Nadir Boumaza: «L’autonomie de la justice est au cœur de tout changement»

Nadir Boumaza. Sociologue. Professeur à l’université de Grenoble

«L’autonomie de la justice est au cœur de tout changement»

El Watan, 4 décembre 2012

Rencontré en marge du symposium ayant pour thème «Algérie : penser le changement. Quels apports des sciences sociales et humaines» qui se tient au Crasc d’Oran, Nadir Boumaza, sociologue et professeur à l’université de Grenoble (France), a bien voulu répondre à nos questions.

– Les acteurs politiques successifs en Algérie ont, depuis un demi-siècle, prôné le changement. Mais pour beaucoup d’Algériens, ce n’est, jusque-là, qu’un slogan creux. Qu’en pensez-vous ?

Le changement a été jusque-là synonyme de production sans cesse de lois et de réformes législatives. Or, pour consacrer un véritable changement, on ne doit pas se limiter à produire une succession de réformes ou de nouvelles lois qui ne sont que théoriques, mais il faut d’abord appliquer celles qui sont déjà en vigueur.

– D’aucuns soulignent un manque d’une vraie compétition pour l’accès à l’exercice du pouvoir par les urnes qui fait que les politiques ne sont pas dans l’obligation d’appliquer les lois. Autrement dit, il n’y a pas de sanction par les urnes. La non-application des lois n’est-elle pas due au fait qu’il n’y a pas d’alternance au pouvoir en Algérie ?

Effectivement. Toute bonne gouvernance a besoin de ce qui permet de la contester de façon légale, sinon le pouvoir devient autoritaire de fait.
Il y a un consensus autour de l’idée que le changement ne peut être effectif que par un système éducatif progressiste. Or, on se retrouve devant un cercle vicieux : il n’y a pas de bon système éducatif tant qu’il n’y a pas de bon système politique et vice-versa. Comment rompre ce cercle vicieux ?

En Algérie, le système éducatif est au cœur du système politique dont il est une image. Ce système éducatif est autoritaire. Au lieu d’exercer l’autorité par le savoir, l’enseignant exerce un autoritarisme sur l’élève. Le maître est là pour imposer soit un enseignement issu d’une référence religieuse mal interprétée ou constitué par de l’ignorance de la religion, soit il impose une obéissance tirée du conservatisme et de l’archaïsme et non pas de la modernité. L’éducation telle qu’elle fonctionne aujourd’hui aggrave les problèmes au lieu de les résoudre. Pour sortir de ce cercle vicieux, il n’y a pas de recettes miracles. Il y a des principes fondamentaux. La solution comme je l’ai déjà évoquée plus haut consiste en l’application des lois. Ceci nécessite notamment la séparation des pouvoirs. Il faut que la justice soit réellement autonome par rapport au pouvoir politique pour qu’il y ait un réel changement.

– Le non-changement n’est-il pas aussi imputable au manque d’organisation de la société civile ?

Oui, tout à fait. La société algérienne a des caractéristiques que l’on oublie. C’est une société constituée sur la base d’un trauma. Ceci est dû à une longue histoire douloureuse. Elle a perdu les référents éducationnels. Elle avait autrefois subi un modèle français (colonial) dont elle n’a pas du tout la maîtrise. Un modèle réservé aux Européens d’Algérie et auquel elle devait se plier sans pouvoir ni en tirer les bénéfices ni pouvoir participer au jeu et à la compétition. La société algérienne est une société très désarticulée d’où ses difficultés d’organisation.

Cherif Lahdiri