Le premier président à se succéder à lui-même

Le premier président à se succéder à lui-même

A force d’obstination, il a su s’imposer à une partie de l’armée.

Par José GARÇON, Libération, 10 avril 2004

Sa victoire était annoncée. Et la nouveauté ne réside pas dans la transparence d’un scrutin dont nul ne doute que les résultats ont été «revus» par l’outil informatique, qui renvoie le bourrage des urnes à l’âge de pierre. Surtout quand le ministre de l’Intérieur a confié qu’il ne se «voyait pas annonçant la victoire d’un autre candidat» et que des préfets ont dénoncé les «pressions de leur hiérarchie pour « consolider » les résultats dans chaque préfecture».

Mais c’est aussi à force d’obstination et d’autoritarisme qu’Abdelaziz Bouteflika est devenu non seulement le premier président algérien à aller au bout de son mandat mais aussi à se succéder à lui-même.

Depuis huit mois, le Président menait campagne incessante, mettant à la disposition du candidat tous les moyens de l’Etat. La télévision l’a montré à longueur d’antenne sillonnant le pays, promettant tout à tout le monde et distribuant des enveloppes financières. Il s’est assuré du soutien d’au moins deux bureaucraties importantes du système ­ l’organisation des moudjahiddin et l’UGTA, l’ex-syndicat unique ­ ainsi que de celui des zaouïas, ces confréries religieuses auprès desquelles il a mené une campagne quasi-médiévale. Plaçant ses hommes aux postes clés, il a réussi à contrôler une partie de l’administration. «Dans un pays traumatisé par les violences, il a su profiter de la volonté des généraux de donner une couverture légale à leur « trêve » avec les islamistes armés pour s’attribuer le mérite de la « concorde civile »», note un diplomate.

Mais tout cela n’aurait pas suffi si les généraux s’étaient réellement opposés à sa réélection. Il n’y a, certes, aucun clivage idéologique entre eux. Mais ils lui ont mené la vie dure, appréciant peu sa prétention à devenir le chef à part entière. Bouteflika avait, il est vrai, deux atouts clés : sa posture de seul vrai garant de leur impunité, et l’impossibilité pour l’armée de mener un nouveau coup de force contre un Président après les démissions forcées de Chadli et Zeroual et l’assassinat de Boudiaf… Restait aux militaires à «fabriquer», avec Ali Benflis, une opposition capable de crédibiliser un scrutin libre et pluraliste.

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Un symbole de l’Algérie des années 70

Ecarté de la succession de Boumédiène, «Boutef» semble mû par son désir de revanche.

Par José GARÇON, Libération, 10 avril 2004

C’était au milieu des années 80, au temps de sa traversée du désert. Reclus dans son appartement algérois, «Boutef» n’est plus que le symbole des années 70, de cette Algérie de Boumédiène verrouillée par le parti unique, mais héritière d’une guerre de libération héroïque qui a fait d’elle un «phare». Conversation de bon ton avec un journaliste étranger. Abdelaziz Bouteflika est courtois, mais inébranlable : le déclin de l’Algérie a commencé avec la mort de Boumédiène et l’arrivée au pouvoir de Chadli Bendjedid. Le journaliste exprime un doute. Anodin. Le regard bleu qui, du temps de la puissance, fit chavirer tant de belles à l’ONU, vire à l’acier. Celui qui dirigea pendant seize ans (1963-1979) la très tiers-mondiste diplomatie algérienne explose. A «50 ans à peine», il est «jeune et tourne en rond, ici, pendant que Chadli brade le pays !».

Dauphin privé d’héritage

Une colère glacée qui, par-delà le refus de toute critique, renvoie à un traumatisme. A ce jour de décembre 1978 où il récite l’oraison funèbre de Boumédiène. Bouteflika ne fait pas seulement partie de cette génération passée, à 20 ans, de la lutte d’indépendance au sommet du nouvel Etat («commandant», il était basé pendant la guerre au Maroc, à la frontière avec l’Algérie). Il est le confident, l’homme de confiance, autant dire le dauphin naturel du défunt. Mais services de sécurité et armée en décident autrement : ce sera Chadli. Depuis ce jour, circulant entre Alger, Genève et le Golfe où il «conseille» les émirs pendant six ans, «Boutef» attend son heure. Elle semble sonner en 1994. A l’occasion d’une énième crise au sommet, il est pressenti pour jouer le seul rôle qui lui est imparti : candidat préféré du système. Surprise : à la dernière minute, il s’envole pour Genève. Il réclamait tous les pouvoirs, dit-on. La prétention n’a pas amusé les généraux, seuls vrais «décideurs».

En 1999, quand il réapparaît pour son troisième essai ­ porté par des réseaux d’anciens de la sécurité militaire et d’hommes d’affaires ­, tout a changé : l’euphorie pétrolière est loin et les Algériens ont sombré dans la misère. Les violences initiées après l’annulation, en 1992, des élections remportées par le FIS ont déjà fait 150 000 morts. «Boutef» est pareil à lui-même : moustache, cheveux longs ­ dissimulant mal une calvitie ­, chemises au col pointu, cravates larges, talonnettes et costumes trois pièces rayés marine. Tout, jusqu’à l’élection, a un air d’années 70 : candidat de l’armée, Bouteflika, 63 ans, est «élu» comme sous le parti unique. Sans opposition, tous ses adversaires s’étant retirés pour cause de fraude annoncée.

«Contre-feu diplomatique»

La revanche est amère, mais elle est. «Boutef» est, depuis Ben Bella, le premier président originaire de l’Ouest dans ce pays où le régionalisme est une valeur sûre. Il comprend que c’est à l’étranger qu’il doit se légitimer. Alors, il voyage. Partout. Au point qu’un quotidien local ironise : «Il est temps que le président vienne en voyage officiel en Algérie.» Pour les généraux, c’est d’abord tout bénéfice. Soucieux de redorer l’image du régime mise à mal par les exactions de la sale guerre, ils voient en lui «le meilleur contre-feu diplomatique», comme le dira plus tard le général Nezzar. Face à ces faiseurs de roi, «Boutef» navigue, les encense un jour, les menace implicitement un autre. L’entreprise de séduction internationale commence à l’été 1999, lors des obsèques de Hassan II à Rabat : une poignée de main avec l’Israélien Ehud Barak pour effacer une élection inique. Au pays, Bouteflika a un seul programme ­ «une Algérie forte et digne» ­, qui sera encore le slogan de sa campagne 2004 pour réveiller la nostalgie de la «splendeur passée» dans un pays à la fibre nationaliste. La méthode ? Insister sur son absence de compromission dans la sale guerre et la corruption ­ même si les accusations sur ce point pleuvent. Et, narcissique à l’extrême, fustiger un public censé avoir le culte du «chef». Rendre les Algériens responsables de tous leurs maux. «Les 4 000 disparus, où veux-tu que je les trouve moi ?», hurle-t-il à une malheureuse. Puis, montrant ses poches : «Dans mes poches peut-être ? Assieds-toi, tu n’as pas plus de droits que les autres. Comment sortir de la guerre avec toutes ces pleureuses ?»

Orateur messianique

Hier, il a marqué le quatrième essai : 83 % des votes, officiellement. Et de nouvelles accusations de fraude. Mais cette fois, il s’en moque. Tour à tour arrogant, colérique, grossier ­ il urine dans le bureau d’un maire qui s’est engagé au côté d’Ali Benflis ­ démagogue, capable d’encaisser des attaques dont nul ne doute qu’il les rendra au centuple, il a tissé sa toile depuis 1999. Il ne réforme pas l’économie, mais place ses hommes dans tous les rouages de l’administration, installe son clan dans les sphères du pouvoir, érige ses deux frères l’un en conseiller omnipotent l’autre en médecin omniprésent (il souffre d’une insuffisance rénale). Exerçant un chantage à l’amnistie sur les militaires (voir ci-contre), il exige de passer, cette fois encore, au premier tour. Sans dissimuler que son modèle demeure le même : une aversion des libertés, qu’il manifeste à l’égard de la presse comme des partis politiques. Et le verbe, toujours le verbe. Messianique. Comme dans les années 70. Mais dans un pays exsangue, et dont 70 % de la population a moins de 30 ans.