A. Djaballah: «J’ai été la victime de la bipolarité Benflis-Bouteflika»

ABDELLAH DJABALLAH (Leader du mouvement El Islah)

«J’ai été la victime de la bipolarité Benflis-Bouteflika»

El Watan, 17 avril 2004

La mine abattue, l’air désespérément vaincu, Abdallah Djaballah ne semblait pas digérer les résultats du scrutin présidentiel. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il a expliqué son score par une «fraude massive, intelligente, sans trace».

Vous avez dénoncé dans votre dernier communiqué l’amplification des résultats sans pour autant parler de fraude. Que peut-on comprendre par là ?
Il y a eu une amplification exagérée des résultats par la fraude. Nous avons pu le vérifier avec des preuves irréfutables. A El Bayadh, les urnes des bureaux itinérants ont été vidées pour être remplies avec des bulletins d’Abdelaziz Bouteflika. Même les voix de nos scrutateurs, de nos élus et de nos militants ont disparu. Ils ont fraudé en gonflant le fichier électoral. Il est passé d’un peu plus de 17 millions à plus de 18 millions. Lorsque le ministre de l’Intérieur est passé devant la commission juridique parlementaire, à l’occasion de la discussion du projet d’amendement de la loi électorale, il avait déclaré que dans la commune d’Oran, la révision de 60 % du fichier électoral a permis d’éliminer 40 % des inscrits soit parce qu’ils sont décédés soit ils ont changé d’adresse. Tout le monde s’attendait à ce que le fichier national soit revu à la baisse d’au moins 2 millions. Nous pensons qu’il y a 3 millions de votants en plus qui ont aidé à obtenir ce résultat. Autre point important à relever : le choix des scrutateurs. Avant, il se faisait par les présidents des APC, mais pour cette élection, cette tâche a été assurée par les chefs de daïra et les walis. L’administration a choisi ceux qui lui sont acquis. Nous avons eu des cas où les résultats consignés dans les procès-verbaux (PV) communaux ont été changés au niveau des PV de certaines wilayas. Je cite l’exemple de la commune de Draria. Lorsque nous avons collecté les procès-verbaux de dépouillement, il y avait 582 voix, alors que le résultat contenu dans le PV de la wilaya faisait état de 126 voix. La même chose a été constatée dans la commune de Baba Hacène. Rappelez-vous ce qu’avait déclaré le ministre de l’Intérieur Yazid Zerhouni. Il avait affirmé avoir remis 18 000 PV aux représentants des candidats. Cela sous-entend que près de 22 000 PV n’ont pas été remis faute de représentants des candidats dans ces bureaux de vote.

Comment se fait-il que tous les observateurs étrangers ont mis en exergue la régularité du scrutin ?
Ils n’ont pas vu la fraude au moment où ils sont entrés dans les bureaux de vote parce qu’il ne s’agit pas d’une opération qui dure douze heures. Elle peut avoir lieu en cinq minutes seulement. A titre d’exemple, dans la commune de Benghar, daïra de Birine, wilaya de Djelfa, notre scrutateur a refusé de quitter le bureau de vote, mais il a été obligé de partir pour accomplir la prière du dohr. Quand il est revenu, il les a trouvés en train de bourrer l’urne avec des bulletins de Bouteflika.

N’avez-vous pas les moyens de mettre des représentants dans l’ensemble des bureaux de vote ?
C’est vrai que nous n’avons pas les moyens humains pour mettre dans chaque bureau de vote un de nos représentants. Mais il y a aussi l’achat des scrutateurs. Ils ont exploité la pauvreté des gens pour acheter leur silence. C’est une réalité. Ils leur demandent combien le candidat X les a payés. S’ils répondent 1000 DA, ils leur proposent 3000 DA pour qu’ils se mettent à leur service. C’est une réalité que nous avons vécue dans la mesure où ces scrutateurs ne sont pas tous des militants, mais souvent des sympathisants qui ne résistent pas à la tentation.

Pourquoi n’avez-vous pas introduit des recours auprès du Conseil constitutionnel ?

Pour plusieurs raisons. D’abord parce que le délai de 24 heures après la proclamation des résultats est très court. L’annonce a été faite vendredi et il fallait présenter tous les recours au plus tard samedi avant 10h30. De plus, l’opération de fraude généralisée à travers les faux inscrits de la liste électorale et les scrutateurs choisis unilatéralement par l’administration n’influe pas réellement sur le scrutin et ne change pas les résultats, parce qu’il est difficile de trouver des preuves. De plus, les recours n’auraient rien changé aux résultats.

Pensez-vous que l’ANP a été réellement neutre durant ce scrutin ?

C’est vrai que l’institution militaire a annoncé sa neutralité avant le déroulement du scrutin. Mais le jour du vote, cela a été autrement. Toute la classe politique et nos militants sont convaincus qu’il s’est passé quelque chose au cours du dernier quart d’heure du scrutin. Si l’armée avait été neutre, il n’ y aurait pas eu un score aussi exagéré pour Bouteflika.

Certains affirment que votre discours religieux est en fait l’une des raisons de votre recul lors de ce scrutin ?
Mon discours n’était pas du tout basé sur le religieux…

Vous disiez pourtant aux citoyens que leurs voix sont un témoignage pour lequel ils seraient comptables devant Dieu…
Oui, mais je le disais pour nos militants qui avaient peur de ma victoire. Dans plusieurs wilayas, des citoyens venaient me dire qu’on leur disait que si Abdallah Djaballah arrivait au pouvoir, on risquerait de connaître les mêmes événements que ceux vécus en 1991. Cette rumeur a été véhiculée par des militants du RND, du MSP, d’Ennahda, du FLN et du mouvement des redresseurs. C’est pour cela que j’insistais beaucoup sur le témoignage tel que recommandé par le Coran. Après les résultats, de nombreux militants ont reconnu avoir été trompés par ces gens. Mon discours n’était donc pas du tout religieux.

Votre alliance avec un candidat laïc, totalement opposé à votre programme, n’est-elle pas une des raisons du recul enregistré lors de ce scrutin ?
Pour nous, il ne s’agit pas d’une alliance, mais d’une coordination technique pour contrôler l’élection. Mais les militants du président-candidat l’ont présentée comme étant une alliance qu’ils ont utilisée comme un argument lors de la campagne pour nous nuire. Ils disaient que Djaballah s’est allié avec Saïd Sadi, un homme qui a combattu pendant des années le projet islamiste, qui a été un des acteurs de la crise et de l’effusion du sang des Algériens et surtout qui s’est rendu célèbre par sa fameuse phrase «nous ne vous laisserons jamais arriver au pouvoir» lancée à l’adresse d’Abassi Madani. Ce langage a, il est vrai, été utilisé par le mouvement des redresseurs dans le différents meetings. Mais, au niveau d’El Islah, nous n’avons jamais entendu cela.

Cela suppose que l’alliance a pris fin avec la fin du scrutin…
Effectivement. Maintenant, elle n’a plus lieu d’exister. Elle a été créée dans le but de contrôler uniquement l’opération électorale.

Est-il vrai que vous aviez refusé l’idée proposée par Ali Benflis et Saïd Sadi d’occuper la rue après la victoire de Bouteflika ?

Moi je voulais que notre alliance soit limitée au côté technique du contrôle de l’élection présidentielle. C’était notre objectif principal que les deux candidats ont accepté.

Vous aviez pourtant signé avec les deux autres candidats, aux environs de 15 h dans la journée du 8 avril, un communiqué appelant la population à sortir dans la rue en cas de victoire de Bouteflika…
Il y a eu une mauvaise interprétation du contenu de ce communiqué. Les deux réunions de la journée du 8 avril ont eu lieu au siège de notre permanence électorale. L’accord portait sur un appel pour exhorter nos militants à sortir avec leurs véhicules et faire des tournées dans les quartiers, dans le but de répondre aux scènes de liesse publiques organisées par les pro-Bouteflika. Il n’était pas du tout question de tenir un rassemblement de protestation ou d’occuper la rue. Il est important de signaler que nos militants ont récupéré durant la journée du 8 les bulletins des poubelles de nombreux bureaux de vote. Sur cette base, nous avions remarqué que Bouteflika ne pouvait être l’unique gagnant. Tout indiquait qu’il allait y avoir un second tour entre Bouteflika et moi. Ce résultat, nous l’avions eu y compris au niveau des permanences électorales des candidats, notamment de Bouteflika. Des chaînes de télévision étrangères l’ont même annoncé. Le vendredi matin, à 10h, on nous disait toujours que Bouteflika a eu 35 % et Djaballah 15 % des suffrages. Si l’élection avait été honnête et propre, j’aurais été élu président. Mais même les 15 % qu’ils nous ont été accordés lors de la première fraude n’ont pas été respectés. Ils pensaient peut-être que ce résultat pouvait présenter El Islah comme une force sur la scène politique. Ils ont donc revu à la baisse le score. Et vous avez remarqué que même les voix de nos militants et cadres ont disparu.

Etes-vous d’accord avec ceux qui disent que les discours contre Bouteflika ont joué en faveur de ce dernier ?

Je n’ai jamais attaqué l’homme. Durant toute ma campagne, j’ai critiqué son programme politique. J’étais peut-être l’un des rares candidats à avoir évité l’insulte et fait une campagne propre. J’accepte peut-être le fait que j’ai été la victime de la bipolarité Benflis-Bouteflika imposée par les médias.

Comment interprétez-vous le soutien du parti dissous à Bouteflika ?

Les parties qui l’ont soutenu l’ont fait pour plusieurs raisons : la rente, les intérêts personnels, les postes ministériels, mais aussi peut-être pour avoir cru à une possible ouverture politique à travers la réconciliation nationale prônée par Bouteflika.

Selon vous, cette réconciliation sera-t-elle vraiment concrétisée ?
Je ne pense pas. Je suis convaincu que la situation va régresser en matière de libertés individuelles et collectives, d’expression, de travail, de libertés syndicales… La situation va vraiment s’aggraver avec son programme de la continuité.

Vous dites ne pas reconnaître les résultats de ce scrutin ; comment vos députés vont-ils réagir face au nouveau gouvernement du président élu ?

Je tiens à noter d’abord que Djaballah jouit toujours de sa crédibilité. Nous restons les militants de notre projet. Le jour où il y aura des élections honnêtes et crédibles en Algérie, Abdallah Djaballah sera élu président. Pour nous, c’est une certitude.

Mais vous ne répondez pas à la question…
Nos députés vont continuer à militer pour les citoyens comme avant. Ils poursuivront leur tâche qui consiste à proposer et à débattre les propositions en veillant à ce qu’elles soient en faveur des intérêts des Algériens.

Si Bouteflika venait à vous solliciter pour faire partie un gouvernement de coalition, quelle serait votre réponse ?

Nous sommes pour le pluralisme des idées. Nous refusons l’unanimisme. Il faut toujours des partis qui proposent autre chose. Je tiens à l’indépendance de notre parti et à ce qu’il reste une force de propositions.

Quelle appréciation portez-vous sur la visite surprise du chef de l’Etat français Jacques Chirac en Algérie ?
La France tient toujours à préserver ses intérêts en Algérie. C’est pour cela qu’il a rapidement programmé sa visite.

Par Salima Tlemçani