“L’Algérie a besoin d’un consensus national pour résister aux périls extérieurs”

Toufik Hamel, spécialiste des questions de géostratégie, à “Liberté”

“L’Algérie a besoin d’un consensus national pour résister aux périls extérieurs”

Par : Nadia Mellal, Liberté, 31 mai 2014

Toufik Hamel est spécialiste d’histoire militaire et des études de défense à Crises (université Paul-Valéry), en France. Consultant et expert international, il évoque dans cet entretien le nouvel ordre géopolitique, les pressions externes sur l’Algérie, ainsi que l’impératif d’aller vers un dialogue national pour parer aux menaces qui pèsent sur notre pays.

Liberté : On parle d’un nouvel ordre géostratégique depuis quelque temps, quels sont les éléments déterminants qui ont été à son origine ?
Toufik Hamel : Il y a eu deux évènements-clés durant les trente dernières années, déterminants dans ce nouvel ordre mondial : la chute de l’Union soviétique et le 11 Septembre. Ce qui a changé, c’est que les États-Unis sont devenus une puissance mondiale. Le 11 Septembre a légitimé et justifié l’engagement des États-Unis dans le tiers-monde. Jusqu’avant la chute de l’Union soviétique, les gouvernements étaient les éléments-clés et centraux qui déterminaient la politique internationale.

Quels sont les effets déjà enregistrés de ces évolutions sur l’Afrique du Nord ?
Il y a un rééquilibrage depuis 2010 de la politique américaine vers l’Asie.
Ce rééquilibrage va être déterminant pour la politique mondiale, en ce sens que la politique des États-Unis en Algérie va être subordonnée à la politique américaine dans l’Asie. On va assister à une marginalisation du Maghreb dans la stratégie américaine. Il faut savoir qu’il y a une grande montée de la Chine, car il y a maintenant plus de trois milliards d’Asiatiques qui créent des richesses. Et pour les Américains, c’est un marché à conquérir. D’où, ce rééquilibrage vers l’Asie.

Quelles seront les répercussions à venir possibles de ce nouvel ordre géopolitique sur l’Afrique du Nord ?
Pour comprendre cela, il faut revenir à la place du Maghreb dans la stratégie des USA ces 10 dernières années. Quels sont les objectifs des USA quand ils se sont engagés en Méditerranée ou en Afrique ? Il faut savoir que la question pétrolière est très importante pour les Américains qui ne l’ont jamais perçue comme étant une simple question d’échanges économiques. Le pétrole a de tout temps eu, pour les USA, une dimension stratégique. L’une des raisons de l’engagement des USA dans le Maghreb, surtout dans le cas de l’Algérie et de la Libye, c’est la question du pétrole. Et depuis le 11 Septembre, il y a la question de la lutte contre le terrorisme. Le rôle de l’Algérie dans la stratégie américaine depuis le 11 Septembre est d’envisager notre pays comme un gendarme dans la région, c’est-à-dire un État sur lequel elle peut peser pour influer sur les évènements, soit dans le Sahel, soit dans le Maghreb. L’Algérie est le plus important État dans la région parce que c’est le seul pays qui a des frontières avec les 5 pays maghrébins. C’est-à-dire qu’aucune intégration régionale maghrébine ne peut se faire sans l’Algérie. Dans la région du Sahel, l’Algérie est le seul pays qui a une profondeur saharienne et stratégique. C’est-à-dire que si les Américains sont présents à Tamanrasset, leur champ d’action va s’élargir dans toutes les régions du Sahel. Les Américains vont intensifier leurs pressions sur l’Algérie pour qu’elle joue un rôle de gendarme régional. Cela d’une part. Et d’autre part, l’Algérie est appelée à jouer le rôle d’un État tampon qui s’applique sur la question de l’immigration. L’Algérie, dans cette optique, va être amenée à gérer la question de l’immigration pour éviter les flux migratoires vers l’Europe. C’est de cette manière que je perçois le rééquilibrage des État-Unis vers l’Asie.

Dans ce rôle conçu dans la stratégie américaine pour l’Algérie, le gouvernement en place va-t-il l’accepter selon vous ?
La diplomatie de l’Algérie est depuis l’Indépendance subtile et a de tout temps cherché à être libre dans ses prises de position. Mais, ce qui pose problème ce sont les capacités de l’Algérie. L’Algérie a-t-elle suffisamment de puissance pour se permettre une telle position ? Dans quelle mesure l’Algérie va-elle résister à ces pressions ? Cela dépend de son front intérieur. Si l’Algérie arrive à renforcer son front intérieur, qui ne peut venir que d’un processus de démocratisation progressive, elle pourra résister aux pressions extérieures.

Quel diagnostic portez-vous, justement, sur la situation interne du pays ?
La cohésion interne de l’Algérie reste fragile et l’État algérien, à mon sens, est encore en cours de construction. L’opposition, quant à elle, est divisée sur le plan des questions économiques et sur les stratégies régionales et n’arrive même pas à se mettre d’accord sur un minimum. Mais depuis peu, quand on voit un parti comme celui de Saïd Sadi qui se réunit avec des partis islamistes avec lesquels il s’accorde désormais sur un certain nombre de points, c’est une avancée considérable.
Parce qu’une démocratie ne peut réussir que grâce à une culture de compromis. Cet élément a été absent durant les années 90.

Quelles sont les priorités que devrait adopter l’Algérie pour éviter les menaces externes ?
C’est d’aller vers un dialogue national et inclure l’ensemble des courants nationaux pour permettre l’émergence d’un consensus national. Et c’est au cœur de ce consensus national que tout sera déterminé. Sans ce dialogue national et ce compromis, il sera difficile de bâtir une nation.

Selon vous, ce dialogue national doit-il être initié par le gouvernement ?
Il y a une dynamique en cours. On ne peut pas faire grand-chose pour l’arrêter ou y mettre fin. Et la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure cette dynamique sociale va être orientée dans une direction positive. Si le pouvoir en place ne prend pas en compte cette dynamique sociale et politique en cours, on va se retrouver dans une logique de confrontation.

Que pensez-vous de la position et du rôle de l’Armée nationale populaire (ANP) par rapport à la chose politique en Algérie ?
Il faut distinguer deux choses : ce qui est souhaitable et ce qui est faisable. Ce qui est souhaitable, c’est d’aller vers un renforcement des institutions. Et quand on pense à ce qui est faisable, on est dans un débat différent. La question qui se pose est de savoir ce que l’on peut faire. Je dis qu’on doit assister à la dépolitisation de l’Armée algérienne. Mais dans quelles conditions cette dépolitisation va-t-elle se faire ? Selon moi, il faut revenir à la question du dialogue national. Si la volonté existe, c’est ce débat national qui déterminera le rôle de l’Armée.

La dépolitisation de l’Armée et le retour à un État civil tel que définis dans la plateforme de la Soummam est une revendication centrale de l’opposition. Est-ce possible dans le contexte actuel, selon vos pronostics ?
De mon point de vue, c’est inévitable. L’arrivée à un État démocratique, avec des relations civils-militaires marquées par une subordination aux politiques, est inévitable. La question est de savoir dans quelles conditions et dans combien de temps cela se fera. S’il y a une volonté réelle et l’instauration d’un débat national, ça se fera dans des conditions pacifiques et ça prendra moins de temps. Mais s’il n’y a pas une véritable prise de conscience par rapport aux dangers qui se posent à la société algérienne, cela se produira de manière chaotique.

La prise de conscience dont vous parlez doit-elle commencer par celle de l’état-major de l’ANP ?
Je disais qu’il convient de distinguer entre ce qui est faisable et ce qui est souhaitable. Il y a une tendance autoritaire dans chaque société. Mais, le facteur déterminant est l’instruction de la société civile qui fait qu’on peut aller facilement dans le sens souhaitable. Dans l’exercice de la démocratie, il y a toujours un rapport de force : si la société n’est pas instruite et n’est pas consciente de ses droits, ça va être difficile de faire évoluer les choses. Et la société algérienne est animée d’une dynamique sociale et dispose d’un capital humain qui fait qu’on se retrouve dans des logiques de rapport de force qui font que l’Armée se retrouve dans une position telle qu’elle doit se retirer de plus en plus du champ politique.

Pour vous, l’Armée est encore présente en force sur la scène politique ?
Il y a certes un recul en la matière, mais il est insuffisant dans la mesure où ça ne répond pas aux exigences d’un État démocratique et moderne. La seule façon de maintenir la stabilité de l’Algérie, c’est la création d’un État moderne et démocratique où les droits de chacun sont garantis par la loi.

Qu’est-ce qui fait justement un rapport de force ?
Pour construire une société, il faut un capital humain. Il faut instruire la société, et c’est ce qui doit venir du gouvernement. Le gouvernement doit avoir suffisamment de sagesse pour prévoir cela. Sauf que ce n’est pas le cas. En Algérie, il y a un gouvernement qui est surtout guidé par les évènements. Il est plutôt dans une logique de réaction que d’action.

Pourquoi lorsqu’on parle de géostratégie, on ne cite que les États-Unis. N’existe-t-il pas d’autres acteurs d’influence sur l’ordre mondial ?
Ce sont les États-Unis qui sont toujours au centre des débats, parce que c’est la première puissance mondiale qui a près de 900 bases militaires à travers le monde et ce ne sont pas tous les États qui ont cela. La Chine est une puissance émergente, mais jusque-là, elle reste une puissance régionale. Et en plus, elle n’est pas globale dans le sens où elle n’est pas une puissance militaire d’un type similaire à celui des États-Unis. La Russie, pour sa part, est également une puissance, mais régionale aussi.

On a tendance à accuser les États-Unis d’être à l’origine des conflits et guerres au niveau planétaire. Quelle est la part de vérité et quelle est celle de la paranoïa ?
Ce n’est pas de la paranoïa. Pour vous expliquer cela, je vais vous évoquer le concept de la mondialisation en vous disant qu’il s’agit là d’un concept nullement neutre.
Actuellement, quand on évoque les conflits ethniques et les inégalités, on dit que c’est la mondialisation qui en est responsable. Mais le problème qui se pose est qu’on ignore le rôle central que jouent les USA dans la politique mondiale : quand on dit qu’au sein du Fonds monétaire international (FMI), les États-Unis ont un rôle central et qu’aucune décision ne peut être prise sans leur accord, c’est-à-dire que toutes les politiques qui ont été prises dans le tiers-monde à travers le FMI ont été soutenues par les USA. Mais quand on évoque les conséquences, on ne dit pas que les États-Unis ont eu un rôle, on dit seulement que c’est la mondialisation.

Dans le cas de l’Algérie, d’où peuvent émaner les menaces qui pèsent sur elle ?
Ce sont les États-Unis qui ont les moyens et les capacités pour menacer l’Algérie. Il ne faut pas attendre la matérialisation de ces menaces. Il faut les éviter à travers l’émergence d’un débat national consensuel. Mais si, comme c’est le cas actuellement dans notre pays, on reste dans une logique de confrontation, ce ne sera pas tenable.

N. M.