Bouteflika : le joker du peuple
Bouteflika : le joker du peuple
Les Débats, 21-27 janvier 2004
A bien observer la scène politique algérienne, il faut bien admettre qu’elle se caractérise par la présence à son devant d’un homme aux caractéristiques politiques tout à fait particulières. Quelqu’un qui se définit lui-même comme un homme qui ne sait rien faire d’autre que servir son pays et qui bénéficie pour ce faire de talents multiples qu’il serait maladroit de sous-estimer. La place qu’occupe en effet Abdelaziz Bouteflika sur le terrain des luttes politiques actuelles en fait une espèce de joker comme il y en a très peu dans l’histoire des peuples.
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Ce n’est pas un conquistador, désireux de gagner des espaces supplémentaires à son pays, il n’est pas non plus un leader charismatique figé dans une posture d’irréprochabilité qui le fait se confondre avec des symboles ou des mythes et il n’est surtout pas animé par le désir de puissance que partagent d’une façon ou d’une autre tous les dirigeants des pays sous-développés. De ce dernier point de vue, il est d’ailleurs largement en avance sur son contexte spatio-temporel propre et se rapproche étrangement du profil de n’importe quel dirigeant occidental pétri du sens de l’Etat et de l’intérêt général. S’il était difficile de parler de démocratie, le concernant, il apparaît pourtant aujourd’hui comme quelqu’un qui penche plutôt vers ce modèle politique que vers tout autre système de pensée et d’action.
Boumediene et Bouteflika, deux amis que rien ne rassemble
Difficile de parler de Bouteflika sans évoquer aussitôt Boumediene. Amis de plus de vingt ans et proches collaborateurs l’un de l’autre, les personnalités et les itinéraires des deux hommes se confondent au point que nous avons souvent de la peine à les différencier. Et pourtant, les faits et les témoignages des proches des deux hommes ne manquent pas de faire ressortir des caractéristiques qui, au bout du compte, permettent de tirer des portraits plus que différents l’un de l’autre.
Nous évoquerons donc ainsi deux anecdotes essentiellement. L’une racontée par Ali Kafi à l’auteur en avril 1986 et l’autre par Saïd Boukherrouba, le frère cadet de Houari Boumediene, en mai 2000. Le premier nous rapportait donc que Abdelaziz Bouteflika se plaignait à une connaissance commune en 1976 de ne pas avoir la possibilité de faire étalage de tout son art politique, à peu près en ces termes : “ Si les choses devaient tourner normalement, tu penses qu’il serait Président et moi ministre ? Il ne m’arrive pas à la cheville …” Tandis que le second nous raconta un événement auquel il assista en direct : “C’était à la veille de l’Assemblée générale de l’ONU dont Abdelaziz Bouteflika devait être le Président. Mon frère lui parlait au téléphone. Lentement au début, puis j’ai senti que Si El Houari s’énervait un peu, jusqu’au moment où il a carrément commencé à hurler : “Je te demande de t’en tenir à cette position. N’en bouge pas, ya Abdelkader ! Tu m’entends ? Tu ne changes pas de position quelle qu’en soit le prix !” A travers ces deux récits, il est facile de comprendre que nous avons réellement affaire à deux intelligences et deux tournures d’esprit diamétralement opposées. Autant Houari Boumediene était quelqu’un d’assez homogène et de stable sur les plans intellectuel, culturel et politique, autant Abdelaziz Bouteflika disposait et dispose toujours d’ailleurs dans ces mêmes domaines d’un registre aussi diversifié qu’étendu. Au point d’inquiéter ses interlocuteurs quant à sa capacité à en maîtriser les variations. Autant le premier sait avec précision, avant même que ne débute une action, quel va en être l’aboutissement final, autant le second s’emploie à en élargir le spectre des possibilités et à essayer d’obtenir le résultat le plus éblouissant possible. L’un est un calculateur froid et impitoyable, l’autre un artiste curieux de pousser les événements et les hommes dans leurs meilleurs retranchements. Nous l’aurons deviné, Houari Boumediene était un pessimiste politique qui ne croyait qu’à la pression pour faire avancer les hommes et les événements, Abdelaziz Bouteflika, lui, est un optimiste invétéré qui est convaincu qu’il suffit de créer l’événement pour faire avancer les hommes.
Au cours de la réunion hebdomadaire de notre journal, l’un de mes confrères avait d’ailleurs qualifié Abdelaziz Bouteflika de joker : “C’est quelqu’un qui est capable de combler des trous comme il est capable de mettre en place des ponts. Il est rare de trouver des gens comme cela. C’est une espèce de joker, il permet de rester dans le jeu même quand on n’a pas la bonne réponse.” La question qui se pose alors est de savoir qui dispose de ce joker ?
La croyance la plus répandue est évidemment de considérer que l’actuel président de la République est un joker entre les mains de l’un des secteurs les plus influents de l’ANP, qui ont enfin trouvé en lui l’instrument politique idéal pour mettre en œuvre un plan de sortie de crise que Liamine Zeroual n’a pu mener à son terme. Cette idée est d’autant plus difficile à écarter que le choix qui s’est porté sur Bouteflika est le deuxième du genre en l’espace de quatre ans. Cela alors qu’il s’était permis le luxe de refuser la présidence une première fois, en janvier 1995. La version avancée par Khaled Nezzar dans son livre est à cet égard un monument de mauvaise foi, lorsqu’on sait que ce refus était essentiellement fondé sur le fait que Abdelaziz Bouteflika ne tenait absolument pas à être l’otage d’un quelconque segment du pouvoir à travers une cooptation aussi édulcorée, fut-elle organisée sous le couvert de la fameuse conférence nationale du dialogue. Ce qu’il exigeait à ce moment-là était d’être élu au suffrage universel pour être président de la République et non pas intronisé par le sommet par le biais d’une conférence qui n’était rien d’autre que l’expression d’un rapport de force au sommet. Cela Khaled Nezzar évite bien entendu soigneusement de le préciser pour ne pas avoir à expliquer que ce procédé était celui qui permettait à la haute hiérarchie militaire d’avoir la haute main sur la présidence de la République en ne faisant que déléguer une partie de ses pouvoirs au Président en titre. Un système que Abdelaziz Bouteflika était tout à fait en droit de récuser. Une position qui ne s’est d’ailleurs pas contredite avec le temps, puisque dès que les conditions de passation des pouvoirs ont été modifiées en octobre 1996 à travers l’élection au suffrage universel du président de la République en la personne de Liamine Zeroual, Bouteflika a accepté de se porter candidat, cette fois sans être obligé de passer par le rituel initiatique qui lui avait été imposé par les militaires au début de l’année 1995.
Le joker
C’est que pour accomplir sa mission, qui consiste évidemment à remettre l’Algérie sur ses pieds, Abdelaziz Bouteflika a besoin de la plénitude des prérogatives qu’accorde la Constitution algérienne au président de la République, comme autant de leviers à travers lesquels il peut agir pour rétablir les grands équilibres de diverses natures qui fondent une nation. Mais avant toute chose, il a surtout besoin de légitimité pour récupérer l’ensemble de ses espaces de pouvoir. C’est ce point précis entre tous qui fera ainsi l’objet de la première des grandes batailles politiques qu’il aura eu à mener. Une bataille qui commencera à la veille de l’élection d’avril 1999 avec le retrait des six autres candidats à la présidentielle. Ce retrait finement étudié et minutieusement calculé n’avait pour seul et unique objectif que de priver Abdelaziz Bouteflika de cette légitimité populaire qui lui aurait permis alors de s’approprier un pouvoir encore largement détenu par la bureaucratie des appareils tant civils que militaires. Cette bataille de la légitimité a donc été totalement perdue par lui, même si les résultats du scrutin n’ont pas été aussi catastrophiques que ceux qui étaient attendus. Aussi la première tâche qu’il s’est fixée a-t-elle été de regagner cette légitimité en multipliant à l’infini les sorties sur le terrain et les contacts avec la population en plus de la mise en œuvre de la fameuse loi portant concorde civile dont l’adoption par référendum conférera au Président un minimum d’assise populaire. Sachant que cela était largement insuffisant pour lui donner la marge de manœuvre nécessaire pour mener à bien sa mission, il s’emploiera dans le même temps à compenser son déficit de légitimité au plan intérieur par une légitimité sur la scène internationale. Terrain sur lequel il fera véritablement des merveilles, en réinstallant l’Algérie dans le concert des nations et en faisant d’Alger à nouveau un carrefour diplomatique d’importance.
Bien entendu, ces performances ne sont pas à la portée de n’importe qui. Elles nécessitent des capacités intellectuelles et une puissance mentale considérables tant il est vrai que pour retourner une situation aussi difficile, Abdelaziz Bouteflika ne pouvait et ne peut toujours pas compter sur des apports humains importants. Enfermé au cœur d’un système encore tout puissant, il ne peut guère choisir comme il l’entend les collaborateurs qui lui paraissent les plus aptes à l’aider dans sa tâche. Les postes-clés de la Présidence sont tous sous contrôle d’une partie de la haute hiérarchie militaire, qui veille jalousement à n’y voir que des hommes ou des femmes qui ont son feu vert. C’est ainsi que le secrétaire général de la Présidence est issu de la haute administration publique, le directeur de cabinet est un ancien général major, le conseiller aux affaires de défense un général major en titre, la plupart des autres conseillers étant fournis par les filières traditionnelles de la haute administration publique civile et militaire. Sur la totalité des cadres de la Présidence, le président de la République n’ayant guère la possibilité de choisir plus de 10 % de son entourage le plus rapproché. Parmi ceux-ci, deux de ses frères, un ami très proche, Abdelatif Rahal, et les directeurs du protocole et de la sécurité, Rachid Maârif et Abdelmadjid Kerkeb. Pour le reste, il est obligé d’évoluer au jugé. S’accommodant de présences imposées plus ou moins pesantes ou se privant volontairement de collaborateurs là où il estime qu’il vaut mieux être seul que mal accompagné. Cela se traduit évidemment par un affaiblissement notoire de l’institution présidentielle face aux autres institutions du pays. L’illustration la plus spectaculaire de cet état de fait étant d’ailleurs très récente, puisque à l’occasion de la visite du président de la République au musée de l’Armée, la semaine dernière, les services de la communication du ministère de la Défense nationale se sont totalement imposés à ceux de la Présidence, qui ont dû subir en silence ce diktat qui ne dit pas son nom. A cette occasion, le service de la communication du MDN s’est en effet arrogé le droit d’autoriser ou non la présence de tel ou tel organe d’information pour couvrir une activité du président de la République en flagrante violation des us en vigueur, qui veulent qu’une activité présidentielle publique soit toujours couverte par l’ensemble des organes d’information du pays. Ce n’est bien sûr là qu’un exemple parmi d’autres des multiples contraintes qu’a à affronter le président de la République dans l’accomplissement de sa mission, mais qui exprime très bien le malaise dans lequel il se trouve en permanence et les difficultés liées à son manque de pouvoir, lui-même dû au manque de légitimité diaboliquement organisé à la veille de l’élection d’avril 1999.
Il faut pourtant bien se dire que même servi par une intelligence hors du commun et une capacité de travail absolument ahurissante, le joker Bouteflika se heurte constamment aux limites que lui ont fixé les artisans du retrait des six candidats en 1999 et à leur tête Hocine Aït Ahmed, le chef du FFS. Aussi n’est-il pas étonnant que la partie qui va se jouer en avril 2004 est à peu de choses près exactement la même que celle qui s’est jouée, il y a 5 ans. Avec cette notable différence que Abdelaziz Bouteflika aura eu le temps de se forger une stature internationale incontournable et une popularité intérieure qui se confirme et s’élargit de jour en jour. Au point que la plupart des observateurs estiment que sa dernière réussite qui a consisté à amener les arouch de Kabylie à dialoguer avec le chef du gouvernement est la goutte qui a fait déborder le vase de la colère au sein de la coalition anti-bouteflikienne. Tant il est clair aujourd’hui que le scénario du retrait que sont en train d’écrire les “11” se trouve confronté à deux facteurs nouveaux qui risquent de changer complètement les données de la prochaine élection présidentielle. Le premier est que Abdelaziz Bouteflika n’est, cette fois, ni le candidat du système, ni de l’armée, ni celui du consensus. Le second est que le Conseil constitutionnel présidé par Mohamed Bedjaoui n’est pas celui de 1999 qui s’était étrangement arrangé pour ne permettre la candidature que de sept candidats dont six allaient froidement saboter l’échéance électorale la plus importante du pays. Ces deux aspects fondamentaux font que le Président Abdelaziz Bouteflika n’est plus aujourd’hui à la merci du système et qu’il peut être plus que jamais le joker dont les Algériens ont besoin pour développer leur jeu.
Abderrahmane Mahmoudi
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La bataille des candidatures
Une trentaine de candidats à la candidature suprême se sont déjà manifestés. Cela peut paraître de prime abord excessif, mais l’est beaucoup moins lorsque nous nous souvenons de ce qui s’est passé en 1999. Le Conseil constitutionnel s’était alors arrangé pour ne valider que la candidature de six candidats en plus de celle de Abdelaziz Bouteflika. Comme par miracle, ces six candidats ont aussitôt constitué une coalition comme on en relève peu à travers l’histoire politique du monde, pour aboutir à la veille du scrutin à un retrait pur et simple qui a gravement entaché l’élection, lui enlevant quasiment toute crédibilité. Dans cette manœuvre, il est clair que le Conseil constitutionnel mis en place par le duo Zeroual- Betchine a joué un rôle décisif, pour ne pas dire qu’il a été complice d’un complot politique d’une gravité exceptionnelle. Tout le monde se souvenant en effet que de très grosses pointures politiques ont été froidement écartées sous les prétextes les plus futiles et parfois même complètement anachroniques. C’est ainsi que Rédha Malek qui venait d’être chef du gouvernement a été récusé au motif qu’il aurait eu des problèmes de santé. Cinq ans plus tard, il ne semble pas que ce dynamique Monsieur ait eu le moindre problème de ce genre, bien au contraire. Sid Ahmed Ghozali de son côté n’aurait pas eu les 75 000 signatures, alors que Youcef Khatib a eu du mal à cacher son étonnement lorsque ce même Conseil lui a annoncé qu’il les avait. Mais la cerise sur le gâteau a bien sûr été le vaudevillesque épisode de l’élimination de la course à la Présidence de feu Mahfoudh Nahnah sous le fallacieux argument qu’il n’aurait pas possédé la fameuse attestation communale. Un papier que bien des harkis bien introduits se sont procuré sans coup férir, alors que le cheikh ne se serait jamais douté qu’on pouvait en arriver à lui contester une qualité si aisément vérifiable. Toujours est-il que tous les candidats qui étaient susceptibles de ne pas marcher dans le complot contre Bouteflika et, partant, contre l’Algérie tout entière, en lui donnant un Président mal élu ont été impitoyablement rayés des listes, pendant que ceux qui étaient d’accord bénéficiaient de tous les coups de pouce possibles. C’est ainsi que Sifi et Youcef Khatib qui se sont révélés incapables de rassembler plus de cent personnes dans une salle se sont vu installés à la tête d’un pactole de 75 000 signatures. Tandis que le fait que Aït Ahmed soit non seulement gravement malade du cœur au point de nécessiter une intervention chirurgicale à quelques jours de la date du scrutin, mais résidant dans un pays étranger depuis plus de sept ans, n’a posé aucun problème au Conseil constitutionnel. Aujourd’hui, la donne est évidemment bien différente avec un homme de l’envergure professionnelle et la rectitude morale de Mohamed Bedjaoui à la tête du Conseil. Nous savons ainsi d’ores et déjà que le Conseil ne marchera jamais dans un complot consistant à sélectionner une liste de candidats susceptibles de faire bloc pour discréditer par leur retrait le scrutin à venir. Nous savons également que les conditions d’impartialité et d’équité seront rigoureusement appliquées à tous les candidats sans discrimination aucune. Au vu des 30 candidatures déjà annoncées, il est plus que certain qu’au moins la moitié d’entre elles seront retenues, dont la plupart n’ont aucun lien avec les deux grandes citadelles politiques du moment. Et de toutes les façons, il suffirait qu’une seule se maintienne au moment des élections pour leur assurer cette crédibilité qui semble tant tenir à cœur au général Lamari.
C’est dire que le Conseil constitutionnel se retrouve par la force des choses au cœur des batailles politiques qui vont avoir lieu à partir du moment où il sera seul maître du jeu en ce qui concerne la validation ou le rejet des candidatures. Ce qui explique que son Président est d’ores et déjà soumis à un véritable tir de barrage qui le cible directement, en tentant de l’impliquer d’une façon tout à fait abusive d’ailleurs dans des luttes politiques qui ne le concernent ni de près ni de loin. En l’accusant d’être derrière l’invalidation du 8e congrès du FLN, ceux qui cherchent à rééditer le coup de 1999 n’ont qu’une seule idée en tête : écarter Mohamed Bedjaoui ou au moins le discréditer pour jeter le doute sur la régularité des décisions du Conseil et permettre ainsi éventuellement une intervention de certains officiers généraux hostiles à Abdelaziz Bouteflika. Une perspective qu’il s’agit de prendre très au sérieux si nous voulons éviter les mauvaises surprises.
A. M.
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Le vote dans la caserne
Pour savoir ce qu’a voulu dire le chef d’état-major, ce n’est pas à une analyse de texte qu’il faut se livrer, d’autant que ses propos ont été rapportés par des journaux qui font du départ de Bouteflika une véritable obsession, pour ainsi dire une question de vie ou de mort, et dont l’objectivité, par conséquent, est pour le moins sujette à caution. Peut-être, d’ailleurs, ne tenait-il pas tant que ça lui-même à s’exprimer en toute clarté. S’il avait voulu dire quelque chose d’univoque, il aurait sans doute opté pour le traditionnel jeu des questions-réponses. Quoi qu’il en soit, sa pensée, ou plutôt ses arrière-pensées, se préciseront par la force des choses, dans la suite des événements.
La réunion des “10 + 1” de ce mardi constitue, justement, une bonne occasion pour en savoir plus sur ce sujet. Il se peut même qu’elle achève d’éclairer tout le monde sur les choix ultimes de l’institution militaire dans la perspective de l’élection présidentielle. Il suffit que ce groupe donne le sentiment d’avoir été conforté par le chef d’état-major, notamment en haussant le ton, ou même seulement en renouvelant son exigence du départ du gouvernement Ouyahia, et la conclusion s’imposera d’elle-même : c’est bien comme un encouragement à faire plus, à aller plus loin dans la même voie, que ces propos ont été reçus. Mais si, par contre, le ton baisse de plusieurs crans, au point qu’il semble qu’on ait déjà oublié la surenchère relative au renvoi du gouvernement, alors c’est que l’armée, par l’entremise du chef d’état-major, a répondu par la négative aux tractations de coulisses qui la pressent de garantir l’honnêteté de l’élection, c’est-à-dire, en un mot comme en mille, de forcer Bouteflika à s’en aller.
Mais il ne faut pas trop se faire d’illusions : il est peu probable qu’un événement suffise à lui seul à éclairer notre lanterne. Le jeu est des plus serrés entre les deux pôles du pouvoir, et sûrement ce sera à doses homéopathiques que chacun dévoilera ses intentions dernières ; et encore, il faudra être sûr à chaque fois qu’il ne s’agit pas d’une feinte, d’une diversion, d’une tromperie sur la marchandise. Les faits ne disent jamais rien de précis par eux-mêmes. Ce serait trop simple si c’était le cas. Il suffirait alors d’observer les choses pour savoir ce que trament les dieux.
L’impression qui domine pour le moment (demain, le fond de la scène pourra être tendu d’une autre couleur), c’est que Bouteflika sera reconduit si l’élection se tient à l’expiration de son mandat. Qu’est-ce qui le dit ? Eh bien, toute la peine que se donnent la plupart de ses rivaux pour que l’élection ne se passe pas justement avant que des avanies lui soient infligées, qui soient propres à le relooker en loser indubitable. Exiger, en effet, qu’il renvoie le gouvernement, c’est lui demander de se porter lui-même un coup fatal comme un préalable à son entrée en lice ; et c’est, de plus, lui soutirer l’aveu que sans cela, il était prêt à faire un usage immodéré de la fraude. Aussi convient-il de se poser la question si le véritable motif de ceux qui ont posé cette condition n’est pas, au bout du compte, de se forger le bon prétexte pour se retirer d’une course qui s’annonce mal pour chacun d’entre eux.
A vrai dire, ce prétexte n’est pas défendable. On ne peut accuser l’administration d’un trucage dont elle ne s’est pas rendu coupable, même si, effectivement, son intention est de le commettre… mais plus tard, le jour du scrutin. Le seul moment pour l’invoquer avec vraisemblance, c’est donc après coup. Et alors, il faut être capable de mobiliser très largement. La seule garantie digne de nom, c’est celle-là. Car demander à l’armée de s’impliquer dans une élection, serait-ce seulement pour imposer à l’administration la neutralité qu’elle se fait elle-même un devoir d’observer, c’est une absurdité sans nom, un crétinisme politique sans remède. La politique, justement, c’est l’art de jouer sur le rapport de forces. Même quand il est nettement défavorable, il est possible de tirer dans une certaine mesure son épingle du jeu. Mais, en l’occurrence, demander à l’armée de veiller à la bonne tenue d’une élection, au lieu d’exiger d’elle qu’elle ne s’en mêle en aucune façon, c’est vouloir faire un bond en arrière, c’est souhaiter la remise en cause de la relative avancée démocratique enregistrée depuis 1988, c’est proclamer à la face du monde que l’Algérie est une dictature militaire, dont la classe politique, ou ce qui en tient lieu, est partie prenante.
Entre une réélection de Bouteflika, que ce soit haut la main ou par les moyens de fortune, mais dans un cas comme dans l’autre, sans intervention de l’armée, et une élection incontestablement honnête, mais sous le contrôle de l’armée, le mieux pour la démocratisation, ainsi d’ailleurs que pour l’institution militaire, c’est le premier terme de l’alternative. Car alors, d’autant plus si la fraude est avérée, le remède existe : la réaction populaire. Certes, il se peut que celle-ci ne survienne pas, mais ce sera parce que les temps ne sont pas encore mûrs. Mais si l’élection a lieu sous l’égide de l’armée, c’est une militarisation accrue de notre système politique.
On n’aura supprimé le vote dans les casernes que pour faire de tout le pays une seule et unique caserne.
M. Habili