« On est là pour l’ambiance»

En Algérie, Bouteflika devrait emporter l’élection présidentielle d’hier dès le premier tour.

« On est là pour l’ambiance»

Par Florence Aubenas, Alger envoyée spéciale, Libération, 9 avril 2004 (Liberation – 06:00)

C’est Bouteflika qui sera élu. Sûr. Ahmed secoue sa cigarette. Tout à fait sûr. Lui tient la permanence d’Abdallah Djaballah (El Islah, islamiste), en banlieue d’Alger. Depuis le début de la campagne, Ahmed s’installe sur la rue principale et regarde qui entre et qui sort des bureaux des deux gros candidats. Il est discret, bien sûr. Mine de rien. Note les noms quand même. Question de principe. Cet automne, cinq élus du conseil municipal s’étaient prononcés pour Ali Benflis, ex-Premier ministre du président Abdelaziz Bouteflika, avant de devenir son principal rival. Finalement, un seul sur cinq s’affiche à sa permanence. Les autres restent prudents. «Ça ne trompe pas.» Hier matin, Ahmed a voté. Benflis. «Cela fera peut-être un deuxième tour, s’il n’y a pas trop de fraude…» Et Djaballah ? «C’est pas la peine puisqu’il ne sera pas élu.»

Hier, six candidats concouraient pour l’élection présidentielle en Algérie, dans 40 000 bureaux de vote. Pour la première fois sans doute depuis 1991, les Algériens n’étaient hier pas tous persuadés d’avance de qui l’emporterait, ni en combien de tours. «D’habitude, c’est toujours le cheval des « décideurs » militaires qui gagne mais, cette fois-ci, ils en ont mis deux dans la course», dit un responsable de bureau de vote à Bab el-Oued. Après une journée sans incident notable, Bouteflika semblait plutôt en tête. Les résultats devraient être proclamés ce matin.

Fumigènes. Au rond-point du Val d’Hydra, à Alger, l’embouteillage commence hier vers 15 heures. «C’est le grand jour.» La permanence de Bouteflika et celle de Benflis se sont installées face à face dans les petits kiosques le long de la chaussée. Musique à fond. Fumigènes. Danse. Les affiches des candidats tapissent les boutiques, du sol au plafond, tables et chaises comprises. Des jeunes, que des jeunes.

Ici, on se sent vibrer comme au stade, «genre Usma-Mouloudia», les deux grandes équipes algériennes. Le côté Benflis s’est installé le premier. Dahmane Boudiaf résume sans façon son engagement politique : «Walid, le fils de Benflis, habite mon immeuble.» Il présente sa secrétaire, l’unique fille du rond-point, une lycéenne qui rougit. «On est les deux seuls militants.» Cinq autres sont des voisins, payés 1 000 dinars par jour. Autour, on s’agite gratuitement en cadence, en grappillant des porte-clés. «Je le soutiens parce qu’il a 100 points à son programme», explique «Sarkozy». Il a 21 ans. Trafique des fringues. On l’appelle ainsi parce qu’il est dur en affaires. Il n’a pas lu le programme. «100 points, c’est trop. Je l’aurais fait s’il y en avait eu deux, peut-être trois.» Un autre : «On est surtout là pour l’ambiance.» Dahmane est persuadé de la victoire de Bouteflika. Question de moyens. «Le plus riche gagne : eux, ils ont pu payer huit personnes.»

Sur le côté Bouteflika du rond-point, on s’est installé «pour que le quartier ne pense pas qu’ils sont les seuls ici à faire quelque chose». Ils estiment avoir déjà gagné. Pas aux voix, bien sûr. «Ceux d’en face ont mis des affiches sur leur pâté de maisons alors que nous avons recouvert toute la rue.» Des deux côtés, personne n’est allé voter. Chacun s’étonne qu’on pose la question. «On espère juste que le vainqueur sera bon pour l’Algérie.»

Fraude. A Médéa, 60 km d’Alger, l’école Air et Lumière fait bureau de vote. En 1991, ici comme dans toute la ville, on avait voté FIS à 90 %. Douze ans et 150 000 morts plus tard, les barrages des forces de sécurité n’ont pas été levés. Depuis quelques mois, les gendarmes ont lâché la tenue de combat pour repasser l’uniforme normal. Etat d’urgence en chemise-cravate : «La transition», dit l’un. Lyes Abdallah el-Hadj veille au déroulement du scrutin pour le candidat Benflis. Il est élu municipal FLN et très ému. Crie à la fraude d’une voix mal assurée : la centaine d’administratifs en faveur de Benflis (sur 600 en tout à Médéa) a, selon lui, été écartée de l’organisation. Une petite foule se regroupe autour de lui. El-Hadj se trouble encore plus. Voilà le chef de centre, Toufik Berki. Fâché. «Comment peut-on savoir qui est pour qui ? En Algérie, la trace des gens s’efface sans cesse : un jour FLN, le lendemain RND (le parti «fabriqué» sur mesure par l’ex-président Zéroual, ndlr). Chacun tourne sa veste pour être avec le puissant du moment.» Arrive Attika Kerroubi, foulard et rouge à lèvres, claquant des talons. Elle ne dira qu’après le dépouillement pour qui elle a voté. «Vous voyez, tous des opportunistes», triomphe le chef de centre. Attika rigole. «J’espère juste pour l’Algérie qu’il n’y aura pas de deuxième tour, parce que c’est trop fatigant.» Elle aussi est élue municipale FLN. Un autre : «Nous sommes intéressés par le scrutin mais pas par conviction. Plutôt pour apprécier l’art de manoeuvrer la barque en fonction du courant.»