« Le tsunami, on le voit venir… »

Entretien avec Mohamed Seghir Babès, président du CNES

« Le tsunami, on le voit venir… »

TSA, 29 décembre 2011

Les Assises nationales sur le développement local et les attentes citoyennes se dérouleront ce jeudi et demain vendredi à Alger en présence de plus de 1 300 représentants de la société civile, des instances élues et des exécutifs de l’ensemble des wilayas. Cette rencontre clôture la mission confiée par le président Bouteflika au Conseil national économique et social (CNES) dans le cadre des réformes politiques engagées. Dans cet entretien à TSA, Mohamed Seghir Babès revient sur cette mission et ses principales conclusions.

Le président Abdelaziz Bouteflika a chargé le CNES d’une mission auprès de la société civile. Avez-vous réalisé cette mission ?

Cette saisine s’est faite de façon inédite. Pour la première fois de son histoire, le Conseil national économique et social est saisi de la sorte, de la manière la plus solennelle qui soit, pour lui demander d’animer une concertation nationale sur le développement à travers les attentes citoyennes. Le président a demandé à l’ensemble des institutions de la République d’être là, en appui inconditionnel aux travaux du CNES.

Il faut revenir au 15 avril pour comprendre les fondamentaux de cette démarche. M. le président de la République, en s’adressant à la Nation, a décrété que l’année en cours allait être celle de la concertation et du dialogue social. Le président revient fortement, une seconde fois, le 28 août, sur cette mission confiée au CNES pour dire que les recommandations de ces assises nationales vont être incorporées au plan national de réformes.

Pour revenir à votre question, oui, nous avons pu conduire convenablement cet exercice même si ce n’était pas évident au départ. S’agissant d’un exercice fondamental, il était question notamment d’interroger les systèmes de gouvernance, chercher les capacités de notre pays à rehausser son développement local pour qu’il réponde aux exigences du présent et du futur, c’est-à-dire, à l’après pétrole.

Comment la mission s’est-elle déroulée ?

Les membres du CNES, autour de moi, ainsi qu’un certain nombre d’experts que nous avons sollicités, avons eu un contact avec la base qui, je dois le dire franchement, a été marqué au départ par la suspicion. Puis, au fur et à mesure des rencontres, les gens se sont rendus compte que nous avions une capacité élevée d’écoute de leurs doléances. Ils ont adhéré à la démarche.

Au fond, le président de la République, à travers cet exercice confié au CNES, voulait dire aux Algériens : « vous êtes artisans de votre propre devenir, des conditions et des prérequis de la transformation de votre devenir ». C’est aussi une prise de conscience, une autocritique. Malgré les efforts des dix dernières années, que personne ne peut nier, il y a des problèmes. On voit des gens dans les rues en train de contester, brûler des pneus, arrêter la circulation sur des routes importantes, incendier des établissements publics.

Quels que soient les efforts fournis, les volumes considérables alloués à des politiques publiques, il y a des failles. Il fallait donc questionner ces éléments de faille. C’est à cet exercice que nous nous sommes appliqués, en toute modestie.

Est-ce que vous avez écouté toute la société civile dans sa diversité ?

Après les premières séances de débats, l’information a circulé rapidement. Les élus, les différents acteurs locaux, les élites locales sont entrés en contact avec nous. Des gens qui sont venus nous écouter et nous dire ce qu’ils imaginaient comme solutions. J’ai veillé personnellement à faire venir dans la salle ceux qu’on avait empêchés parfois de venir. Des représentants les plus réfractaires de la société civile que j’ai tenu à rencontrer. C’est cela aussi le vrai débat démocratique. Dans l’ouverture et la transparence.

Les assises nationales qui s’ouvrent ce jeudi constituent la dernière étape dans cette mission. Y aura-t-il des recommandations ?

A ce stade, nous avons dessiné l’ensemble des lignes d’action qui vont porter le futur rapport global sur cette immense mission. Les assises nationales seront couronnées par un avant-projet de recommandations. Pour ce faire, nous procédons à l’installation d’un comité de rédaction le plus large possible. Les recommandations seront transmises directement au gouvernement qui sera comptable de leur exécution.

Quelles sont les revendications de la société ? Que demandent les Algériens, notamment les jeunes ?

La première préoccupation de cette jeunesse est l’emploi. Comment peut-il se faire qu’un pays qui nous a formés, en mobilisant des capacités énormes, ne soit pas en mesure de nous trouver des emplois, disent-ils ? Il y a un exode des cerveaux qui se fait, c’est une saignée qu’il faut arrêter. Il est scandaleux de former pour les autres. Sur ces aspects, il y aura des recommandations très fortes.

La deuxième préoccupation exprimée concerne le logement. Les politiques dédiées à l’habitat étant ce qu’elles sont, tout le monde est en train de réclamer sa part. En résumé, les jeunes disent : nous avons besoin de prendre notre envol dans la vie, pour cela il nous faut un emploi et un logement. Voilà les deux grandes revendications de nos jeunes.

Les jeunes revendiquent-ils uniquement le logement et l’emploi ?

On ne peut pas juste réclamer l’aïch [un travail et un logement, NDR]. Les jeunes bien formés disent : laissez-nous prendre le relais. Comment ? En instituant, déjà, au niveau des territoires où nous vivons, des espaces de subsidiarité qui nous seront dédiés pour nous permettre de délivrer notre voix responsable et notre volonté d’être des acteurs de premier plan au niveau local et territorial, puis, ce faisant, au niveau national.

Il y a des fonctions régaliennes qui sont du niveau du centre de l’État (sécurité, justice, fiscalité). Pour le reste il faut que cet État central dise : voici les espaces à réaffecter pour les démembrements de l’État dans lesquels je vais réinstaller la société civile comme chaînon manquant dans notre système de gouvernance. Ce sont les grandes lignes de ce qui va être le rapport global sur cette mission qui sera remis courant janvier au président de la République. Mais aussi de ce qui va être la tonalité générale des recommandations.

La redistribution des richesses issues des hydrocarbures n’est pas équitable, notamment envers les populations des régions du Sud, où sont basés les champs pétroliers et gaziers…

Dès l’indépendance, le mot d’ordre a été de lutter contre les disparités régionales. Notre mot d’ordre pour demain : résorber les disparités régionales au pas cadencé. L’Algérie est un pays continent, il faut s’en rendre compte, pas uniquement pour s’en glorifier. Il faut prendre la pleine mesure de ce que cela implique, si on veut rester cet État continent, dans sa configuration actuelle, porté par ses populations, mêmes celles qui vivent dans des conditions assez dures. Les gens insistent énormément sur ça.

Y a-t-il eu des revendications séparatistes des populations du grand Sud ?

Nous n’avons à aucun moment ressenti à travers le territoire national, et dans le grand Sud particulièrement, des revendications séparatistes. Nous avons entendu des revendications du type : pourquoi maintenez-vous les mêmes horaires scolaires pour nos enfants alors qu’il y a des pointes de 60o durant certaines périodes ? Comment garder les mêmes formats de logements, complètement inadaptés au sud ? Vous êtes à côté de la plaque, nos logements ne peuvent en aucune façon ressembler à ceux du nord, nos logements doivent être des logements sahariens, adaptés à nos traditions, nous avons besoin de nos cours, de nos terrasses, aménager des endroits pour nos bêtes pour qu’elles puissent dormir pas loin de nous. Ou encore : pourquoi le transport aérien dans le Sud est-il si méprisant pour nous ? Ou encore sur l’emploi. Mais ils disaient être à l’avant-poste de la défense du territoire national et de l’unité pays. C’était remarquable, ils ont pleuré jusqu’à nous faire pleurer. C’était très fort comme sentiment.

Est-ce que cela ne remet pas en cause l’organisation administrative du pays, avec un système moins centralisé ?

Les gens revendiquent ce qui est inscrit dans les différentes constituantes du pays, à savoir décentralisation et déconcentration de l’État. Conjuguons les vertus de la décentralisation et de la déconcentration jusqu’à l’ultime. L’État restauré dans la plénitude de ses attributs sera en mesure de revoir l’ordonnancement des systèmes de gouvernance, de ces espaces infra-nationaux, régionaux, à la base.

Les Algériens expriment chaque jour leurs revendications en manifestant dans les rues, parfois violemment. Ces revendications sont connues du gouvernement. A-t-on besoin d’organiser ces rencontres pour le savoir ?

D’abord, ce n’est pas le gouvernement qui m’a chargé de cette mission, c’est le président de la République. Le président s’est adressé au CNES, comme institution consultative, non apparentée à l’exécutif gouvernemental. Il a pris du recul par rapport à ce que fait l’exécutif gouvernemental pour confier cette mission à une institution de la République. Le but : avoir un regard neutre et, à la lumière des recommandations émises, apporter des rectificatifs aux politiques publiques.

Des spécialistes disent que l’explosion sociale est inévitable en Algérie. Etes-vous d’accord ?

Pas du tout ! Mais cela reste une hypothèse qui est là si jamais on ne faisait rien. Sur le registre des réformes économiques et sociales, mon sentiment est assis sur une conviction profonde. Nous avons fait un vrai exercice, nous avons rencontré les populations… Nous sommes sortis avec un regard consensuel, je n’ai aucun doute que le président de la République fera en sorte que l’essentiel des recommandations, qui sont issues de ces assises nationales, va recevoir une application selon une cadence très rapide, et c’est au prix de tout cela qu’on pourrait éviter l’issue cataclysmique que vous venez d’évoquer. Le tsunami, on le voit venir… On a mis en place les digues pour nous protéger, mis en place les conditions pour relancer une nouvelle dynamique et remettre de la vertu dans notre gouvernance.