Lahouari Addi: « La plate-forme d’El Kseur est importante »

Lahouari Addi
« La plate-forme d’El Kseur est importante »

Propos recueillis par Youcef Zirem, Le Kabyle de Paris, 16 avril 2003

Lahouari Addi est Professeur de sociologie politique à l’IEP, Université Lumière Lyon2. Il est actuellement membre de l’Institute for Advanced Study, Princeton, USA. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont les plus récents sont Les mutations de la société algérienne et Sociologie et Anthropologie chez Pierre Bourdieu. Le paradigme anthropologique kabyle et ses conséquences théoriques, tous aux éditions La Découverte. Il est considéré comme l’un des plus grands analystes du système politique algérien. Il répond ici aux questions du Kabyle de Paris.

Le Kabyle de Paris : L’Algérie est sous état d’urgence depuis février 1992. A la veille de la « présidentielle » de 2004, estimez-vous que ce rendez-vous avec les urnes pourrait donner lieu à une saine concurrence électorale ?

Lahouari Addi : Aucune élection se déroulant dans l’état actuel des choses ne serait libre. Le régime veut bien introduire quelques modifications mais il ne veut pas opérer la rupture inaugurant la démocratie. Je crois que la balle est dans le camp des officiers de l’armée. Ou bien ils prennent conscience et ils deviennent un facteur de changement comme cela s’est produit au Portugal, ou bien les choses demeurent en l’état et la hiérarchie militaire continue de bloquer le processus démocratique en leur nom.

Il y a deux ans, vous avez écrit un article ( paru sur le site Algeria-watch ) relatant les luttes entre les généraux les plus influents en Algérie. Pensez-vous que ces luttes sont toujours en cours ?

Par la force des choses, l’armée est devenue un parti politique, et c’est même le seul parti en Algérie. Forcément apparaissent des divergences et des conflits parmi les généraux puisque c’est une formation politique. Lorsque ces conflits atteindront les commandants et les capitaines, il y aura risque d’éclatement de l’armée et de guerre civile généralisée. Il faut juste espérer cela n’arrivera pas.

Estimez-vous que le chef de l’Etat, Abdelaziz Bouteflika, a, d’une façon ou d’une autre, gêné les services et leur chef le général-major Mohamed Mediène ?

Bouteflika a été appuyé par une fraction de la SM, celle dirigée par Smaïn Lamari. En Avril 1999, Tewfik Médiène n’était ni pour ni contre, séduit par l’idée que Bouteflika puisse peut-être reproduire la période populiste de Boumédiène. Quelques mois après l’élection présidentielle, les généraux ont senti que Bouteflika cherchait à les sacrifier pour se donner une légitimité, en exploitant les accusations des ONG de droits de l’homme contre eux. Depuis, ils ne lui font plus confiance et ne veulent pas de lui en 2004. Smaïn est très malade et ne peut le défendre ; d’où les déboires du groupe Khelifa, création des généraux Smaïn et Belkheir. Les clans sont à la veille de la lutte dans la rue avec les chars des unités qui soutiennent les uns contre les autres. On en est malheureusement là. Ce régime est un danger pour la sécurité publique.

Vous avez catalogué la plate-forme d’El Kseur comme étant un texte politique important dans la vie de l’Algérie indépendante. Pouvez-vous être plus explicite à ce sujet ?

La Plate-forme d’El-Kseur est importante parce que d’abord pour la première fois en Algérie une émeute se transforme un mouvement organisé et se donne une revendication écrite. Ensuite, elle est importante parce que c’est la première fois qu’une revendication clairement politique est formulée, à savoir le contrôle par la population de ceux qui exercent l’autorité publique. C’est l’objet du contenu des points 2 et 11. Nous restons dans le sous-développement politique qui conforte la privatisation de l’Etat tant que nous n’avons pas pris conscience que l’autorité est publique et que ses détenteurs doivent rendre compte de son usage. La Plate-forme d’El-Kseur contient explicitement cette prise de conscience.

Vous avez estimé récemment que le reste de l’Algérie ne se joint pas à la contestation kabyle de peur de voir la langue arabe concurrencée par l’officialisation de la langue amazighe. Ne pensez-vous pas que le problème est beaucoup plus complexe ?

Quand les émeutes ont éclaté en Kabylie, j’avais souhaité, en tant que citoyen, qu’elles se propagent à Alger, Oran et Constantine, de telle manière à avoir une transition du type des pays de l’Europe de l’Est en 1989. Cela ne s’est pas produit et j’émets l’hypothèse que c’est parce que le reste du pays ne comprend pas le bien-fondé de la revendication de l’officialisation de la langue berbère dans les régions berbérophones. Il faut dire qu’il n’y a jamais eu de débat national franc et serein sur la question. Par ailleurs, les journaux n’ont pas publié la Plate-forme d’El-Kseur empêchant les Algériens d’avoir une opinion sur un texte dont tout le monde parlait et que personne n’avait lu. Même Le Matin qui soutient le mouvement citoyen n’a pas publié le texte de la Plate-forme.

Comment voyez-vous l’évolution en Algérie en prenant en compte l’absence d’alternative politique au pouvoir en place ?

L’évolution future de l’Algérie dépendra de l’après-Irak. Si les Américains établissent un Protectorat sur l’Irak, lui imposent de reconnaître Israël et décident de son pétrole, le régime algérien est sauvé pour vingt ans. Mais si l’Irak se démocratise, tous les régimes arabes seront sous pression de leurs populations. Le régime algérien, comme les autres dictatures arabes, affaiblit le pays et met en danger sa souveraineté. Etant un pays instable depuis plus de dix ans et exportant l’insécurité vers l’Europe, les Occidentaux seront tentés de suivre l’exemple américain pour intervenir dans nos affaires sans qu’on puisse leur résister. Concernant l’autre volet de la question relatif à l’alternative, celle-ci existe à l’état latent. Il suffirait de dissoudre la Sécurité Militaire pour voir apparaître des forces qui s’organiseront pour diriger l’Etat dans le cadre de l’alternance électorale. Nous sommes arriérés, il est vrai, mais nous ne sommes pas des primitifs. Notre retard concernant la mise en place d’une démocratie procédurale pourrait être rattrapé en peu de temps si chacun met du sien.