre face aux grandes pêcheries possédées par des officiers marocains ou de riches notables sahraouis ralliés au Maroc. En effet, la « richesse » du Sahara, celle de la pêche notamment, qui ne profite pas aux Sahraouis, ne profite guère non plus aux Marocains établis là-bas : tout le poisson pêché dans la région est expédié par camions frigorifiques vers le Nord et va enrichir les gens d’Agadir ou de Casablanca, sans oublier les bateaux-usines espagnols et accessoirement français qui, par la grâce d’un accord de pêche entre l’Union européenne et le Maroc n’excluant pas les eaux territoriales du Sahara occidental, exploitent les bancs de poissons de la région. L’économie du phosphate extrait à Boukraâ est encore plus prédatrice, les retombées locales étant quasi nulles et la gestion de cette ressource « stratégique » complètement opaque. Certes, avec le nombre incalculable d’indics, de mouchards – dans un pays pauvre, on peut acheter beaucoup de monde –, de policiers, de gendarmes, de mokhaznis, de militaires… présents au Sahara occidental, l’Etat marocain fait incontestablement vivre toute une population. Mais à quel prix ? Les rares Marocains avec lesquels nous avons pu lier conversation, fonctionnaires de police ou de gendarmerie (ce n’est pas un hasard !), nous ont fait comprendre que, bien que leurs familles soient généralement avec eux, ils attendent la retraite pour retourner au Nord… Quant au gendarme célibataire d’une bonne trentaine d’années à qui nous avons demandé s’il comptait épouser une Sahraouie, il nous a répondu sans hésitation : « Ah, non ! Elles sont trop méchantes ! »…

L’espoir malgré tout

Les Sahraouis qui ont décidé d’exercer leur droit à l’expression, à travers des manifestations pacifiques, le déploiement de drapeaux de la RASD, des sit-in, chants et slogans, sont déterminés. Les tortionnaires n’arriveront pas à les faire taire. Au contraire, leur acharnement sur les plus jeunes suscite de nouvelles vocations. On a vu sous nos yeux se développer un véritable mouvement, avec la caravane des Sahraouis qui ont accueilli Sultana Khaya à son retour à El Ayoun le 18 août, et l’ont accompagnée à Boujdour, sa ville natale, puis à Dakhla… Nouvelle icône de la lutte des Sahraouis contre l’occupation et l’oppression marocaines, Sultana est rentrée d’Espagne après plusieurs mois de soins : elle a perdu un œil sous les coups de la police lors d’un sit-in de protestation à l’université de Marrakech, en mai 2007. Avant même d’avoir quitté la zone douanière, à l’aéroport, elle levait la main en formant le V de la victoire. Ils étaient tous là, les activistes sahraouis de la défense des droits humains, ceux de l’ASVDH comme ceux du Cdesa, les Brahim Sabbar, Brahim Dahane, Ahmed Naciri, comme les Mohamed El Moutaoikil et Ali Salem Tamek ; il y avait là aussi Mohamed Daddach, le plus vieux prisonnier d’opinion sahraoui, qui est resté 22 ans dans les geôles de Hassan II puis dans celles de Mohammed VI, libéré en 2001 seulement. Dans chaque lieu, à El Ayoun, Boujdour, Dakhla, c’étaient des dizaines et des dizaines de jeunes gens et de jeunes filles qui acclamaient Sultana et la portaient en triomphe à travers la salle de réception surchauffée et pleine à craquer. Et il n’y avait pas que des jeunes, beaucoup de femmes aussi, et de « vrais » grands anciens, dont un centenaire, à Boujdour, qu’on nous a dit être l’arrière-grand-père de Sultana, mais aussi un militant sahraoui de toujours, depuis l’occupation espagnole… L’espoir malgré tout, parce que le Maroc, qui a ratifié le pacte international relatif aux droits civiques et politiques en 1979, a acquis auprès de l’Union européenne, à l’automne 2008, un « statut avancé » qui devrait l’obliger à s’y tenir, surtout si les témoignages extérieurs, les missions d’observation se multiplient. En outre, sa position n’est pas tenable à terme : il ne peut pas prétendre respecter les droits de l’homme, d’un côté, et nier le droit à l’autodétermination qui est aussi un droit de l’homme, de l’autre ; selon les conventions internationales, les droits humains sont en effet universels, indivisibles, inter-reliés et interdépendants. Un droit ne peut être pleinement respecté si tous les autres droits ne le sont pas. Les Sahraouis, qui sont libres dans leur tête, méritent incontestablement cette liberté politique attendue depuis plus de 40 ans.

Par Nicole Gasnier