Ghardaïa, la vallée oubliée

Des familles accusent l’état de ne pas les protéger

Ghardaïa, la vallée oubliée

El Watan, 25 janvier 2014

Quelque 30 familles arabes dont les maisons ont été pillées, saccagées et incendiées dans la Moussa Boudjerada, à Ghardaïa, passent leur quatrième nuit dans la rue ou presque, puisqu’elles se sont réfugiées dans l’école primaire Djaber Ibnou Zeyd, dans le quartier de Châabet Ennichène.

Cette infrastructure pédagogique leur sert de gîte depuis qu’elles ont perdu tous leurs biens quand leurs maisons ont été incendiées. Elles réclament une enquête sur les événements et surtout l’arrestation des auteurs de ces agressions ainsi que la prise en charge de leurs enfants scolarisés qui, traumatisés par ce qu’ils ont enduré, refusent de reprendre leurs cours dans les mêmes classes que leurs camarades mozabites. Les sinistrés de la communauté arabophone, qui se sont regroupés dans cette école, exigent que «l’Etat, qui a été incapable de nous protéger, doit maintenant nous prendre en charge et faire en sorte de nous reloger en urgence dans des quartiers sécurisés, car il nous est impossible de continuer à vivre dans nos anciens quartiers où on a été agressés par nos propres voisins avec qui nous vivions côte-à-côte, en parfaite harmonie, depuis plus de 50 ans».

Comment en est-on arrivé là ? Il faut revenir aux événements du 22 novembre 2013 à Guerrara pour cerner cette spirale de violence qui a embrasé la région, causant malheureusement la mort de trois citoyens (un à Guerrara et deux à Ghardaïa), des blessures à plus de 400 autres dont sept gravement atteints et d’importants dégâts matériels qui, à ce jour, n’ont pas encore été chiffrés par les autorités. Après un match de football, somme toute banal, opposant au stade du 24 Février de Guerrara deux équipes locales, une composée d’Arabes et l’autre de Mozabites (incroyable), des échauffourées ont éclaté entre supporters des deux équipes, mais bien loin du stade.

En effet, c’est au quartier Mahmoud, à proximité de l’institut El Hayet, que les incidents ont été les plus violents. Ce qui tend à accréditer l’idée d’une provocation qui a mal tourné. Les affrontements, qui ont duré deux jours entiers dans cette ville située à 130 km au nord-est de Ghardaïa, ont provoqué la mort de Mohamed Abderrahmani, un Mozabite de 30 ans qui a laissé une veuve et un enfant en bas âge, le 24 novembre.

D’importants dégâts, tant au mobilier urbain qu’aux infrastructures et biens privés et publics, ont aussi été enregistrés. L’agence de la Banque algérienne de développement rural (BADR), située au carrefour du centre-ville, a été saccagée et incendiée par les émeutiers, tout comme l’agence de l’opérateur de téléphonie mobile Mobilis dont la façade a été détruite. Des dizaines de voitures, camions et motos ont été détruits, plusieurs sont toujours là, carbonisés, trônant tels des trophées. 25 magasins et échoppes ont été vandalisés et incendiés, tout comme quatre boulangeries et huit maisons. C’est dire la furie qui s’est emparée des belligérants qui ont tout saccagé sur leur chemin. 146 personnes ont été arrêtées dans le cadre de ces incidents ; 16 d’entre elles ont été placées sous mandats de dépôt, 18 sous contrôle judiciaire et 112 ont bénéficié d’une citation à comparaître.

L’afflux massif de forces antiémeute dépêchées de plusieurs wilayas a permis de maîtriser la situation et de ramener le calme, fut-il précaire. Alors que les plaies n’étaient pas encore pansées et que la communauté ibadite de cette ville dénonçait vigoureusement un parti pris des forces de police pour le camp adverse, exigeant l’ouverture d’une enquête pour démasquer les auteurs de ces graves incidents et sanctionner les éléments des forces de sécurité qui ont pris position en faveur d’une partie contre une autre, la violence change de terrain pour s’installer sournoisement à Ghardaïa même.

C’était prévisible compte tenu de la tension qui prévalait alors et les autorités locales ne peuvent se dédouaner de leur manque de vigilance et d’une fausse approche du problème. Tous les voyants étaient au rouge alors que les pouvoirs publics claironnaient à tout-va qu’il n’y avait aucun problème à Ghardaïa. Le Premier ministre, Abdelmalek Sellal avait même déclaré, lors de l’installation de Mahmoud Djamâa dans son nouveau poste de wali de Ghardaïa, que Ghardaïa était le meilleur exemple de cohabitation pacifique entre Algériens, alors que tous les ingrédients d’une explosion intercommunautaire étaient réunis. «Est-ce que le Premier ministre est mal informé ou est-ce que c’est de la cécité politique ?» s’interroge Driss, un universitaire impliqué dans les affaires de la cité.

Tension toujours vive

Toujours est-il que ni la mission sur place de Ahmed Adli, l’ex-wali de Ghardaïa, promu secrétaire général du ministère de l’Intérieur, envoyé en catastrophe recoller les morceaux, ni les prières de Sellal dans les mosquées, d’abord Badr malékite dans le quartier de Theniet El Makhzen et ensuite la grande mosquée ibadite de Beni Izguen lors de la célébration du Mawlid Ennabaoui, n’ont réussi à apaiser les tensions, puisque les pics de violence ont été enregistrés juste après leur départ.

Deux morts de trop ont été malheureusement dénombrés dans la communauté mozabite, Baelhadj Kabaili et Mahfoud Hadj Saïd, victimes de l’intolérance et de la bêtise humaine. De graves incidents se sont ainsi produits dans plusieurs quartiers de la vallée du M’zab qui est composée de quatre communes. Trois d’entre elles se sont embrasées, Ghardaïa, Dhaïa Ben Dahoua et Bounoura ; seul le ksar millénaire d’El Atteuf a échappé à ce cycle de violence qui a plongé la région dans la terreur. Les quartiers populaires malékites de Hadj Messaoud, Ben Smara, Aïn Lebeau, Chaâbet Ennichène, Theniet El Makhzen, Merrakchi et Hadj Messaoud ainsi que ceux, mozabites, du vieux ksar de Ghardaïa, Touzzouz, Kerkoura, Souk Lahtab, Ksar Ledjaid, Bounoura, Beni Izguen (dans sa partie de Oudjoudjen et Moumou, face au ksar de Tafilelt), le ksar de Mélika et Salem Ouaïssa ont versé subitement dans la violence tous azimuts.

Des magasins, des maisons et des véhicules ont été vandalisés, pillés, saccagés et incendiés par des jeunes en furie. Des dizaines de blessés, voire des centaines, dont des membres des forces de l’ordre, ont été dénombrés. Des arrestations ont été opérées par les forces de l’ordre qui continuent à chercher des individus impliqués dans ces graves incidents. Plus de 2500 policiers anti-émeute ainsi 3000 gendarmes ont été dépêchés de toutes les wilayas du pays pour qu’enfin, un début de calme revienne dans cette vallée. Néanmoins les établissements scolaires des trois paliers sont désertés par les enfants et les lycéens faute de sécurité. Les parents de chaque bord refusant que leurs enfants rejoignent leurs pupitres avec les enfants de leurs «adversaires».

Une situation kafkaïenne à laquelle l’Etat est appelé à répondre rapidement pour éviter une scission entre les deux communautés. «Ce n’est pas encore le Belfast des années IRA, mais presque, avec deux camps, tels les catholiques et le protestants, chacun dans son coin, épiant l’autre», se remémore amèrement le vieux Ali, qui ajoute : «C’est la faute de l’Etat qui a laissé la situation arriver au pourrissement au point que la fracture est presque consommée entre les deux communautés. Il faut impérativement que les pouvoirs publics se rapprochent des vrais représentants des deux camps et non d’aventuriers et de démagogues qui ne représentent qu’eux-mêmes.»

La région, quadrillée par un impressionnant déploiement de forces anti-émeute, est pour l’instant restée calme même après l’annonce du décès de la deuxième victime, Mahfoud Hadj Saïd, qui était plongé dans un profond coma depuis sa blessure à la tête, il y a de cela trois jours. Son enterrement, qui devait avoir lieu vendredi, a été repoussé à samedi. Ghardaïa, drapée de l’emblème national, est cependant coupée en deux. Le centre de la vieille ville est paralysé par une grève des commerçants mozabites, donnant l’impression d’une ville morte alors que le bas, vers les quartiers arabes, la circulation piétonnière et automobile est dense et tous les magasins sont ouverts. Il n’y a aucune pénurie de ce côté de la ville.

Seules les stations-service de Sidi Abbaz et de Theniet El Makhzen restent fermées, cernées par des dizaines de policiers armés de fusils lance-grenades lacrymogènes, de triques et de boucliers ; elles ne servent du carburant qu’aux véhicules de la police, de la gendarmerie, de l’armée, des pompiers et aux ambulances. Les mosquées de Ghardaïa ont, dans leur ensemble, appelé, lors de la prière du vendredi, à la sagesse, au pardon et à la coexistence pacifique. Seront-elles entendues ? Rien n’est moins sûr.

Des politiques réagissent aux derniers événements sanglants survenus à Ghardaïa

-Moussa Touati, président du FNA et candidat à la présidentielle

«Il ne faut pas se tromper sur les raisons qui ont poussé aux violences. Les événements de Ghardaïa sont d’abord dus à des problèmes économiques et sociaux. Ils ne sont ni ethniques ni sécuritaires. C’est la politique menée par le gouvernement qui en est la cause. Cette région n’a pas bénéficié du même développement que les autres wilayas. De plus, on a refusé de prendre en considération les spécificités de la wilaya. C’est pour cela que je n’adhère pas à la thèse du complot qui se répand actuellement. On ne peut pas, à chaque fois qu’il y a un problème, crier à l’implication de la main de l’étranger. Comme je me refuse de lier les événements à l’élection présidentielle. J’ai bon espoir que le peuple sanctionnera ceux qui sont la cause de ces incidents graves.»

-Noureddine Bahbouh, président de l’UFDS

«Les événements de Ghardaïa sont inacceptables. Le gouvernement est pleinement responsable de la situation. Son approche communautariste était, dès le départ, vouée à l’échec. On ne traite pas un tel problème en voulant séparer les communautés ibadite et malekite. J’espère qu’il n’est pas trop tard et que le gouvernement tirera les enseignements de ses erreurs pour éviter le pourrissement de la situation.»

-Athmane Mazouz, chargé de communication au RCD

«Ce qui se passe à Ghardaïa relève du crime d’Etat. Le pourrissement, longtemps entretenu au sommet, a causé mort d’homme. Les initiatives du gouvernement sont toutes suspectes et, aux yeux des représentants des deux communautés, la responsabilité des gouvernants est totale. De part et d’autre, on dénonce une substitution de représentation pour mieux évacuer les réelles demandes citoyennes. Que la situation s’exacerbe avec l’approche de l’élection présidentielle, ceci ne peut que rajouter désordre et inquiétude à une impasse sociale, morale et politique. La gravité de la situation à Ghardaïa n’est pas le souci majeur d’un pouvoir clanique, qui se sert de cette situation comme d’un écran de fumée pour masquer le viol en cours et le maintien du statu quo à travers un successeur qui garantira le partage de la rente entre les différents prédateurs.»

-Mohamed Benhamou, président du parti El Karama

«Comment expliquer que deux communautés qui ont toujours vécu côte à côte en viennent à ne plus vouloir vivre ensemble ? La crise de Ghardaïa n’a rien à voir avec la construction de routes ou avec l’emploi. Même si je reconnais que le gouvernement a tardé à réagir et que les responsables n’ont pas fait montre de beaucoup d’implication pour mettre fin à la crise, le problème est ailleurs. Il concerne une tentative de déstabilisation menée par des ONG et certains pays étrangers, dont ceux du Moyen-Orient. Je rappelle l’attachement de la communauté ibadite au sultanat d’Oman dont le grand mufti vient de demander l’arrêt des troubles dans la wilaya. Un geste que je salue, mais ce n’est pas aux pays étrangers de s’immiscer dans nos affaires pour régler nos problèmes.» (Salim Mesbah)

K. Nazim