Hocine Aït-Ahmed, intemporel
Omar Benderra, Libre Algérie, 22 décembre 2016
Hocine Aït-Ahmed a quitté ce monde il y a un an. Un hier si proche, tellement présent dans le quotidien, qu’il est difficile d’admettre qu’il faille conjuguer au passé le temps d’un homme dont la pensée se projetait sans cesse dans l’avenir.
Beaucoup est dit avec force et talent dans les colonnes de ce journal et dans de nombreux cercles sur le parcours de cet éminent combattant pour la liberté. De ce dirigeant politique qui n’a jamais dérogé à une ligne exigeante où la sincérité de l’engagement n’a d’égal que la profondeur du désintéressement. L’homme, fier et altier, était très simple d’abord et d’une immense modestie. Ce n’est donc révéler aucun secret que d’affirmer que la seule question qui le préoccupait n’était pas celle de sa postérité ni de son héritage mais bien celle de la libération des Algériennes et des Algériens.
Le militant face à l’histoire
Tous ceux qui ont eu la chance de l’approcher savent que Hocine Aït-Ahmed n’appréciait guère les mines compassées et les postures convenues, ni les célébrations mécaniques et les rites vides de signification.
Habitées par l’Histoire de l’Algérie, de ses héros connus ou anonymes, les commémorations ont pour finalité première de manifester la fidélité au passé pour mieux éclairer les enjeux actuels et définir la ligne adéquate. C’est bien dans cet esprit que Hocine Aït-Ahmed se rendait ainsi chaque année depuis 1988 à Paris sur la tombe de son ami et camarade de combat Ali Mecili et c’est cela qui déterminait le sens de ses prises de parole.
Pour lui, qui n’aimait pas du tout la qualité « d’historique » de la Révolution dont beaucoup le qualifiaient, l’évocation des grands hommes et de leurs actions d’éclat n’a de sens que si ces marqueurs authentiques sont réinventés par les générations montantes.
Hocine Aït-Ahmed, stratège et homme d’action, viscéralement attaché à la plateforme du 1er Novembre 1954, continue d’inspirer de très nombreux Algériens. C’est bien là une des marques évidentes d’une grandeur indomptable : il demeure irrécupérable par ceux qui ont tout fait pour réduire son influence faute d’avoir pu l’intégrer à leurs jeux de pouvoir. Car il était incorruptible et indifférent à la flatterie. Et même les plus coupables des séides venus subrepticement rendre un hommage hypocrite avouent implicitement leur mauvaise conscience.
Hocine Aït-Ahmed n’était l’homme d’aucun reniement. Et c’est bien ce qu’a montré l’extraordinaire ferveur populaire lors de ses obsèques.
Dans la confusion entretenue par ceux qui considèrent l’Algérie comme un butin et le peuple comme un ennemi, l’action de Hocine Aït-Ahmed est plus que jamais celle qui ouvre la voie vers l’émancipation de toutes et de tous, de la paix civile et de la construction d’un avenir commun dans un contexte de déstabilisation générale.
Qui l’ignore ? L’Algérie s’approche d’échéances complexes dans une situation régionale et globale particulièrement dangereuse. La dictature régressive menace la pérennité de l’Etat, le pays fragilisé n’est pas à l’abri – c’est un euphémisme – d’une crise sociale d’une intensité inédite. Les groupes d’intérêts qui s’activent à aiguiser de fausses contradictions et à diviser le peuple pourront compter sur le désespoir de larges catégories de la population pour favoriser les ingérences visant à la dislocation de l’Algérie. Et si l’on peut maintenir l’ordre, ce n’est pas avec des blindés que l’on contribue durablement à préserver l’Etat. De ce point de vue – faut-il le souligner ? – l’échec des modèles autoritaires est consommé.
Hocine Aït-Ahmed et les enjeux actuels
L’Algérie, en position de faiblesse structurelle, est insérée dans un espace régional plutôt hostile. En effet, l’économie est en panne, les prix du pétrole brut durablement contractés rendent illusoire un retour à moyen terme à la rente opulente de la période révolue de « l’embellie financière » et de son absurde gabegie. La désagrégation sociale entamée avec les accords d’ajustement avec le FMI en 1994 pourrait atteindre un niveau de rupture aux conséquences désastreuses dans un environnement particulièrement tendu ou l’impérialisme renoue avec une politique de force brutale.
Le décor est planté depuis la première guerre du Golfe au cours de l’été 1990. Pour asseoir une domination contestée, ces forces bellicistes, alliées aux régimes obscurantistes du Golfe, opèrent à visage découvert.
Le droit « d’ingérence humanitaire », l’exportation de la « démocratie » et la « guerre globale contre le terrorisme » sont les prétextes idéologiques à des intrusions destinées à imposer des recompositions favorables aux marchés armés et à leur hégémonie sur l’Afrique et le Moyen-Orient. Sans jamais l’admettre, il s’agit de reconfigurer les Etats susceptibles de s’affranchir de la domination occidentale en les fracturant en entités ethniques, confessionnelles ou régionales plus aisément contrôlables.
Une Algérie économiquement affaiblie, socialement vulnérable et dont le front politique intérieur serait démantelé, pourrait représenter un objectif « légitime » pour l’interventionnisme occidental dont l’opportunisme traditionnel, comme on a pu l’observer en Libye, sert parfaitement les visées stratégiques.
Comme celui de Kadhafi, le régime a beau offrir tous les gages aux occidentaux, il suffirait d’une perception modifiée par les événements pour que changent les dispositions impériales à son égard. Les protecteurs et garants outre-méditerranéens disposés à toutes les extrémités pour contribuer à le maintenir aussi longtemps que possible, lâcheront le régime aussitôt qu’ils y trouveront intérêt. Les compliments et autres satisfécits régulièrement décernés au régime par Washington, Londres ou Paris, depuis des années ne doivent pas induire en erreur. Les instances de protection et de supervision du régime (Otan, Fmi, UE) ont une pratique avérée de tels revirements.
Mais la condition première d’une intervention étrangère (directe ou indirecte) est l’effondrement interne que les spécialistes des prédictions auto-réalisatrices annoncent à intervalles rapprochés. Ce risque n’est certain que si le climat politique délétère entretenu par le régime continue de saper les bases morales et politiques du pays. D’autant que la détérioration de la situation intérieure est continuellement alimentée par toutes les dérives d’une dictature qui semble avoir entrepris de déconstruire systématiquement l’armature idéologico-politique de la Révolution Algérienne.
La convergence démocratique renouvelée
Les hypothèses désastreuses envisagées par les observateurs « mainstream » ne sont pas une fatalité. La volonté politique partagée pour la création d’un pôle démocratique puissant peut contribuer de manière décisive à faire face à ces périls et au risque d’une répression violente et généralisée dont sont parfaitement capables les responsables sécuritaires de la dictature, majoritairement issus de la sale guerre des années 1990. L’option d’une consolidation et d’un élargissement du front intérieur, dans le sillage de l’action de Hocine Aït-Ahmed, est la condition préalable à la paix sociale, à la défense de la souveraineté réelle, mais aussi à celle d’une réorganisation économique et politique tournée vers la production, l’emploi et la création.
Face à la montée des périls et au dévoiement d’un régime carcéral, le plus sincère des hommages à rendre à Hocine Aït-Ahmed est de maintenir le cap de l’unité nationale dans la pluralité et la diversité des opinions et expressions politiques mais aussi dans le refus commun de la violence et de l’arbitraire. L’histoire de l’Algérie est une histoire de la longue durée mais le triomphe de la justice et des libertés finira par advenir car il s’agit d’une aspiration profonde et très largement partagée.
Alors, en effet, quel meilleur hommage à Hocine Aït-Ahmed que de demeurer fidèle à son combat pour le droit et la justice ?
L’histoire de l’Algérie l’illustre amplement, le chemin vers la liberté n’est certainement pas une voie royale.
C’est une entreprise exigeante qui ne tolère ni les conflits d’egos, ni les contorsions opportunistes et encore moins les alliances douteuses. La recherche d’une synthèse politique avec toutes les forces soucieuses du bien commun est l’un des enseignements concrets d’un dirigeant patient qui, sans jamais déroger à ses principes, connaissait la valeur des compromis dans l’intérêt supérieur du peuple.
L’heure est effectivement grave et c’est sur le terrain des défis actuels que convergent ceux qui se recueillent respectueusement devant la mémoire du dirigeant disparu.