Les coulisses de la réélection de Bouteflika

Le Figaro de mardi censuré ?

Le Matin, 21 avril 2004

L’édition du mardi 20 avril du quotidien français le Figaro n’a pas été mise en vente en Algérie. Un coup de censure ? Une telle hypothèse n’est pas à écarter, surtout que l’édition du lendemain, à savoir celle du mercredi 21 avril, était bel et bien présente sur les étals des buralistes. Le pourquoi d’une éclipse d’une journée du Figaro est à rechercher, visiblement, dans le contenu de l’édition de mardi de ce journal, qui a publié un article de son correspondant à Alger se rapportant « aux coulisses de la réélection de Abdelaziz Bouteflika ». Repris dans l’édition d’hier du journal
Le Matin, l’article en question fait état du rôle joué par le général Mohamed Mediène, dit Toufik, dans cette réélection.
R. N.

————————–

ALGÉRIE
Le président a prêté serment hier
Les coulisses de la réélection de Bouteflika

Arezki Ait-Larbi, Le Figaro, mardi 20 avril 2004

Le chef du gouvernement algérien Ahmed Ouyahia a été reconduit dans ses fonctions hier, peu après avoir présenté sa démission au président Abdelaziz Bouteflika. Celui-ci avait prêté serment dans la matinée pour un second quinquennat après sa réélection avec 85 % des voix, le 8 avril. Dans l’immense salle du Palais des Nations, M. Bouteflika a appelé à « la poursuite du dialogue » pour résoudre la crise en Kabylie « Je suis certain qu’une solution acceptable sera trouvée », a-t-il affirmé en appelant à « la poursuite du dialogue » entre le gouvernement et les âarchs (tribus kabyles), interrompu en février dernier.

Après la victoire d’Abdelaziz Bouteflika, les Algériens s’interrogent sur les dessous de l’intox qui a précédé le scrutin, annonçant la victoire de son principal adversaire, Ali Benflis, à l’issue d’un inévitable second tour. D’abord chuchoté avec crainte, le nom du général Toufik Médiène, patron du puissant département du Renseignement et de la Sécurité (DRS, services secrets) est publiquement dénoncé comme le metteur en scène de cette hallucination collective.

« Bravo Toufik, pour avoir manipulé autant d’intellectuels et d’hommes politiques ! » ironisait la semaine dernière Djoudi Mammeri. Ce responsable du Front des forces socialistes a révélé que le chef du DRS avait contacté secrètement l’opposant Hocine Aït-Ahmed, pour le convaincre de cautionner le scrutin ; avant de se rétracter dans un démenti du ministère de la Défense.

A l’origine de ce « coup » sans précédent, un brûlot publié, l’été 2003, par le général Khaled Nezzar contre Abdelaziz Bouteflika. L’ancien ministre de la Défense aujourd’hui à la retraite est considéré, à tort ou à raison, comme le porte-parole officieux de l’armée. Dans son pamphlet, il traitait le président de tous les noms et jurait qu’il n’obtiendrait pas un second mandat.

Pour nombre d’analystes, cette charge, soutenue par une escouade d’officiers à la retraite, est un tir de sommation commandité par l’état-major. Dopés par les assurances des décideurs, « honorables correspondants » et animateurs de la « société civile » prennent le relais pour accréditer la thèse d’un « Bouteflika lâché par l’armée ».

Le bras de fer entre le président et l’état-major commence au cours de l’été 1999. Dès son investiture, Abdelaziz Bouteflika veut mettre au pas les généraux, qui refusent de se prosterner devant celui qu’ils ont fait roi. Se succèdent alors une série noire de coups tordus ; la crise de Kabylie, avec plus d’une centaine de personnes tuées par les forces de l’ordre, est le plus tragique des dégâts collatéraux.

Au plus fort de cette lutte sourde au sommet de l’Etat, le premier ministre Ali Benflis se découvre une envergure de présidentiable. Il est limogé par le chef de l’Etat. « C’est le général Mohamed Lamari, chef d’état-major, qui a encouragé Ali Benflis à se lancer dans la course, révèle un membre influent de son directoire de campagne. C’est le patron de l’armée aussi qui a convaincu Saïd Sadi, le leader du RCD, de s’allier avec lui pour un ticket gagnant. »

Ali Benflis, présenté comme le poulain de l’armée, attire dans son giron les inévitables apparatchiks habitués à voler au secours de victoires annoncées. Mais aussi des adversaires déclarés de Bouteflika décidés à barrer la route au « dictateur ».

Fin 2003, c’est l’armistice. Après de longues négociations, un deal entre le président et les généraux signe la fin des hostilités et balise la cohabitation, dont le bail est prolongé de cinq ans. En dépit des apparences et des professions de foi sur la « neutralité » de l’armée, Abdelaziz Bouteflika est, une nouvelle fois, dans la posture du sauveur d’un « régime en fin de parcours ». Dans le sérail, seuls quelques initiés sont informés du « bon choix » des militaires. Comme le premier ministre Ahmed Ouyahia, réputé proche des « décideurs ». Son parti, le Rassemblement national démocratique, exhorte le chef de l’Etat à briguer un second mandat. Les islamistes « modérés » du Hamas, puis l’UGTA, la puissante centrale syndicale, lui emboîtent le pas. Le FLN, l’ex-parti unique majoritaire au Parlement, est déstabilisé ; un clan se rebelle contre Ali Benflis et rejoint le camp du « futur vainqueur ».

Pour conforter la légitimité d’une victoire annoncée dès le premier tour, l’intox des « officiers traitants » continue de brouiller les cartes. Dans les salons branchés de la capitale, le mythe des « généraux républicains qui vont sauver le pays des griffes du président, vendu aux islamistes du FIS » revient à la mode. Une manipulation au second degré qui encourage chroniqueurs sans talent et politiques sans troupes à voler dans les plumes du « tyran ». « Cette fois, le scrutin sera régulier et transparent. Je jure par Dieu que Bouteflika ne passera pas ! », claironne le laïque Saïd Sadi, durant la campagne électorale. Même lorsque le président avoue, lors d’un meeting électoral : « Je suis candidat au nom de l’armée », il est traité de « menteur, qui a usurpé le soutien de décideurs ».

A quelques semaines du scrutin, des missionnaires assiègent les ambassades occidentales. Se revendiquant des confidences de « personnalités militaires très haut placées », ils vont inlassablement répéter le même scénario : « Acculé par les urnes à un second tour, Bouteflika finira par jeter l’éponge. S’il résiste, il sera contraint, par la rue, à abandonner la partie. » Un mélange de légalité et de conspiration d’autant plus crédible qu’il rappelle les élections avortées de décembre 1991.

« La veille du scrutin, Ali Benflis était reçu par le général Lamari, chef d’état-major, qui l’avait rassuré quant à sa victoire. Finalement, nous avons été dupés ! », révèle, amer, un proche du candidat malheureux. Le soir du 8 avril, alors que la victoire d’Abdelaziz Bouteflika ne faisait plus de doute, Ali Benflis, Saïd Sadi et Abdellah Djaballah préparent la riposte. Mais il est déjà trop tard. « Un émissaire de l’état-major est venu pour les dissuader fermement de tout recours à la rue », révèle un responsable du RCD. Ce sentiment « d’avoir été dupés par les « gardiens de la République » est partagé par tous ceux qui avaient parié sur l’armée pour battre Abdelaziz Bouteflika. Mohamed Benchicou, le directeur du quotidien Le Matin qui a traqué durant cinq ans les frasques du clan présidentiel, conclut avec lucidité : « Nous venons, en réalité, de briser une double innocence, tenace, perfide même : celle de croire que l’armée, comme l’Occident, est l’exécutante de nos caprices démocratiques. »