Mali: dynasties maraboutiques contre filières jihadistes

Mali: dynasties maraboutiques contre filières jihadistes

Ahmed Henni, Maghreb Emergent, 04 Février 2013

Ahmed Henni* décrit, dans cet article**, un des aspects les moins connus de la politique malienne. Il s’agit de la lutte qui oppose depuis longtemps les zaouias, lieux de conservation des rites mystiques d’obédience malékite, aux islamistes wahhabites et autres amis intéressés de la monarchie saoudienne. Cette lutte, explique-t-il, n’a pas pour unique terrain le nord du Mali, où la l’éphémère pouvoir islamiste s’est manifesté à travers la mise à sac de nombreux mausolées de cheiks soufis. Elle a pour terrain tout le Mali, où à la tradition maraboutique entretenue par les uns s’oppose la volonté des autres de gagner les faveurs des cheikhs wahhabites, par conviction ou pour bénéficier des largesses de Riyad.

Le 29 décembre 2012 s’est tenue la cérémonie annuelle commémorative de l’accession du cheikh Ahmad Tidjani au degré de l’ultime sainteté. L’Association des tidjanites pour l’appel à l’islam (Ata-islam) a ainsi rendu l’hommage rituel au guide fondateur de la communauté confrérique Tidjaniya.

Le cheikh Ahmad Tidjani est né en 1737 (ou 1738) à Aïn-Madhi, près de Laghouat (Algérie), et mort le 19 septembre 1815 à Fès (Maroc). La confrérie allait rapidement recruter des adeptes au Maghreb, en Afrique et en Asie – jusqu’en Indonésie, où ils s’opposèrent à l’occupation hollandaise. Son succès est dû en partie au mélange syncrétique des rituels islamiques et locaux (danses et transes extatiques, comme le christianisme au Brésil), mâtiné de mysticisme soufi et de culte des saints.

De plus, le cheikh Tidjani avait renforcé sa légitimité par ses appels à la lutte contre les intrusions européennes. Un exemple de la puissance de ce réseau confrérique : récemment, au début des années 1990, l’Association des ulémas d’Indonésie dépêcha, pour une conférence à Rabat, un de ses membres (Hadj Badry Basouky), qui déclara que la tariqa tidjania (la voix confrérique) est considérée comme « l’un des facteurs les plus dynamiques, dans sa da’wa islamique (sa mission religieuse), grâce à ses adeptes dont le nombre se monte à deux millions en Indonésie », affirmant en même temps, que « leur nombre au Sénégal est de 80 % de la population » (Abdelaziz Benabdallah, la Tijania, une voie spirituelle et sociale). La confrérie est aujourd’hui présente dans l’immigration africaine en Europe et aux États-Unis.

Vers la fin du XVIIIe siècle, l’émir saoudien Abdallah Ibn Saoud avait fait parvenir au sultan de Fès un mémoire de prosélytisme wahhabiste (le wahhabisme se distingue par une série d’« anti » : anti-culte des ancêtres et des saints, anti-soufisme, anti-rituels extatiques…). Le sultan Moulay Slimane (qui régna de 1792 à 1822), qu’on dit avoir été un disciple de son contemporain le cheikh Ahmad Tidjani, chargea le doyen de la Qarawiyyin (Université de Fès), le cheikh Hamdoune ibn el-Hadj, de rédiger une réponse dilatoire à ce mémoire – en réalité, une fin de non-recevoir. Par la suite, des érudits de la Qarawiyyin ripostèrent vivement au wahhabisme (tels Ahmed ibn Abdeslam Bennani, Jaafar el-Kettani, ou Akanssoûs de Marrakech).

Plus au Sud, les occupants français du Sénégal eurent affaire à Omar Tall, dit « El-Fouty » (né en 1797), qui avait rejoint la confrérie Tidjaniya en 1833, par l’intermédiaire du Fassi Mohammed el-Ghali Boutaleb, qu’il avait rencontré et fréquenté à la Mecque. Omar Tall devait être, par la suite, le fondateur de l’Empire toucouleur. Tout en menant la résistance contre Faidherbe (1854-1865), Omar Tall étendit rapidement son pouvoir jusqu’à régner sur l’ensemble du Soudan. En 1861, il conquiert Ségou. Il disparaît dans une grotte le 12 février 1864. Son fils, Ahmadou Tall, régnera à Ségou, jusqu’à l’occupation française en 1890.

C’est grâce à Omar Tall que la confrérie Tidjaniya se propagea au Niger, au Mali et au Sénégal. Omar Tall s’attribua le titre de khalife de la tariqa en Afrique sub-saharienne. Il a laissé un livre intitulé Errimah (« les Lances »). (Le khalife général est, depuis 1997, Mansour Sy.)

Des influences wahhabites au sommet de l’Etat malien

Conquise en 1861 par Omar Tall – qui obligea la population à se convertir à l’islam –, la ville de Ségou avait été au XVIIIe siècle la capitale du royaume bambara, fondé par Biton Coulibaly. En 1862, Omar Tall part à la conquête de Tombouctou et laisse Ségou à son fils Ahmadou, qui doit se battre contre l’aristocratie bambara. L’armée française, conduite alors par le commandant Archinard, s’allie aux Bambaras et entre à Ségou le 6 avril 1890.

C’est précisément à Ségou que, le 10 novembre 2012, les adeptes de la Tidjaniya, sous la direction du cheikh Mounirou Haïdara, illustre descendant de famille maraboutique, ont effectué une visite rituelle dénommée « ziyara ». Au cours de cette cérémonie, le cheikh a « lancé un vibrant appel aux uns et aux autres, pour qu’ils passent des nuits blanches à supplier le tout-puissant Allah. Il a aussi demandé aux politiques de parler le langage de l’entente, et n’a pas épargné les forces armées qu’il a invitées à aller se battre pour libérer le nord du pays » (Le Flambeau, 15 novembre 2012).

Un autre Haïdara, Chérif Ousmane Madani Haïdara, est président du Groupement des leaders religieux du soufisme et de l’association caritative Ansar Eddine International, et tient absolument à être distingué des djihadistes qui ont usurpé cette appellation, rédigeant un communiqué qui précise : « Tapis dans l’ombre à Bamako ici, certains wahhabites, dans leur volonté de noyer les actions de connivence avec les islamistes armés au nord du Mali, surnomment leur mouvement “Ansar Eddine”. Aussi toutes les autorités compétentes en ont-elles été informées : nous avons écrit à toutes les ambassades pour les informer que nous n’avons aucun lien avec ces djihadistes, car, pour nous, l’islam est une religion de tolérance et la charia ne s’applique qu’aux musulmans, pas aux non-musulmans [sic]. Nul n’a douté de notre sincérité. Tous ont compris que les islamistes du nord n’ont pas la même vision » (in « L’Homme de l’année », Ousmane Chérif Madani Haïdara, la personnalité religieuse qui a sauvé le Mali en 2012).

Cette déclaration ravive précisément ce qui est dans l’ombre : une longue opposition entre les confréries, toutes d’obédience malékite – un rite musulman propre au Maghreb et à l’Afrique – et le wahhabisme. On dit que Moussa Traoré, putschiste-dictateur-président de 1968 à 1991, était proche du wahhabisme, comme l’actuel président du Haut Conseil islamique, Mahmoud Dicko (toutefois, ces apparentements sont excessifs car ils confondent souvent la recherche de financements opportunistes auprès de la dynastie des Saoud avec l’allégeance au wahhabisme).

Le renversement de Moussa Traoré et l’avènement d’Amadou Toumani Touré (1991) s’accompagna de l’institution du multipartisme et de l’activation politique, au grand jour, des réseaux confrériques anti-wahhabites.

Le renversement d’Amadou Toumani Touré par le capitaine Sanogo, en juin 2012, a ouvert la voie à la déferlante des « wahhabites du Nord ». L’urgence a conduit le Groupement des leaders religieux du Mali, présidé précisément par Ousmane Chérif Madani Haïdara et composé des chefs spirituels confrériques, à tenir un Forum national les 24 et 25 novembre 2012 pour débattre des questions relatives à la paix et à la stabilité au Mali, et d’y associer les proto-wahhabistes de Bamako, tel Mahmoud Dicko, président du Haut Conseil islamique, qui avait obtenu, en 2009, le retrait de la loi portant « code de la famille », jugée par lui non conforme à la charia. L’ossature du groupement, ce sont les grandes familles maraboutiques du Mali et les leaders spirituels soufis d’obédience malékite – c’est-à-dire anti-wahhabistes –, qui ont dénoncé la destruction des mausolées à Tombouctou et à Gao, ceux des ancêtres fondateurs des familles maraboutiques.

Le maraboutisme: une légitimité dynastique

Plus de quatre cents personnes appartenant aux zaouiya (branches confrériques) et réputées adeptes du mysticisme soufi sont venues de tout le Mali pour participer au Forum. Étaient présents la Ligue islamique des chefs spirituels des soufis du Mali, la Conférence des adeptes de la tariqa tidjaniya, l’association Ansar Eddine (à ne pas confondre avec les autres Ansar Eddine, qui sont wahhabites), l’Union des jeunes musulmans du Mali (UJMMA)… Le Forum a été marqué par la participation des grandes familles maraboutiques : familles Kounta, Tall, Haïdara, Thiam, Kane Diallo et Sékou Amadou Chéickou de Macina (Hamdallaye), ainsi que par la présence, entre autres, du président du Haut Conseil islamique du Mali, Mahmoud Dicko, de l’imam Chérif Ousmane Madani Haïdara, président du Groupement, de l’imam de la Grande Mosquée de Bamako, Koké Kallé, de l’ancien président du Haut Conseil islamique, Thierno Hady Thiam… Bref, toute l’élite maraboutique qui, dans un élan unitaire, a tu ses divisions malékites/wahhabites pour sauver la dominance des familles maraboutiques sur la société malienne.

Ces familles maraboutiques, qui sont des réseaux d’accumulation fondés sur la vassalité des adeptes, fonctionnent à la légitimité dynastique sur le mode confrérique, et tiennent aux symboles que sont les tombeaux des ancêtres fondateurs – au près desquels siègent souvent les différentes zaouiyas qui les constituent. Leur dominance en fait des réseaux riches et puissants, internationalement bien introduits. Par contraste, cette dominance et cinquante ans d’indépendance n’ont donné à la population ni écoles, ni adductions d’eau, ni un minimum de services de soins… La colonisation les avait désarmées mais avait garanti la pérennité de leur hégémonie sociale par une sorte de rationalisation « à la Weber », où la violence légitime fut confiée à une armée d’État (colonial puis indépendant) – le penseur allemand Max Weber considérait qu’une des formes de rationalisation sociale était de conférer le monopole de la violence à l’Etat, seul détenteur d’une « violence légitime ».

Or, voilà que se révolte cette armée, devenue celle de l’État indépendant, et, le 22 mars 2012, le capitaine Amadou Haya Sanogo (né à Ségou, en 1972) renverse le président Touré. Sans une menace tierce, les familles maraboutiques auraient trouvé avec les putschistes une formule de changement sans que rien ne change. Or, voilà que les wahhabites purs et durs du Nord déferlent vers le Sud. Ayant perdu leur bras armé « wébérien », en pleine décomposition après le putsch, les familles maraboutiques taisent leurs divisions face à la menace et n’ont d’autre choix que d’activer la vieille alliance nouée avec le colonisateur. Le bras armé de substitution est trouvé et débarque, sans même attendre un feu vert des Nations unies. Tout est sauf.

(*) Ahmed Henni est professeur d’économie à l’Université d’Artois, en France. Il a publié Le Capitalisme de rente : de la société du travail industriel à la société des rentiers (L’Harmattan, 2012).

(**) Les titres et les intertitres sont de la rédaction de Maghreb Emergent.