Algérie- Sahel : Avis de grandes turbulences
Ahmed Selmane, La Nation, 27 Mars 2012
Le pire n’est jamais sûr mais il n’est pas exclu. C’est pour cela qu’il faut envisager les options et les hypothèses les plus critiques. La réanimation de la rébellion targuie au nord du Mali a déjà provoqué un coup d’Etat de capitaines à Bamako. Dans un contexte sahélien très compliqué, les mouvements de rébellion targuis – le MNLA tout comme le groupe Ançar Eddine – revendiquent désormais ouvertement l’indépendance. L’Algérie est très directement concernée.
Les deux groupes rebelles targuis, le MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) et Ançar Eddine, contrôlent désormais une partie du nord du Mali. Ils ont pris plusieurs localités dont Tessalit qui dispose du seul aéroport dans la zone. Officiellement, le MNLA a cessé de coopérer avec Ançar Eddine que dirige Iyad Ag Ghali après que ce dernier eut annoncé sa volonté d’appliquer la Charia. Les lectures dominantes présentent le regain de la rébellion au nord du Mali par le retour au pays de « légions » targuies liées au régime de Kadhafi. Ces groupes se seraient renforcés en faisant du « shopping » dans les arsenaux libyens dont l’accès a été ouvert par la guerre civile. C’est une lecture quasi-officielle imposée par les agences de presse occidentales qui orientent subtilement les analyses. Le discours des officiels algériens qui s’inquiétaient, au moment de la guerre contre Kadhafi, d’un surarmement des groupes « gris » du Sahel est désormais invoqué comme argument. Il y a sans doute une part de vérité dans ces lectures… Les premiers qui se sont servis dans des arsenaux ouverts sont les milices des insurgés libyens. Et elles ne sont pas prêtes à restituer les armes dans une Libye profondément déstabilisée. Et où les ex-amis de Kadhafi devenus les meilleurs amis du CNT continuent de jouer en sourdine une partie qui est loin d’être terminée. Observons cependant que la boite de Pandore des arsenaux libyens est une justification bien commode.
Trou noir
Cette source bien réelle devient un grand trou noir duquel surgit tout ce que l’on veut. Y compris l’afflux d’armes « non libyennes ». Il n’en demeure pas moins que le Mali, maillon « faible » de la région est en plein tumulte. L’armée malienne a été défaite avec une facilité déconcertante par les mouvements rebelles alors que les combats créent un problème humanitaire sérieux avec afflux des réfugiés vers les pays voisins et notamment l’Algérie. A Bamako, le président Amadou Toumani Touré (ATT) dont le mandat expire dans deux mois, est renversé le 23 mars par un putsch mené par des officiers subalternes. ATT n’a jamais pu refonder un Etat efficace comme il n’a jamais pu – ou su – désamorcer le mécontentement des populations du nord qui se sentent abandonnées depuis l’indépendance du pays. Il n’est pas certain que les putschistes aient un « avenir » au regard des condamnations quasi-unanimes à l’intérieur et à l’extérieur, mais le coup d’Etat affaibli encore davantage l’Etat malien, face à la rébellion targuie. Celle-ci hésitait encore à lancer l’assaut contre les grandes villes du Nord. Et désormais, dans une sorte de duplication du jeu binaire qui est imposé depuis au moins septembre 2001, il y a une rébellion targuie « islamiste », celle des Ançars Eddine, et une autre « laïque », celle du MNLA. Et bien entendu, il y a dans cette région la notoire Aqmi qui s’est implantée dans la zone et au nom de laquelle les puissances étrangères se donnent le droit d’intervenir. Le discours officiel algérien qui veut circonscrire, du moins officiellement, la gestion de l’instabilité sahélienne aux « pays du champ » est directement questionné par la succession des événements sur les terrains militaire et politique.
Le remodelage des Etats, une option
Ce concept de « pays du champ » est de nature à créer l’illusion d’une maitrise de la situation. Il est l’expression d’une politique qui se fonde sur des « principes » dont la validité n’est plus aussi évidente que par le passé. Le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation qui a été pendant longtemps un facteur de stabilité est battu en brèche. L’indépendance de l’Erythrée en 1993 a longtemps constitué une exception vu ses particularités ; ce territoire occupé par l’Ethiopie était sous protectorat britannique jusqu’en 1960… Mais il y a désormais le Sud Soudan qui vient confirmer que le principe de l’intangibilité des frontières – le moins mauvais choix pour l’Afrique – est remis fondamentalement en cause. Hors d’Afrique, les Etats-Unis et l’Europe avaient aussi porté un coup à ce principe en reconnaissant, en 2008, la proclamation unilatérale de l’indépendance du Kosovo. Il n’est pas besoin de faire preuve d’imagination pour comprendre le potentiel désintégrateur de la remise en cause d’un principe fondateur de l’OUA, ancêtre de l’actuelle Union Africaine. La rébellion targuie pense – et pas à tort – qu’au-delà des affirmations de principe sur « l’intégrité territoriale » du Mali, il existe désormais un contexte favorable à la revendication de l’indépendance. Au Sénégal, qui vient enfin de se débarrasser pacifiquement de l’inamovible patriarche Abdoulaye Wade, la Casamance pourrait connaître un regain de fièvre. Le Niger et le Tchad présentent des similitudes avec le modèle malien. Le Nigeria – où le groupe Boko Haram active avec violence, mais avec un soutien réel, en profitant du déséquilibre économique flagrant entre un sud chrétien ou animiste et un nord musulman – pourrait connaitre, à nouveau, un risque sécessionniste. Pratiquement, tous les pays de la région sont susceptibles d’être contaminés par ce type de revendication dont l’éclosion est grandement facilitée par la faiblesse de l’intégration institutionnelle des populations et la précarité croissante de leurs conditions d’existence.
Une seconde jeunesse pour un vieux projet
La remise en cause de l’intangibilité des frontières n’est donc plus un tabou. Le « grand jeu » peut alors se déployer avec des options de « remodelage » ethnico-identitaire ou de «recomposition » des Etats, voire de leur désintégration pure et simple. Il n’est pas inutile de rappeler que la France avait dans les années 1950 un projet de « Sahara français » qui englobait une partie de l’Algérie, du Mali, du Niger et du Tchad. L’idée française d’un Etat saharien, traduite par la création en 1957 de l’OCRS (Organisation Commune des Régions Sahariennes), rejetée par les targuis algériens et la Révolution algérienne, est toujours sous-jacente. Et même si l’on proclame aujourd’hui une volonté de « respecter l’intégrité territoriale » du Mali, ce vieux projet pourrait connaître une seconde jeunesse. Les conditions sont propices. Intérêts étrangers, faiblesse des Etats, absence d’intégration politique et économique des populations, s’ajoutent à un argument « sécuritaire » posé par les djihadistes ainsi que, ne les sous-estimons pas, les trafics en tous genres. Dans les laboratoires occidentaux, l’idée d’un Etat targui, en attendant d’autres fracturations, pourrait être présentée comme un moyen – voire l’unique moyen – de stabiliser un Sahel décrit comme l’équivalent des zones tribales aux confins pakistano-afghans… Et susceptible d’un traitement politico-sécuritaire au détriment des « Etats du champ ». Derrière les opportunités politico-militaires, les arrière-pensées hégémoniques sont évidentes. Une kyrielle d’Etats fragiles faciliteraient, sans nul doute, l’exploitation du potentiel de régions convoitées et entraverait l’irruption de nouveaux concurrents extra-continentaux. Il est clair que seuls les Etats, dont les populations sont intégrées et valablement représentées, peuvent faire face aux manœuvres de restructuration géostratégique en cours.