Tunisie : Ben Guerdane en état de guerre
El Watan, 11 mars 2016
Depuis lundi dernier, l’armée tunisienne repousse l’une des plus violentes attaques terroristes de son histoire. Les citoyens de Ben Guerdane alimentent les services de sécurité par des renseignements «précieux».
Quatre jours après l’attaque des édifices sécuritaires à Ben Guerdane (25 kilomètres du poste-frontière de Ras Jedir avec la Libye) par un groupe terroriste de l’Etat islamique, les résultats sur le terrain montrent que l’armée et les forces sécuritaires tunisiennes sont parvenues à infliger un revers aux assaillants. Cinquante morts jusqu’aujourd’hui, dont 36 lors de la matinée de la première attaque, et 10 terroristes se sont rendus aux forces de l’ordre et leurs révélations ont permis de découvrir trois importantes caches d’armes qui en disent long sur les intentions des islamistes à Ben Guerdane.
Cette ville de 60 000 habitants, plaque tournante de la contrebande au Sud tunisien, n’est pas tombée aux mains des terroristes, comme ils l’espéraient en menant leurs attaques contre les symboles de l’autorité dans cette ville, à l’aube de ce lundi 7 mars. Toutefois, à part le groupe des assaillants qui est passé à l’action ces derniers jours, les cellules dormantes de l’EI dans le pays nous laissent perplexes et suscitent des interrogations sur les risques terroristes en Tunisie et la capacité des forces de sécurité à les éradiquer. Par ailleurs, la population civile a exprimé un fort attachement à son pays, malgré la marginalisation dont souffre la région.
Déjà, samedi dernier, une manifestation citoyenne a été organisée suite à l’interception, deux jours plus tôt, de cinq pick-up bourrés d’armes à quelques kilomètres de Ben Guerdane. Cinq terroristes ont été tués lors de l’opération. Les Benguerdanais veulent affirmer leur opposition au terrorisme malgré le fait qu’ils reconnaissent la pratique de la contrebande. «La circulation de la drogue et le trafic d’armes constituent une ligne rouge pour nous», insistent-ils.
Abdessattar Mili, originaire de Ben Guerdane, a refusé, avant-hier, de recevoir le corps de son fils, Sahbi Mili, membre de l’EI, abattu lundi dernier à Ben Guerdane par les forces sécuritaires tunisiennes. Le père a dit : «Ce n’est pas mon fils. Sa paternité ne m’honore pas. Allez l’enterrer là où vous voulez. Je demande pardon au peuple tunisien de n’avoir pas su bien l’élever».
Capacités sécuritaires
Cette mobilisation citoyenne est certes importante, mais il y a eu d’abord cette capacité de l’armée et des forces sécuritaires à s’opposer à l’assaut des combattants de l’EI, comme le souligne l’expert sécuritaire et ancien colonel de la Garde nationale, Ali Zermedini. «La résistance au premier assaut fait perdre l’effet surprise souhaité par les assaillants, l’armée et les forces sécuritaires tunisiennes l’ont réussi, aussi bien à la caserne, qu’au commissariat de police et au poste de la Garde nationale.
Plus de 15 morts ont été enregistrés parmi les assaillants dès les premiers échanges de feu», a-t-il expliqué. L’expert sécuritaire rappelle que l’attaque de Ben Guerdane était un peu attendue : «Le terroriste tunisien, membre de l’EI, arrêté à Sabratha après l’attaque américaine du 19 février dernier, qui a fait une cinquantaine de morts, qui sont tous Tunisiens à part les deux otages serbes, a avoué qu’ils s’entraînaient pour attaquer la ville de Ben Guerdane et qu’ils seraient rejoints par près de 400 sympathisants de l’EI, installés en Tunisie.» «Il y aurait donc des cellules dormantes en Tunisie dont certains membres sont même des ex-prisonniers de Guantanamo, graciés en 2011 dans le cadre de l’amnistie. Certains sont identifiés parmi les terroristes tués lundi dernier», poursuit l’ex-colonel.
Concernant le potentiel sécuritaire tunisien, la même source juge qu’il est de bon niveau, ce qui a été prouvé sur le terrain lors des derniers affrontements. «Il y a 50 terroristes tués contre 5 membres des forces de sécurité dans les affrontements. Parmi les 19 victimes enregistrées depuis le début des opérations à Ben Guerdane, le 7 mars, sept sont des civils et sept autres sont des sécuritaires, abattus chez eux, à l’aube de l’attaque. Donc, dans les face-à-face avec les terroristes, la suprématie est incontestable pour les sécuritaires tunisiens», ajoute l’expert.
Une autre source sécuritaire parmi les militaires qui se trouvent sur la frontière avec la Libye assure que «la majorité des terroristes tunisiens qui commettent des attentats de plus en plus sur le sol tunisien sont formés en Libye. Le risque est énorme, car ils sont toujours en contact et les éléments tunisiens peuvent à tout moment solliciter l’appui des éléments de l’EI installés en Libye. L’autre risque est leur bonne connaissance du terrain. Certes, nous avons déployé beaucoup d’effectifs dans la région, surtout après les attaques de ces derniers jours, mais il est toujours impossible de boucler la frontière avec la Libye».
Vigilance
Notre source évoque notamment le «manque de moyens sophistiqués de surveillance, surtout durant la nuit. Les assaillants ont bien compris cela, d’ailleurs, ils se déplacent la nuit, puis ils gardent leur position fixe durant la journée». Cette version est confirmée par le colonel Zermedini qui souligne que le risque reste important et grand : «Si le réservoir tunisien de l’EI est estimé à 3000 personnes et vu que ces terroristes ont été formés dans des camps et des combats à l’étranger, la menace est sérieuse, il faut s’y préparer, surtout qu’ils n’ont pas eu peur d’utiliser de grands moyens pour attaquer des bâtiments officiels», prévient-il, en recommandant «vigilance et renforcement du potentiel de renseignements».
Le renseignement dans ce genre de situation est très important, mais les forces tunisiennes comptent beaucoup sur les habitants de cette ville pour «compenser le manque d’effectifs». «Les citoyens nous ont beaucoup aidés, surtout lors des arrestations et des assauts que nous avons lancés pour mettre hors d’état de nuire les groupes cachés dans les maison», ajoute une source sécuritaire.
Flou sociopolitique
La chute de Ben Ali, le 14 janvier 2011, a été accompagnée d’espoirs chez la population, notamment pour la lutte contre le chômage et la marginalisation. Cinq ans plus tard, la situation socioéconomique n’a pas vraiment évolué «et c’est pour cette raison que l’EI a ciblé le Sud, très marginalisé», explique le secrétaire général du parti Al Massar, Samir Taïeb. «Les terroristes avaient cru que la population de Ben Guerdane se joindra à eux puisque le pouvoir central n’a pas satisfait ses attentes», explique cet ex-membre de l’Assemblée nationale constituante, qui exprime «son plaisir de voir les gens du Sud attachés à leur pays».
Concernant les rapport avec la Libye et la frontière laissée ouverte, beaucoup de questions se posent, mais pour le secrétaire général d’Al Massar, «la contrebande est la seule activité lucrative pour la population de cette zone, donc, si le gouvernement décide de fermer la frontière définitivement, il doit trouver une alternative pour les gens de la région». En cette période difficile, le gouvernement tunisien doit choisir entre la sécurité et la stabilité sociales. Juste après les attaques du 7 mars, le gouvernement a annoncé que «les déplacements sur la bande frontalière seront permis juste pour les ressortissants des deux pays qui désirent rejoindre leurs pays respectifs».
La situation est actuellement «très tendue» dans cette région du Sud tunisien. Les affrontements entre les terroristes et les services de sécurité sont toujours en cours. La ville est bouclée par les services de sécurité qui traquent les terroristes. Les habitants épaulent les services de sécurité avec le renseignement. Hier soir, «quatre terroristes ont croisé un groupe d’habitants. Ces derniers ont fait croire aux terroristes qu’ils vont les cacher et ils ont informé les services de sécurité en cachette qui les ont traqués par la suite», raconte un avocat dans la ville de Ben Guerdane.
L’actu
Un haut responsable public a été limogé à Ben Guerdane, a appris l’AFP hier auprès des autorités. Abdelbari Aouled Hamed, qui était délégué de Ben Guerdane, a été «limogé» et remplacé par Abderrahim Marzouki, délégué d’une autre localité de la région, a indiqué à l’AFP le gouvernorat de Médenine, dont dépend Ben Guerdane.
Aucune raison n’a pour l’instant été fournie, mais cette décision intervient après des attaques inédites menées lundi par des dizaines de terroristes contre une caserne militaire, un poste de police et un poste de la Garde nationale (gendarmerie) à Ben Guerdane. AFP
Sellami Mourad