«Le terrorisme entretient une relation existentielle avec l’instabilité politique»

Ramtane Lamamrar. Commissaire de l’Union africaine à la paix et à la sécurité

«Le terrorisme entretient une relation existentielle avec l’instabilité politique»

El Watan, 31 décembre 2010

Criminalisation du paiement des rançons aux terroristes, coopération avec Africom, menaces sur le continent… Ramtane Lamamra, commissaire de l’Union africaine à la paix et à la sécurité fait le point sur les dossiers sensibles.

-L’année 2010, proclamée par l’Union africaine «Année de la paix et de la sécurité», se termine sur la crise en Côte d’Ivoire qui révèle la précarité des avancées du continent africain vers la démocratie et la stabilité. Si on y ajoute l’attentat terroriste contre un véhicule de transport en commun à Nairobi, qui semble être lié au conflit somalien, on ne peut s’empêcher de faire le constat qu’une onde d’instabilité parcourt l’Afrique d’Est en Ouest. Quel bilan faites-vous de l’année 2010 ?

Il est vrai que le paysage géopolitique de l’Afrique demeure contrasté et que les dynamiques qui marquent l’actualité continentale ne sont pas toutes génératrices de progrès palpables. Il est tout aussi vrai que la proclamation de «2010 : Année de la paix et de la sécurité en Afrique» est plus qu’une simple réaction à la persistance de situations conflictuelles ou encore une prise de conscience de la nécessité d’efforts décisifs pour orienter la trajectoire du continent vers le développement et l’intégration. Il s’est davantage agi d’un acte démonstratif d’une volonté collective de saisir l’opportunité du cinquantenaire des indépendances pour faire mieux et davantage en matière de prévention et de règlement des conflits dans une démarche d’ensemble qui met en mouvement des interactions entre tous les domaines d’activité et toutes les missions de l’Union africaine. C’est pourquoi, le programme de «2010 : Année de la paix et de la sécurité en Afrique» a certes inclus des activités hautement symboliques telles que la Flamme de la paix qui a éclairé les cieux à travers le continent tout au long de l’année.

Mais ce programme a porté également sur le développement des cadres doctrinaux, politiques et juridiques, ainsi que sur le parachèvement de la mise en place de l’architecture africaine de paix et de sécurité. Dans ce contexte, une référence particulière doit être faite à l’opérationnalisation progressive de la Force africaine en attente, ce projet emblématique qui en est à un stade appréciable de réalisation. En plus de sa valeur opérationnelle en tant qu’outil efficace pour la mise en œuvre de solutions africaines aux problèmes africains, la Force africaine en attente a vocation à être un accélérateur de l’intégration du continent dans une perspective de long terme. Incontestablement, l’année 2010 a vu également une amplification remarquable des efforts en vue du règlement des conflits existants.

Ces efforts ne sont pas toujours visibles, encore moins spectaculaires, dans tous les cas où les exigences de l’action politique ont imposé le recours à la diplomatie tranquille, à de bons offices discrets, à des médiations confidentielles. C’est souvent le cas dans nombre de situations liées à la gouvernance, comme en Côte d’ivoire, dans lesquelles des risques potentiels de dérive vers des crises et des conflits sont détectés, qu’il s’agisse de violences liées à des élections ou de changements anticonstitutionnels de gouvernement. Mais même en ce qui concerne les crises que je qualifierai de «majeures», le Soudan et la Somalie en particulier, l’Union africaine s’est non seulement appropriée les situations en question en termes de définition des solutions à y apporter, mais elle s’est illustrée par la manifestation d’une autorité politique et morale qui l’a mise au premier rang des acteurs œuvrant à promouvoir la paix, la sécurité, la stabilité, la justice, la démocratie, le développement.

C’est vrai qu’en cette fin de l’année 2010, l’incertitude plane sur les perspectives du Soudan de l’après-référendum. C’est vrai que les tâches de la transition n’ont pas pu être toutes exécutées en Somalie et que la mission de l’Union africaine dans ce pays, l’Amisom, doit continuer à contribuer de manière décisive à la continuité de l’Etat face au groupe terroriste Al Shabab qui redouble d’agressivité. C’est vrai également que les phénomènes du terrorisme, de la piraterie maritime, du crime organisé transnational marquent durablement l’état de la paix et de la sécurité dans le continent africain. Mais il est incontestable qu’il y a moins de conflits et surtout beaucoup moins de victimes de conflits en Afrique en cette fin de l’année 2010 qu’à la fin de l’année 2000. D’évidence, l’Afrique progresse, même si c’est à travers des réalisations imparfaites et des étapes incomplètes, au regard de l’objectif qui consiste à œuvrer à mettre, chaque jour et chaque année un peu plus, le milliard d’Africaines et d’Africains que nous sommes à l’abri de la peur et à l’abri du besoin.

-Les ministres arabes de la Justice ont adopté récemment au Caire la proposition algérienne de criminalisation du paiement de rançon dans les crimes terroristes. Au même moment, l’Union africaine s’apprête à adopter un projet de loi criminalisant le terrorisme et interdisant toute forme de paiement de rançon. Quelle alternative auront les gouvernements pour récupérer leurs otages ?

Il est clair que la problématique du versement de rançon dans les situations de prises d’otages par des groupes terroristes inclut des dimensions variées, y compris celles de nature morale ou philosophique, et plus simplement des aspects afférents à la perception et à la sanction des actes gouvernementaux par les opinions publiques. Par définition, le terrorisme est la négation du droit à la vie, à l’intégrité et à la dignité de la personne humaine. Ce sont les Etats qui sont des acteurs-clés dans la promotion et la protection des droits de l’homme ainsi que pour ce qui est du respect du droit humanitaire. D’évidence, différents gouvernements adoptent différentes attitudes en la matière, en différentes circonstances. Mais je note que les gouvernements ont pratiquement tous pour politique déclarée le refus du versement de rançon et la non-reconnaissance publique de tels versements de rançon. Cette attitude est indicatrice de ce que le principe du refus de paiement de rançon a une valeur référentielle sur les plans moral et politique.

L’action des Organisations régionales africaine et arabe que vous évoquez tend à donner une valeur juridique contraignante à ce principe de non-versement de rançon à l’échelle universelle. Pour ce faire, les Etats empruntent la double voie de l’enrichissement des législations pénales internes et du développement du droit pénal international, sphère dans laquelle des jalons importants ont déjà été posés dans des instruments juridiques existants comme par exemple la Convention internationale contre la prise d’otages et des textes subséquents consacrés au tarissement du financement du terrorisme. D’une manière plus générale, votre question renvoie à l’exigence de la mise en harmonie des comportements de tous les Etats en ce qui concerne la mise en œuvre d’engagements dans le domaine de la prévention et de l’élimination des actes terroristes ainsi que des causes sous-jacentes du phénomène du terrorisme.

En tout état de cause, les attitudes différenciées qui amoindrissent l’efficacité et affectent la crédibilité d’une riposte universelle au terrorisme sont source de tensions interétatiques et d’affaiblissement de la coopération antiterroriste internationale. Les instances dirigeantes supérieures de l’Union africaine ont fait le choix de la fermeté et de la transparence. La Ligue des Etats arabes vient de faire le même choix. Cette convergence s’ajoute à d’autres, et on ne peut que s’en réjouir.

-L’Union africaine projette également de mettre en place une liste de terroristes à l’instar de celle de l’ONU. Est-il facile de trouver un consensus entre les pays africains autour de cette liste ?

La question de l’élaboration d’une liste de groupes, entités et individus qui s’adonnent à des activités terroristes a été tranchée positivement par le Conseil de paix et de sécurité, en même temps il a pris le 22 novembre 2010 d’autres mesures pour le renforcement de la coopération contre le terrorisme à l’échelle du continent africain. Auparavant, cette question avait fait l’objet d’un examen approfondi par les points focaux régionaux et nationaux lors de leur réunion de juin 2010 au siège du Caert à Alger. Avec une telle liste, l’Union africaine aura, comme les Nations unies et l’Union européenne, un outil de travail susceptible de renforcer le dispositif antiterroriste au double plan régional et global.

Cet outil est, par définition, soumis aux normes les plus exigeantes en matière de rigueur et de professionnalisme dans l’élaboration de critères d’identification, d’instruction des dossiers soumis par les Etats et, d’une manière générale, de gestion d’une telle liste, y compris en ce qui concerne son articulation et ses interactions avec la liste tenue par les Nations unies. Compte tenu de ce que l’engagement politique des Etats membres de l’Union africaine a été affirmé et réaffirmé, je pense que cette mesure de coopération antiterroriste renforcée bénéficie déjà d’un large consensus. Quant à la mise en œuvre de cette mesure, elle va nécessiter une expertise, des procédures et des ressources ainsi qu’une démarche graduelle prenant en considération l’état de préparation des différents operateurs concernés au triple niveau national, régional et continental.

-Comment voyez-vous aujourd’hui la coopération avec Africom basée en Allemagne ? Où en est le projet de commandement militaire basé en Afrique ?

Je pense qu’Africom n’est pas une entité indépendante, détachable du gouvernement des Etats-Unis et de ses stratégies tant globales que spécifiques à l’Afrique. Il s’agit donc d’un outil de la politique extérieure des Etats-Unis qui participe de la logique de ce pays en matière de structuration de la conduite de ses relations internationales, notamment en matière de défense et de sécurité. Je pense aussi que la perception dominante d’Africom, surtout au sein des opinions publiques et de plusieurs de nos Etats africains, est le reflet de certains péchés originels qui ont précédé et accompagné la mise en place de cette structure de commandement des activités et de la coopération militaire des Etats-Unis en Afrique.

Il s’agit notamment du sentiment largement répandu selon lequel Africom serait le vecteur d’une militarisation des relations afro-américaines dans toutes leurs dimensions. Il s’agit aussi de cette question de l’implantation éventuelle de bases militaires américaines, du siège d’Africom lui-même, dans tel ou tel pays africain, avec pour effet induire une possible exacerbation de tensions locales ou de différends régionaux. Je pense donc que la décision de maintenir indéfiniment le quartier général d’Africom en Allemagne et la modestie affichée quant à ses missions de soutien de programmes et projets souverainement arrêtés par les pays africains intéressés, ou l’Union africaine, sont allées à la rencontre des préoccupations que j’ai rappelées. Dans le même temps, l’Afrique travaille à l’édification de plusieurs autres partenariats stratégiques.

Plus important encore, l’Union africaine met en place une architecture complète de paix et de sécurité que j’ai déjà évoquée, et cette architecture traduit précisément sa volonté de concrétiser le credo africain du «compter-sur-soi collectif». Lorsque l’on observe la maîtrise grandissante par l’Union africaine des problématiques de la sécurité continentale, lorsque l’on prend par ailleurs la mesure des défis globaux qui affectent l’Afrique tout autant que le reste du monde, il devient évident que notre continent est, comme les autres, un artisan et un bénéficiaire incontournables d’un système de sécurité collective en gestation.

-Les Américains se montrent très préoccupés par la menace terroriste en Afrique…

C’est le contraire qui aurait été surprenant de la part d’un pays qui a été durement frappé et marqué par le séisme sécuritaire du 9 septembre , et qui perçoit la menace comme provenant nécessairement de l’extérieur. D’autant que certains actes terroristes récents ont amené d’aucuns à conclure assez hâtivement à un phénomène d’«africanisation du terrorisme international».Avec la mise en œuvre de toutes les décisions prises pour la prévention et l’élimination du terrorisme, avec l’action systématique de prévention et de règlement des conflits, avec également la priorité donnée au développement économique et social, l’Afrique n’est pas le «ventre mou» de la communauté internationale dans sa coopération contre le fléau du terrorisme.

Là encore, le «compter-sur-soi collectif» est la règle, l’assistance internationale étant un appoint objectivement indispensable. La double mission confiée à Francisco Madeira, en qualité de représentant spécial de l’Union africaine pour la coopération antiterroriste et au titre de la direction du Centre africain d’études et de recherche sur le terrorisme, constitue un message éloquent à cet égard.

-Comment l’UA appréhende-t-elle les «nouvelles» menaces du continent : terrorisme, trafic d’armes, blanchiment d’argent, en particulier dans le Sahel. Avec le golfe de Guinée et la Somalie, on a l’impression que le Sahel cristallise tous les nouveaux défis du continent…

L’Union africaine développe une pensée stratégique renouvelée qui enveloppe toutes les menaces et tous les défis auxquels elle doit faire face tant dans l’espace continental que dans son domaine maritime. Le terrorisme, la piraterie et tous les types de crime organisé transfrontalier, y compris les trafics de stupéfiants et d’armes légères se sont imposés comme autant de menaces directes tant à la sécurité humaine qu’à la sécurité nationale de pays africains de plus en plus nombreux dont les vulnérabilités font des cibles relativement faciles. La prévention, dans ses dimensions structurelle et opérationnelle, l’alerte rapide, l’échange de renseignements et d’expériences, l’assistance réciproque en matière de formation, d’organisation et de développement des capacités, la mutualisation des moyens, une coopération franche fondée sur l’avantage comparatif, sont à la base de l’entreprise collective que l’Union africaine conduit pour optimiser l’efficacité des efforts des Etats membres tant à l’échelle continentale qu’aux niveaux régional et sous-régional.

Il y a plein de justifications au fait d’énoncer le golfe de Guinée, la Somalie et le Sahel comme zones de manifestation des crimes transfrontaliers qui se développent de plus en plus en osmose. Il y a comme un grand «arc de crises» qui s’étend en fait de la Somalie au golfe de Guinée, le Sahel, dont chacun peut entendre battre le cœur tumultueux, y étant inclus, mais aussi un pays comme la Guinée Bissau, cible privilégiée du crime organisé. Il y a également un autre «arc d’insécurité» que trace la transhumance meurtrière de la LRA, de l’Ouganda jusqu’au Soudan, en semant la terreur et la destruction parmi les populations civiles en République démocratique du Congo et en République centrafricaine.

-Comment évaluez-vous l’incidence de l’instabilité politique dans certains pays du continent sur l’évolution du risque terroriste ?

Le terrorisme a parmi ses caractéristiques un opportunisme intrinsèque qui lui fait tirer profit tant des déséquilibres sociétaux que des disfonctionnements institutionnels, tant des maux économiques et sociaux que de tensions politiques et idéologiques. Le terrorisme entretient une relation existentielle avec l’instabilité politique dont il naît et qu’il entretient. L’instabilité politique est de toute évidence un facteur majeur dans le tissage de la trame de la géographie des conflits en Afrique. La plupart des conflits d’aujourd’hui et de demain sont liés à la gouvernance. A cet égard, le Mécanisme africain d’évaluation par les pairs, le Panel des sages ont un immense potentiel en matière de prévention qu’il est important et urgent de valoriser et de réaliser. L’Union africaine s’y emploie.

Bio express :

Ramtane Lamamra, 58 ans, a mené l’essentiel de sa carrière au ministère des Affaires étrangères, dès les années 80, en relation avec les Nations unies (notamment au Bureau des affaires du désarmement). Il entra à l’Union africaine à l’époque où elle n’était encore que l’Organisation pour l’Union africaine en tant que représentant de l’Algérie en 1989. Il représenta également son pays à l’Agence internationale de l’énergie atomique et aux Nations unies. Avant d’intégrer son poste de commissaire à la paix et à la sécurité à l’Union africaine, il fut ambassadeur de 1993 à 2005 (Vienne, Washington, Lisbonne) et secrétaire général au ministère des Affaires étrangères de 2005 à 2007. Il est marié et père d’un enfant.
Mélanie Matarese