«La menace terroriste contre la France est élevée»

Le réseau Bourada

par Patricia Tourancheau, Libération, 18 octobre 2005

La DST a démantelé le groupe Ansar al-Fath (partisans de l’islam) monté, après sa sortie de prison en 2003, par Safé Bourada, 35 ans, ancien condamné à dix ans pour son implication dans un réseau de soutien du GIA aux attentats de 1995 en France. Boucher à Trappes (Yvelines), M’Hamed Benyamina, «coorganisateur» supposé de cette équipe avec Bourada, a été arrêté en Algérie le 9 septembre et aurait avoué trois projets d’attentat à Paris : dans le métro, à l’aéroport d’Orly et à la DST. Ce que démentent les sept islamistes interpellés le 26 septembre à Trappes et à Evreux, puis le 3 octobre dans le Loiret, tous écroués pour «association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte terroriste».


 

«La menace terroriste contre la France est élevée»

Christophe Chaboud coordonne la lutte contre l’islamisme radical au ministère de l’Intérieur.

par Jacky Durand et Patricia Tourancheau, Libération, 18 octobre 2006

Avant la présentation du projet de loi antiterroriste de Nicolas Sarkozy en Conseil des ministres, dans huit jours, Christophe Chaboud, 48 ans, ancien responsable opérationnel de la DST (Direction de la sécurité du territoire), aujourd’hui chef de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat) au ministère de l’Intérieur, s’exprime sur l’évolution depuis dix ans des filières de jihadistes et sur le groupe de Safé Bourada démantelé récemment.

Les services français paraissent redouter des actes de terrorisme de la part de Franco-Algériens liés au Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), afin de punir la France de son soutien à Bouteflika.

Oui. Il y a eu un communiqué du GSPC, diffusé sur l’Internet, qui menace la France, «ennemi numéro 1». En 1995, on était dans une logique d’affrontement franco-algérien de la part du Groupe islamique armé, le GIA. Al-Qaeda a donné à ces militants une autre dimension au plan international. On se trouve dans une logique d’affrontement global. Nous ne sommes pas les agresseurs, nous ne faisons que nous défendre.

Les services algériens n’ont-ils pas aussi intérêt à amplifier la menace du GSPC ?

C’est un faux débat. Nous sommes dans un pays démocratique et l’Etat doit garantir la sécurité des citoyens. Ce que l’on souhaite, c’est vivre sans l’angoisse de prendre le métro avec un fanatique qui risque de faire exploser un engin, échapper à cette logique de terreur. En 2003, le GSPC a réellement enlevé des touristes européens puis attaqué une caserne en Mauritanie. On sait ce qu’est le jihad, l’islamisme fanatique existe. Ceux qui égorgent et décapitent justifient pleinement notre mission.

Quels enseignements tirez-vous de la mise au jour du groupe de Safé Bourada, de la découverte chez un comparse du Loiret d’un testament musulman et de documents sur la fabrication d’explosifs ?

On retrouve un noyau dur de gens qui étaient déjà engagés dans le jihad durant les années 90 en Algérie. Aujourd’hui, ils sont toujours dans la même logique d’installation de réseaux. L’irruption du conflit en Irak est un autre facteur de radicalisation. Le testament a été retrouvé chez un ancien voleur à main armée converti à l’islam. On a affaire, d’une part, à des gens convertis mais recrutés en prison et, d’autre part, à des idéologues engagés comme Bourada et Benyamina. Il n’y a pas de hasard. En se convertissant, le délinquant de droit commun en manque de reconnaissance va bénéficier d’une véritable solidarité. La religion va donner un sens à sa vie. C’est là où l’action répressive atteint sa limite. Les convertis ont besoin de prouver leur engagement encore plus que les autres. Ils sont endoctrinés, embrigadés plus facilement en raison de leur échec social. Les islamistes instrumentalisent la religion, produisant un discours basique et mobilisateur : on est opprimés, on est tous des victimes et égaux dans la misère. Les gens en rupture avec la société constituent un terrain fertile. En face, la société peine à tenir un discours alternatif. Les laïcs ne vont pas offrir le paradis que promettent les islamistes.

Depuis les attentats du GIA en 1995 en France, qu’est-ce qui a changé ?

En février 1998, Ben Laden lançait une fatwa contre les juifs et les croisés. Le 11 septembre 2001, cela s’est concrétisé aux Etats-Unis avec les attentats-suicides simultanés. Al-Qaeda maîtrise les technologies modernes, diffuse son savoir-faire sur l’Internet. Avec Londres, l’Europe est confrontée au modèle des attentats-suicides. Néanmoins, ce n’est pas nouveau. Les islamistes des attentats de Madrid s’étaient fait sauter quand la police a donné l’assaut. En 1996, le groupe de Roubaix était aussi dans cette logique. En avril 2002, à Djerba, en Tunisie, Nizar Nawar a fait exploser son camion-citerne contre une synagogue.

Quel rôle joue la guerre en Irak dans le jihad international ?

La guerre en Irak a redonné une légitimation au combat jihadique car elle est vécue, à tort ou à raison, comme une agression, une oppression. L’Irak procure aux terroristes et aux extrémistes un sentiment de légitimité politique et morale. L’Irak a créé un nouveau front. C’est déjà ce que redoutait Madeleine Allbright quand elle était ministre des Affaires étrangères de Bill Clinton. Cela donne de nouvelles générations de terroristes, de combattants étrangers pris en main pour être utilisés comme «chair à canon» en Irak. C’est inquiétant, ça ne concerne pas que la France. Il faut raisonner en termes européens avec nos amis d’Afrique du Nord.

Les enquêteurs peuvent-ils suivre ceux qui partent en Irak ?

Certaines filières ont été traçables depuis la France. Les gens qui veulent partir en Irak sont déjà inscrits dans une logique de clandestinité, d’occultation. Quand ils sont interpellés, ils ont des réponses toutes faites pour brouiller les pistes. Ils entreprennent un cheminement discret vers les pays du jihad. La Syrie est concernée, l’Egypte aussi, et les pays qui partagent une frontière terrestre avec l’Irak. Ce n’est pas plus simple pour ces pays que pour nous.

Quelles sont la réalité de la menace terroriste et la stratégie en France pour la contrer ?

La menace est élevée. La France est stigmatisée dans les communiqués du GSPC et d’Al-Qaeda par rapport à son influence en Algérie et à son engagement international, notamment en Afghanistan. Notre stratégie est celle de la neutralisation préventive judiciaire. Les lois antiterroristes votées par le Parlement, mises en place en 1986 puis en 1996, font notre force. On a créé les outils pour neutraliser les groupes opérationnels avant qu’ils ne passent à l’action. La surveillance de l’Internet est fondamentale car il est utilisé comme un moyen de communication, de propagande et de recrutement. En matière de terrorisme islamiste, il faut une légitimation idéologique qui circule à travers certains médias et l’Internet. Le salafisme impose la guerre sainte, le jihad, comme un devoir aux fidèles. En France, le combat religieux par la violence est inacceptable. Le rôle des services n’est pas de s’opposer à la religion mais de combattre l’extrémisme.