Colonialisme, génocide et décivilisation
Allocution de Bouteflika à l’occasion du 8 Mai 1945
Colonialisme, génocide et décivilisation
Le Quotidien d’Oran, 9 mai 2006
L’allocution prononcée par le ministre des Moudjahidine, Mohamed Chérif Abbas, dimanche à Guelma, au nom du président la République Abdelaziz Bouteflika, à l’occasion de la commémoration du 61e anniversaire des massacres du 8 Mai 1945, a pris une tonalité particulière qui épouse sans nuance l’actualité des relations algéro-françaises.
Significatif aura été à cet égard son propos quand il dira: «il est évident que depuis le 5 juillet 1962, chacun est maître chez-soi et qu’il n’est aucunement question de notre part d’exercer quelque pression que ce soit pour obtenir ce qui semble être le droit élémentaire de l’Etat-Nation algérien: à savoir des excuses publiques et solennelles pour le crime de colonialisme commis contre notre peuple».
En précisant «ce que je dis aujourd’hui, et que je répète depuis la promulgation de la loi française du 23 février 2005, n’a, hélas, rien de bien excessif, ni de bien original en comparaison du procès du colonialisme qu’ont fait des intellectuels français comme Paul Vigné d’Octon, Aimé Césaire, Albert Memmi, Francis Jeanson et Jean-Paul Sartre, pour ne citer que ceux-là». Non sans relever que les Algériens ne voulaient pas et ne veulent toujours pas culpabiliser les nouvelles générations de Françaises et de Français «qui n’ont pas, à notre sens, à porter la responsabilité de ce qu’ont fait leurs aînés». Toutefois Abdelaziz Bouteflika en soulignant qu’en 1954, l’Algérie musulmane ne comptait pas un seul ingénieur, relève que «si parler de mission civilisatrice de la colonisation française pendant la période de la domination coloniale relevait d’une mystification utile pour la reproduction du colonialisme, parler aujourd’hui de positivité du colonialisme, alors que le procès du colonialisme par les armes et par les mots a été conclu, il y a près d’un demi-siècle, tient au mieux de la cécité mentale, au pire de la réactualisation sous forme de fantasme d’un délire de puissance dont les effets ne peuvent qu’être dommageables pour les peuples algérien et français».
Pour Bouteflika, il eut sans doute mieux valu, dans l’intérêt des deux pays et de leur amitié qui n’en existe pas moins, fut- ce en pointillés et de manière interstitielle, que des Français disent à d’autres Français, de manière calme et ferme: «Oui, notre aventure coloniale a été génocidaire.
Oui, colonisation n’a pas rimé avec modernisation, mais avec décivilisation. Oui, notre Etat doit se purger de sa face obscure, de sa face colonialiste et pour cela, comme l’ont fait d’autres Etats à travers le monde, présenter ses excuses aux peuples auxquels il a imposé son oppression colonialiste et en particulier au peuple algérien qui l’a subie de manière si longue, si brutale, si multiforme, si génocidaire». Dans cette perspective, la commémoration du 8 Mai 45 appelle, aujourd’hui, le devoir de vérité qui dépasse, dira le président, et doit fonder le simple devoir de mémoire.
Et en ce sens, il ajoute qu’il ne faut pas se contenter de micro-histoires parcellaires qui peuvent induire des mémoires erratiques et déresponsabilisantes. Pour une centaine d’Européens tués, on estimera à plusieurs dizaines de milliers, les Algériens assassinés, non pas parce qu’ils combattaient les armes à la main le colonialisme, mais pour ce qu’ils étaient: des êtres humains aspirant à vivre au rythme de leur liberté en tant que peuple autonome, ce qui est la définition même de ce que l’on appelle un génocide», dira le premier magistrat du pays pour insister, encore une fois, sur le fait qu’il ne grossit pas le trait, soulignant que la réalité est même plus amère qu’il ne l’indique. Ceci dit, il enclenchera sur ce que devrait signifier à ses yeux l’amitié franco-algérienne. «Nos deux sociétés ont expérimenté des formes d’imbrication inédites comme en témoignent l’importante communauté d’origine algérienne en France, la solidité des liens commerciaux entre nos deux pays et la convergence partielle de nos deux Etats sur certaines questions internationales. Il serait bon que nous prenions appui sur ces données tangibles pour construire une amitié fondée sur la résilience de l’immense traumatisme induit par le colonialisme et délibérément tournée vers l’invention du futur. Ne nous y trompons pas: le défrichage de l’avenir ne sera pas chose facile.
Il faut, d’ores et déjà, s’atteler à une gestion concertée, humaine et fluide de la circulation des personnes ainsi que des flux migratoires sans laquelle l’amitié ne serait qu’un vain mot. Il serait absurde de continuer de lester les fertiles interrogations d’aujourd’hui et de demain par les contentieux d’hier dont la France coloniale porte seule l’entière responsabilité, l’entière culpabilité». Interpellant ainsi l’Etat français de dire dans la clarté que cette France coloniale n’existe plus ou que, même si elle continue à se survivre à la marge, lui, ne lui apporte en aucune manière sa caution. Enfin, le président de la République tiendra à dissiper tout malentendu en affirmant que quoi que disent et quoi que pensent certains, il n’existe pas, aujourd’hui, de crise dans les relations algéro-françaises. «Aucun nuage n’altère notre ciel commun et cependant, il reste encore beaucoup à faire, si nous voulons répondre à nos voeux partagés d’aller encore plus loin ensemble», conclura-t-il non sans préciser que l’amitié se construit à deux et que nul ne peut y être forcé.
Med Salah Boureni