« Si ça éclate chez nous, c’est le massacre »

Algérie: « Si ça éclate chez nous, c’est le massacre »

Adlène meddi, 11 février 2011
http://www.lesinrocks.com/actualite/actu-article/t/59344/date/2011-02-
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La révolution est-elle possible à Alger ? Périlleux sans le soutien de l’armée et une opposition crédible.

Le constat est aussi amer que la bière locale : au bistrot Le Petit Chez Soi, quatre trentenaires baladent leurs yeux enfumés entre leurs verres et les images d’Al-Jazeera sur le rassemblement géant du Caire.

« Waw ! Mais ça, c’est impossible chez nous !, lâche l’un d’eux, un cinéaste. Eux, ils ont une vraie société civile, qui mobilise. »

Plus nuancé, un comédien lance en pliant et en dépliant son journal où Bouteflika trône en une : « Je m’en fous qu’on se mobilise ou pas, moi j’ai peur d’une colère algérienne. Si ça éclate chez nous, c’est le massacre ! Sans encadrement, c’est le bain de sang. Avec tout ce qu’on a subi comme horreurs… »

Péremptoire, le troisième, un écrivain, renchérit en commandant une énième tournée : « Nous avons trop de comptes à régler entre nous : identitaires, historiques, linguistiques… Et puis nous avons plus de traumatismes que l’ensemble du monde arabe réuni ! Guerre de libération, massacres des années 1990, émeutes meurtrières en Kabylie, terrorisme qui continue… »

La discussion se conclut par la réflexion du quatrième, un musicien. « Des océans de sang depuis plus de soixante ans, les gens en sont fatigués ! Et l’armée ? La nôtre n’acceptera jamais que des manifestants décorent les canons de ses chars avec des fleurs comme au Caire et à Tunis ! »

“Ils” finiront par partir

La contagion révolutionnaire est-elle possible ? Chez les syndicats, les étudiants, les journalistes, les politiques, jusqu’au “parlement populaire” algérois – les taxis –, la question fait débat.

“Je te le dis, ‘ils’ finiront par partir, ça prendra beaucoup de temps mais un jour, ‘ils’ nous laisseront tranquilles. Je ne peux pas subir éternellement les policiers, les retards dans les remboursements des médicaments, les tracasseries bureaucratiques, la corruption ! Ça ne sera ni la Tunisie ni l’Egypte mais ‘ils’ vont partir”, assure un vieux chauffeur de taxi coincé dans les légendaires embouteillages algérois.

Ce débat sera peut-être tranché, du moins en partie, le samedi 12 février. Née fin janvier, une Coordination nationale pour le changement et la démocratie, regroupant la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, des syndicats autonomes, un parti (le RCD, Rassemblement pour la culture et la démocratie) et plusieurs associations dont l’Association des victimes d’octobre 1988, compte organiser ce jour-là une marche à Alger et à Oran pour exiger “la levée de l’état d’urgence en vigueur depuis dix-neuf ans, l’ouverture du champ politique et médiatique et la libération des personnes arrêtées pour des raisons de manifestations ou de délits d’opinion”.

L’argent du pétrole

De son côté, le ministre de l’Intérieur Daho Ould Kablia, dans une interview au quotidien Liberté le 30 janvier, a déjà clairement signifié l’interdiction de la marche. L’état d’urgence en vigueur en Algérie depuis février 1992 – Bouteflika a promis qu’il serait levé “dans un proche avenir” – et le décret interdisant toute marche à Alger depuis juin 2001, suite à la manif géante des Arch (comités populaires de Kabylie), cadenassent toute manifestation publique, y compris pour les partis du pouvoir.

Il faut dire que le test de la marche organisée par le RCD le 22 janvier a été concluant. “Pour une fois que l’on voit où va l’argent du pétrole”, commentaient les Algérois en voyant les forces de l’ordre – trois compagnies anti-émeutes, hélicos-caméras stationnaires, des milliers de policiers en civil – empêcher tout mouvement des manifestants. Alger en état de siège !

Au-delà de ce dispositif dissuasif, plusieurs observateurs plongent dans le pessimisme : si les partis ne mobilisent plus, il devient impossible de braver l’interdiction de reconquérir la rue. L’exemple tunisien ou égyptien pourrait ainsi difficilement s’appliquer à Alger. En Algérie, la population ne pourra jamais compter sur l’armée prétorienne et puissante, ni sur l’opposition, décrédibilisée, ni sur la société civile, atomisée. Enfin, l’Etat dispose d’une carte majeure : la rente pétrolière, même mal distribuée, lui permet encore d’acheter la paix sociale.

Le noyau de la révolte

Pour autant, les jeunes activistes en rupture avec les formes classiques de mobilisation croient au changement. “Nous avons assisté à plusieurs réunions d’organisations et de partis mais on a été tellement déçus”, témoigne Abdou, 26 ans, cadre et membre du collectif Algérie Pacifique, qui dénonce “l’archaïsme” des anciennes structures de la société civile.

Avec d’autres jeunes, chômeurs, avocats, artistes, ils viennent de créer le Mouvement des jeunes indépendants pour le changement. Objectif : fédérer les mouvements contestataires d’Annaba à Oran en une seule force qui dépasse les atermoiements de la société civile algérienne, minée par tant de différends hérités des années 1990, lors de l’union sacrée entre l’Etat et la société contre le terrorisme islamiste. “Il faut une rupture totale dans les actions et dans le discours pour redonner à la jeunesse algérienne sa propre crédibilité combattante, argumente Abdou. Le régime actuel a trahi les principes égalitaires de la révolution de 1954. On ira partout, dans les quartiers, dans les campus, expliquer que nous, les jeunes, avec notre formation, on peut gérer le pays mieux que ces vieillards.”

Ancien militant clandestin d’extrême gauche dans les années 1980, le journaliste El Kadi Ihsane voit aussi de nouvelles perspectives révolutionnaires : “Les 18-25 ans sont en train de se structurer. Le noyau de la révolte, c’est eux. Pour l’instant, ils n’ont pas de contacts avec les émeutiers, l’autre partie de la jeunesse, déclassée. Mais si l’Etat maintient son carcan, à la prochaine salve d’émeutes, les réseaux se mettront en place et la jonction entre les deux se fera plus vite.”

Dans le bar, sous la pluie rageuse qui tombe sur Alger, c’est l’heure des comptes. On règle les tournées et les affaires d’Etat. “La décantation se fera comme en 1954, par la rupture et la révolution”, analyse l’un des trentenaires, en prévenant : “Le 12 février, j’y serai ! Quel qu’en soit le prix. Thagrawla* !”

*“Révolution”, en berbère.

Adlène Meddi (journaliste au quotidien algérien El Watan)