Un arbre dans la ville
Salima GHEZALI, La Nation, 9 Août 2011
Le conflit entre les pouvoirs publics et les habitants du bois des pins ne laisse pas indifférent. Un quartier qui se bat pour sauver un bois en plein chaos urbain c’est assez rare. Quand l’administration ordonne le déracinement des arbres, celui des hommes n’est pas loin nous disent les riverains du bois des pins. Et des sociologues traquent le sens dans les désordres de la ville.
Le grand évènement de cette première semaine de ramadhan algérien est bien sur la crise du bois des pins. Pour de multiples raisons toutes les autres colères nationales : l’eau qui manque ici et là, la viande d’âne que l’on vend ailleurs, les administrations au ralenti, la vie chère, les médicaments introuvables, les décibels des haut-parleur des mosquées, la canicule, les embouteillages interminables, l’insécurité, les émeutes quotidiennes, le terrorisme et tout le reste fait pâle figure devant la crise du bois des pins.
Peut-être à cause de Hydra…
Difficile de dire pourquoi exactement. Peut-être à cause de Hydra. Ce quartier traditionnellement chic devenu symbole de la corruption. Entre les riches et les moins riches la cohabitation n’a pas toujours été aussi tendue. Un ilot de richesse dans un quartier populaire et, à l’inverse, une enclave populaire dans un quartier riche, ce n’est pas forcément un motif de discorde. Sauf qu’entre les riches et les pauvres l’Etat a trop tiré sur la corde au profit de clientèles à la fortune douteuse. Ce n’est pas la richesse qui gêne, c’est le procédé ignoble de l’accumulation illégitime couplé à l’exclusion. La colère des habitants du bois des pins ressemble à celle des habitants d’autres quartiers populaires qui sont entrés en confrontation avec les pouvoirs publics. Mais ici la marginalisation des habitants a un bénéficiaire immédiat : le promoteur du projet et sa clientèle. Il ya dans la « crise du bois des pins » tous les ingrédients de la révolte sociale. Une fois n’est pas coutume, les clichés médiatiques sont du côté de la revendication populaire. Ni « population interlope » des bidonvilles, ni rurbains inclassables croulant sous les maux sociaux, les habitants du quartier du bois des pins sont le chainon manquant dans le discours officiel. Ils ne peuvent être aisément disqualifiés au motif qu’ils seraient des « gueux » ou « d’avides profiteurs » comme l’ont été d’autres révoltés. Et comble de malchance pour les pouvoirs publics, ces citoyens s’offrent le luxe de défendre des arbres tandis que c’est l’Etat qui apparait dans le rôle du parvenu massacreur de verdure. Violant au passage ses propres lois1
Mais ce qui pointe, à tord ou à raison, derrière la colère des habitants devant les arbres arrachés et la rumeur de l’attribution à un « beggar » du terrain ainsi dégagé est la crainte de se voir à terme délogés et éloignés vers les zones de recasements périphériques à l’instar des habitants d’autres quartiers de la capitale.
Exclusion des classes populaires.
L’exclusion méthodique des classes populaires du champ politique a commencé par leur exclusion au sein même de la ville. Le discours dominant sur la ville fait généralement porter à l’exode rural le poids entier de la dégradation du mode de vie urbain. Un propos un peu trop convenu. Il faudrait peut-être derrière les « dysfonctionnements » apparents s’interroger sur leurs fonctions cachées comme dirait Bourdieu.
« La dénonciation du désordre urbain supposé cache de plus en plus mal le double arrangement spatial : celui qui conduit les groupes dominants-et leurs grappes de servants- à maximiser les avantages des rentes foncières, immobilières et de localisation. Et, dans le versant opposé, celui qui consacre l’occupation des zones les plus défavorables par les couches astreintes à privilégier leur survie biologique plutôt que leur reproduction sociale2»
Analysant l’explosion sociale d’octobre 88, Said Chikhi notait en 1989 que le problème n’était plus celui de l’exode rural2 (en déclin à l’époque et revenu avec le terrorisme qui a chassé des populations entières de leurs zones isolées) mais la marginalisation massive de pans entiers de la population urbaine : « Social, le champ de la marginalisation est aussi d’essence urbaine. (…) C’est ici que les mécanismes d’exclusion repoussent les groupes et couches populaires vers les zones les plus dégradées de la ville et où la concentration urbaine est énorme et est refoulée vers des quartiers dortoirs. L’allure de ces faubourgs populaires est connue : les équipements collectifs quasi-inexistants, l’environnement est éclaté, les espaces verts sont détruits, les rues sont miséreuses… »3
Arbres et populations arrachés
Ce n’est pas un ni dix, mais la majorité des habitants du bois des pins qui s’est sentie elle-même « arrachée » en voyant le chantier du projet de parking prendre la place de la petite forêt mitoyenne de leur cité. Encore une idée reçue : l’insensibilité populaire à la nature. Pourtant écologie et politique ont toutes les raisons du monde de se compléter dans ce pays où l’on a pris depuis plus d’un siècle l’habitude de faucher avec la même aisance les hommes et les arbres4 Les riverains du bois des pins le formulent clairement : la destruction du bois est un prélude à leur expulsion des lieux. Sur une des vidéos mises sur internet on voit une résidente crier qu’elle a le même âge que la forêt qu’elle a vu grandir et que l’on vient d’arracher : 60 ANS !
La Casbah hier…
Les révoltes urbaines, souvent liées à la question du logement, posent en creux la double question de la marginalisation des couches populaires dans l’accès aux ressources et leur expulsion en dehors de la ville. Le soutien manifesté par un groupe de moudjahidates aux habitants en colère remet dans les esprits, à travers la figure de Djamila Bouhired, le destin terrible de la Casbah, classée patrimoine mondial et livrée à la décrépitude. Par ce qu’à chaque fois qu’ils en sont chassés ses habitants y reviennent. La Medina semble comme condamnée à ne point connaître de réhabilitation tant que ses habitants continueront à en revendiquer la propriété.
Un numéro de la revue NAQD daté du Printemps-été 2002 est consacré aux Des ordres urbains, Rachid Sidi Boumedine y relève que : «… la logique de répartition sociale de la population ne contredit pas celle mise en œuvre au cours de la colonisation… Il suffit de superposer la carte des bidonvilles et des quartiers « à forte majorité musulmane » dressée par Descloîtres et Reverdy (l’Algérie des bidonvilles) ou celles établies par l’Institut de géographie de Besançon (Géographie sociale d’Alger) et la carte de l’occupation sociale d’Alger (dans sa nouvelle étendue de 2001) pour s’en rendre compte. »5
Derrière le désordre apparent se dessine une logique et des régularités observables que le chercheur met au jour:
« 1- Extension marquée des quartiers de grandes villas vers l’ouest de la ville, en prolongement direct des quartiers huppés de la période coloniale, ceci est vrai que l’on prenne en considération la promotion immobilière publique ( Garidi à Kouba) ou privée ( Garidi et Deux bassins à Ben Aknoun) ou les lotissements qui concernent toute la couronne de localités limitrophes depuis Draria jusqu’à Cheraga en passant par Baba Hassan, Draria, Dely Ibrahim.
Outre des taux de croissance de population remarquables entre 1987 et 1988, dates des recensements (de 6% à 20% selon le cas contre une stagnation et même une régression pour la partie centrale de la ville) ce sont les zones où la part des diplômés du supérieur est la plus forte, si l’on excepte Bab-Ezzouar.
2- Les programmes de relogement d’habitants des bidonvilles, de quartiers sinistrés ( séismes, éboulements, écroulements) et les programmes sociaux ont obéi-en termes de résultats- à deux logiques de localisation : soit à proximité immédiate des anciens bidonvilles ou des cités de recasement, soit, au contraire, à proximité des extensions industrielles successives.
C’est ainsi que l’on peut constater l’existence d’un axe allant de Bab el oued vers Bouzaréah et Beni Messous à l’ouest, et de très grandes concentrations à Bachdjarah, Bourouba, Gué de Constantine, Ain Naadja, Baraki à l’Est immédiat ; puis Bab Ezzouar, Dergana, Réghaia plus à l’Est encore. Certains habitants de la Casbah ont même été relogés à Thénia, à 50Kilomètres à l’Est d’Alger.6 »
Ces dix dernières années la contestation des conditions de vie, d’habitat et de commodités ont constitué l’essentiel des mouvements de protestations sociales et il ne semble guère que les pouvoirs publics soient en mesure d’y répondre de manière satisfaisante.
« Diar el kef, les palmiers, Djenan Hassen, Sidi Yahia, Diars Echems, parmi d’autres lieux de vie à Alger, sont devenus des foyers de haine sociale, de rejet de toute expression des règles civiques, décrits dans les rapports officiels sous l’euphémisme de « quartiers sensibles et difficiles d’Alger »…Construits dans la dernière phase de l’ère coloniale ces ensembles d’habitat restent l’exemple de l’ultime tentative de calmer les tensions sociales et politiques par l’intégration des populations migrantes agglomérées autour de la ville au début du siècle. » L’auteur de ces lignes Dalila Imarène-Djerbal décrit dans son article7 l’enlisement de certains de ces quartiers dans des situations de détresse sociale, physique et morale. Depuis le soulèvement de la Casbah en 1985, les révoltes de quartiers n’ont cessé de poser la question du développement urbain. L’année 2010 et 2011 aura vu les habitants de ces cités de villes défigurées prendre d’assaut la rue pour exprimer leur colère contre un Etat qui les a abandonnés.
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1 . La loi N° 84 -12 du 23 juin 1984 portant Régime Général des Forêts stipule dans ses articles
2 : Le Patrimoine Forestier est une richesse nationale. Le respect de l’arbre est un devoir pour tous les citoyens. Et dans son article 6 ; Sont déclarées d’intérêt national : la protection le développement et l’utilisation rationnelle des forêts, des autres formations forestières t des terres à vocation forestière. La préservation et la lutte contre les incendies et toutes les altérations ou dégradations du milieu forestier.
2 Rachid Sidi Boumedine in Désordres ou « Des ordres » urbains Naqd Printemps-été 2002.
3 Said Chikhi dans Algérie du soulèvement populaire d’octobre 88 aux contestations sociales des travailleurs. Mouvement social et Modernité Naqd Mars 2001
4 .certains massacres comme celui de Beni Messous commis le 5 septembre 1997qui a fait 70 morts parmi les citoyens de Sidi Youcef est considéré par certains observateurs comme répondant à un conflit sur la possession des terres.
5 Rachid Sidi Boumedine : Désordres ou « Des ordres » urbains. Naqd Printemps-été 2002
6 Sidi Boumedine : Désordres ou « Des ordres » urbains. Naqd Printemps-été 2002
7 Un monde à part in Naqd Printemps-été 2002
Affaire Bois des Pins : Nous avons tapé à toutes les portes…ils ont envoyé la police !
Entretien avec : Mohamed Hammadouche, membre du comité des sages de la cité Bois des pins
Bouaiche Chafaa, Dimanche 7 Août 2011
La cité Bois de pins à Hydra est sortie de l’anonymat depuis le lancement du projet de construction d’un parking de 12 étages sur son territoire. Pouvez-vous nous expliquer la position des habitants de cette cité ?
Dès que nous avons eu vent du projet de construction d’un parking au niveau de notre cité, nous nous sommes constitués en comité de sages. Nous avons rencontré le président de l’APC de Hydra et le wali délégué de Bir Mourad Rais. Les habitants de Bois des pins nous ont chargés de transmettre leur refus aux autorités de voir un parking prendre la place des arbres.
Nous avons expliqué à nos interlocuteurs que le projet est illégal puisqu’aucune enquête commodo et incommodo, prévue par la loi, n’a été faite. Nous avons rappelé que le terrain destiné au projet est la propriété des habitants de la cité.
Le wali délégué nous a demandé de lui accorder un délai de 15 jours pour s’imprégner du dossier. Après 15 jours, nous avons été reçus par le chef de cabinet du wali délégué. Il nous a expliqué que le wali ne pouvait être là en raison des émeutes sur le logement qui se déroulaient dans plusieurs quartiers. Le chef de cabinet nous a demandé de repasser voir le wali dans trois jours.
A notre grand étonnement, avant même la fin du délai de trois jours, le 10 juillet, des ouvriers, sous une protection policière, sont venus pour couper les arbres afin de lancer les travaux. Les habitants de la cité ont protesté contre cette décision injuste. Des vielles pleuraient en voyant les arbres de leur cité rasés.
Immédiatement, le comité des sages s’est réunit. Première action, demander audience au président de l’APC pour lui faire part de la colère des habitants. Le maire a refusé de nous recevoir. Idem pour le wali délégué qui a refusé de nous rencontrer. Depuis, les habitants de la cité subissent une répression policière des plus féroces.
Mais selon le wali d’Alger, la construction du parking est un projet d’utilité publique…
Je tiens à préciser que la construction d’un parking n’est pas un projet d’utilité publique. Les projets d’utilité publique sont entre autres l’école, l’hôpital et les routes. Maintenant, si un parking est un projet d’utilité publique, les autorités doivent respecter la réglementation qui exige une enquête commodo et incommodo. Lors d’une réunion, le wali délégué s’est engagé à ouvrir une enquête. Mais depuis, rien n’est fait. Le même wali délégué affirme, plus tard, que le projet est d’utilité publique. Nous lui avons demandé de nous définir «l’utilité publique», il a répondu que cela le dépassait !
Depuis, nous avons tapé à toutes les portes, mais ni les autorités ni les élus n’ont bougé le petit doigt pour arrêter les travaux qui ont commencé illégalement. Outre l’enquête commodo et incommodo qui n’a pas été faite, il n’y a aucune plaque qui précise la nature du projet, le maître d’ouvrage, les délais de réalisation… Il n’y a pas eu de clôture du terrain, comme le stipule la réglementation. Pis, ce n’est que le 6 août, après avoir coupé tous les arbres et creusé trente mètres de profondeur, qu’on envoie une équipe pour faire l’étude de sol ! Il faut souligner que les deux immeubles de la cité Bois des pins sont classés «Orange 4 » par le CTC après le séisme de 2003. Vous voyez donc les risques qu’encourent les familles si les immeubles s’effondrent.
Vous dites que le terrain appartient aux habitants de la cité, mais le wali d’Alger affirme que le terrain est domanial.
Nous avons des documents qui attestent que le terrain est une partie commune. Ce n’est pas un jardin mitoyen mais un jardin commun aux habitants de la cité. Je rappelle que le wali d’Alger a signé une décision en 2007 rendant le terrain incessible. Aujourd’hui, il revient sur sa propre décision ! Le terrain n’appartient pas aux domaines; il appartient aux habitants de la cité.
Par ailleurs, dans une déclaration à la presse, le wali d’Alger a affirmé que le projet est inscrit sous : «Parking Sidi Yahia». Mais ici c’est Bois de pins et non pas Sidi Yahia. Il est vrai que le projet du parking était prévu à Sidi Yahia sur un terrain de l’ex SNIC. D’ailleurs, le terrain est toujours nu. On ne comprend pas alors les raisons du transfert du projet.
Certains disent que dans ce parking que réalisera l’entreprise algérienne Batijec, un grand centre commercial y est inclut.
Justement. C’est l’arbre qui cache la forêt parce qu’il n’y a pas qu’un parking. Il y a un immense centre commercial où il y a beaucoup d’intérêts. Les habitants sont convaincus que les autorités ont l’intention, dans trois ou quatre ans, de les «chasser» de leur cité. D’ailleurs, la capitale, durant les quinze dernières années, est vidée de ces habitants.
En tous les cas, les habitants de Bois des pins sont prêts à mourir pour défendre leurs biens et rester dans leur cité.
Maintenant concernant le choix de l’entreprise, je tiens à souligner que Batijec n’est plus une entreprise algérienne, puisqu’elle a été cédée à une entreprise privée belge.
La cité a connu de violents affrontements. Des policiers auraient même violé les domiciles le jeudi 4 août.
Les policiers sont venus vers 4h30 du matin. Ils ont saccagé des portes des maisons et violé des domiciles. Le porte-parole de notre association a été passé à tabac, il s’en sort avec 32 points de suture. Il a été ensuite mis en détention préventive.
Les policiers ont proféré des insultes et dit des grossièretés. Ils ont cassé «Lhorma » des familles. Ils disaient aux hommes: « Rentrez chez vous et faites sortir vos femmes. Nous allons organiser Zawadj El Mout’a (mariage de plaisance)». C’est ça le langage d’un policier ?
Voyant ce degré de violence, je pense que les initiateurs du projet sont prêts à « éliminer » deux tiers de la population de la cité pour construire leur parking. Comment expliquer qu’avec une pétition de 4500 habitants contre le projet, les autorités continuent à faire la sourde oreille.
Y’a-t-il risque de dérapages ?
D’abord nous nous posons la question suivante : pourquoi mobiliser la police, qui est payée par l’argent du contribuable, pour veiller à la réalisation du parking ? Pourquoi Batijec, l’entreprise chargée du projet, ne s’attache pas les services d’une société de gardiennage ? On se demande vraiment qu’est-ce qui se cache derrière ce projet.
Depuis deux mois, notre cité est sous état de siège. Des policiers nous encerclent. Ils sont partout, sur les terrasses, au niveau des cages d’escaliers… Nous n’avons jamais vu un chantier sous une protection policière. D’ailleurs, même les topographes qui viennent pour travailler sont sous la protection de la police. Trouvez-vous normal qu’on implante un parking de douze étages au milieu de deux immeubles ? Un parking où deux étages seulement sont réservés aux véhicules alors que 10 autres seraient destinés pour le commerce ! Le parking sera construit à cinq mètres seulement des immeubles. Les habitants vont étouffer. Nous sommes convaincus que les initiateurs du projet ont un autre objectif : chasser les habitants pour s’accaparer du site.