«Ce qui pousse les Algériens à l’émeute»

Kacimi Bouabdellah, chercheur et sociologue au Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC)

«Ce qui pousse les Algériens à l’émeute»

Propos recueillis par Abla Chérif, Le Soir d’Algérie, 25 octobre 2016

Le phénomène des émeutes continue à se produire de manière épisodique à travers le pays. D’est en ouest, du nord au sud, des jeunes et des moins jeunes ont pris pour habitude de déverser leur colère en brûlant des pneus ou en barrant des routes pour tenter de faire entendre leur voix et réclamer des droits bafoués. Au cours de ces derniers quinze jours, ces émeutes se sont multipliées, d’abord autour de la capitale, à Rouiba, où l’accès est resté interdit aux automobilistes durant toute une journée, puis sur les hauteurs d’Alger, à Chéraga, où des jeunes ont également bloqué la route pour des problèmes de logement… sans compter la reprise des contestations à El-Kseur, à Béjaïa au moment où le Grand Sud résonne encore des manifestations organisées contre les nouvelles tarifications des factures d’électricité. Nous avons tenté de nous arrêter sur cette situation en donnant la parole à un chercheur du Crasc connu pour les travaux qu’il mène sur ces émeutes, justement.
Dans cet entretien, il analyse pour nous ces images que nous renvoient tous ces jeunes Algériens qui n’hésitent parfois pas à aller, dit-il, «vers des gestes extrêmes pour faire entendre leur voix».

Le Soir d’Algérie : Des émeutes sont enregistrées de manière épisodique un peu partout à travers le pays. En tant que chercheur, quelle lecture faites-vous du phénomène ?

Kacimi Bouabdellah : Ce que l’on remarque, en premier lieu, est que la plupart des émeutes auxquelles nous assistons se présentent sous forme de manifestations spontanées. Dans la plupart des cas, nous remarquons qu’elles se caractérisent par de la violence.
Nous savons tous que la vie de tous les jours, la vie quotidienne des citoyens est en décalage total avec le système en lui-même, elle est loin des réalités des potentialités du pays qui peuvent, elles, apporter une réelle amélioration dans ses besoins essentiels. Quelles que soient leurs formes, politiques, sociales, urbaines, ces émeutes ont toutes un point commun : elles sont liées au malaise social que vit le citoyen. Ce dernier voit qu’il n’a aucun moyen de réclamer ses droits, de faire entendre sa voix, et que la seule issue qu’il lui reste est de sortir dans la rue bloquer les routes, brûler les pneus… de procéder à des actes violents et destructeurs.

Ce sont donc des revendications légitimes…

Oui, bien sûr, mais au-delà de cette question, il y a une réelle problématique qui se pose. Comprenons : le citoyen algérien est normalement doté de voies de recours administrative et politique afin de transmettre ses préoccupations, ses problèmes et faire valoir ses droits. Mais lorsque ces voies de recours censées apporter des solutions à ses problèmes ne font rien, que cette issue est obstruée, il ne reste plus comme solution que de passer à l’affrontement. Affrontement avec l’autorité, affrontement avec l’administration…
Bien sûr, de cette façon, ils mettent en péril le processus économique, le processus sécuritaire, les circuits routiers, tout ceci pour mettre l’administration devant le fait accompli et crier qu’il y a un vrai problème et qu’il est temps de négocier. Négocier autour du problème du logement, du chômage… Tout ceci dans une anarchie totale et une violence en même temps.

Pourquoi parlez-vous de violence ?

Le citoyen n’a plus d’issue, il n’a plus les moyens de discuter avec les sphères de décision. Le seul moyen dont il dispose est l’affrontement, la mise en péril de ce système.

Dans le lot de ces manifestations violentes, englobez-vous les cas dramatiques de ces immolations par le feu ou suicides sous autres formes qui ont lieu ?

Ce sont des suicides oui. Ces personnes ont mis fin à leur vie pour faire appel à l’opinion publique pour lui révéler l’existence de couches vivant dans des problèmes extrêmes, et attirer l’attention des médias et des politiques. S’immoler ou se donner la mort par un autre moyen n’est pas facile, c’est une situation extrême qui intervient lorsqu’une personne est au bout du rouleau, qu’elle n’a plus d’issue. Elle se suicide ou se mutile parfois. Parfois des personnes commettent l’impensable. C’est pour cela que j’évoquais l’anarchie, l’Etat de providence a généré, ouvert la porte à cette anarchie. Ce qui se déroule dans notre pays n’est pas normal, il y a un malaise social très profond. Il y a un réel blocage dans le système. Un blocage politique et administratif. Le social, lui, a des demandes, des revendications. Il revendique une solution au problème du logement, du social, du transport… à tout ce qui se rapporte à sa vie quotidienne et sa sécurité, sa citoyenneté. Tous les problèmes auxquels il est confronté mettent l’Algérien mal à l’aise. Il se dit : j’ai des droits, des besoins et le politique ne fait rien.

Avez-vous des chiffres qui démontrent l’ampleur ou qui permettent d’établir une courbe de ces émeutes auxquelles nous assistons ?

Je n’ai pas de chiffres à proprement dire. Nous nous basons sur les informations prélevées dans la presse ou obtenues auprès des services de sécurité. Ce qui est sûr, c’est que la courbe dont vous parlez diffère et évolue en fonction des régions. Chacun se rebelle en fonction du malaise qu’il vit et de l’intensité des problèmes auxquels il est soumis. Mais le dénominateur commun est le même, je tiens à le rappeler, c’est le malaise et l’injustice sociale.

Où cette situation risque-t-elle d’aboutir ?

Ces émeutes, ces contestations risquent de mettre l’incendie à la forêt. Elles ne prédisent rien de bon. Le citoyen, mal pris en charge par le politique, risque de se retrouver sous influence, manipulé, cela s’est passé dans d’autres sociétés à travers le monde et l’on sait ce que cela a donné. Il faut diagnostiquer, analyser ce qui se passe chez nous afin de prendre les décisions qui s’imposent.
Soyons réalistes, nous sommes un pays riche avec des potentialités énormes et les Algériens le savent. Il faut revenir à la raison et discuter avec ce citoyen qui a des droits. Il faut se rendre à l’évidence, tout le monde se plaint, dans le transport, dans la consommation en général, dans nos relations personnelles et ce malaise se traduit par différents canaux. L’émeute devient ici une forme de revendication collégiale pour dire que vous n’avez rien fait pour nous. Et que tout ce qui est entrepris en grande pompe est souvent voué à l’échec, un fiasco. Et on revient toujours à l’administration. Le problème de fond, le fiasco, c’est l’administration. Même quand le politique décide, commande, l’administration ne fait rien ou échoue.

Le Crasc a-t-il alerté les autorités sur ces problèmes ?

Non. Au Crasc, nous avons travaillé sur la violence urbaine. Pour ma part, le travail a été effectué à Oran, un dossier sur lequel je travaille depuis 2006. J’ai constaté qu’il suffit parfois d’une étincelle pour déclencher la population. Sur la base des recherches menées, nous organisons des colloques où sont invités les autorités et les médias. Mais nous suivons de très près, au jour le jour, tout ce qui se passe à travers les statistiques des hôpitaux, de la police et de la gendarmerie. Actuellement, nous projetons d’ouvrir le dossier du transport et des parkings, c’est un secteur où l’anarchie totale règne comme vous le savez. Nous allons également nous pencher sur l’anarchie dans les marchés.
L’absence d’autorité, d’organisation est flagrante, c’est une sorte de violence là aussi car elle déforme l’image de l’urbain et influe négativement sur la vie de tous les jours.

Vous partagez donc l’avis de la Gendarmerie nationale qui a publié cet été un rapport peu anodin sur la croissance des conflits sociaux dans le pays ?

Tout à fait, parfois ils sont mieux placés que nous dans ce domaine. Ils détiennent les statistiques réelles et c’est pour cette raison que nous nous référons toujours à eux pour pouvoir analyser et mener nos recherches. La conclusion est la même, il faut prendre en charge «l’individu» et arrêter de faire de la politique pour «faire de la politique», il faut arrêter la démagogie. Il ne faut pas se suffire de dire voilà nous avons créé des entreprises, car, en fin de compte, qu’ont donné ces entreprises, ces projets… ? Le problème du chômage reste entier, il existe partout, c’est vrai, mais chez nous, il faut faire en sorte que ce phénomène ne bloque pas la société.

Pensez-vous que la crise économique que traverse le pays risque d’aggraver la situation ?

Je ne pense pas. La crise fait déjà partie du quotidien et je dirais même de la culture de l’Algérien. L’Algérien ne vit pas dans le luxe, il survit, il vit au jour le jour. Il faut voir comment les familles algériennes vivent, elles s’accrochent avec des salaires très bas.

A.C.