Antiterrorisme : La méthode française
Le Nouvel Observateur, semaine du jeudi 16 février 2006 – n°2154 – Notre époque
Christophe Chaboud, patron de l’Unité de Coordination de la Lutte antiterroriste (Uclat), explique comment on combat chez nous les réseaux du djihad. En repérant le plus tôt possible les individus dangereux. Depuis dix ans, ça marche…
La « guerre » contre le terrorisme est aussi une affaire de mots. Une bataille de la communication. Dans quelques jours, le gouvernement publie un Livre blanc sur la question. Pour la première fois en France, policiers, magistrats, militaires, diplomates, spécialistes des nouvelles technologies ou chercheurs dressent l’état des lieux et tentent de définir une « doctrine globale » de la lutte antiterroriste. Qui sont les poseurs de bombes aujourd’hui ? Comment agissent-ils ? Pourquoi ? Et comment les démocraties doivent-elles prévenir leurs attaques ? L’initiative est destinée avant tout à l’opinion publique. « Les actes de terrorisme sont des actes de communication visant à semer l’effroi, explique François Heisbourg, directeur de la Fondation pour la Recherche stratégique, et l’un des auteurs du Livre blanc (1). Comment faire en sorte que nos réactions ne fassent pas le jeu des terroristes ? Nous devons, nous aussi, réfléchir à notre politique de communication et la mettre au centre de notre dispositif. »
Ainsi les hauts responsables policiers rompent avec la tradition du secret. Parce que la « menace est élevée », comme l’explique Christophe Chaboud, le patron de l’Uclat, dans l’interview qu’il donne au « Nouvel Observateur ». Sensibiliser pour préparer au pire, mais aussi pour créer du consensus, en particulier sur les nouvelles lois antiterroristes de janvier 2005, qui donnent plus de pouvoir à la police. Ces mesures, critiquées par la CNIL (Commission nationale de l’Informatique et des Libertés), ont été à peine égratignées par l’opposition, qui finalement les a votées. Elles ont été assorties de quelques conditions (notamment la nécessité d’une évaluation régulière devant le Parlement).
Comment concilier sécurité, démocratie et droits de l’homme ? Eternel débat, qui oblige à rester vigilant. Il divise les Etats-Unis (affaires des écoutes secrètes ou Patriot Act), mais aussi la Grande-Bretagne (polémique sur l’extension de la garde à vue de 14 à 90 jours en matière de terrorisme). Il rebondit en France, de manière sinistre, avec des accusations de tortures contre des islamistes en 1995. Il ne fait sans doute que commencer.
(1) Coauteur, avec Jean-Luc Maret, du « Terrorisme en France aujourd’hui » (Editions des Equateurs).
Le Nouvel Observateur. -Au moment où le gouvernement s’apprête à publier un Livre blanc sur la lutte antiterroriste, un autre livre, publié ces jours-ci et écrit par des journalistes (1), affirme que des islamistes auraient été torturés par des policiers lors de la vague d’attentats qui a touché la France en 1995…
Christophe Chaboud. -L’enquête de l’IGPN qui vient d’être déclenchée établira si ces accusations ont un début de fondement. Cela étant dit, la torture, dans le cadre de la lutte antiterroriste, n’a évidemment aucun sens. D’abord parce qu’elle est inutile. Nos enquêtes se fondent sur un travail de renseignement, sur un faisceau d’indices le plus souvent collectés avant la garde à vue. Nous n’avons pas besoin d’aveux extorqués pour démontrer un projet terroriste. Ensuite, utiliser la torture, c’est se mettre au même niveau que ceux que l’on combat. Notre force est de rester dans la légalité. Et de défendre les valeurs, rappelées dans le Livre blanc et qui font consensus dans nos sociétés démocratiques.
N. O. – Comment communiquer sur le terrorisme sans susciter la peur ?
C. Chaboud. – L’objectif du Livre blanc est d’engager un dialogue avec la société civile sur le sujet. Sans dramatiser mais également sans tabou. Le terrorisme est un phénomène complexe. On ne peut se contenter du seul volet répressif pour l’appréhender, même si l’action policière reste primordiale. Il faut favoriser l’échange d’informations entre tous les secteurs de la société, qu’ils soient économiques, universitaires, médiatiques et bien sûr religieux. Ces dernières années, nous sommes entrés dans une nouvelle dimension, celle du « djihadisme global ». Face à ce terrorisme qui s’appuie sur une idéologie religieuse et la dénature, le discours des Etats occidentaux et laïques n’est pas écouté. Parce que ces Etats n’ont pas de légitimité, dans l’esprit d’une partie des musulmans, pour s’exprimer sur des questions religieuses et donc faire pièce à la propagande islamiste. L’exploitation de l’affaire des caricatures de Mahomet par les islamistes en est une illustration frappante. D’où l’importance de mettre en place un véritable « islam de France », avec des interlocuteurs reconnus par l’ensemble de la communauté, capables de s’opposer à l’islamisme radical, qui progresse en exacerbant les sentiments de victimisation et les difficultés d’intégration. D’un autre côté, nous devons aussi faire comprendre que nous ne combattons pas l’islam mais le terrorisme, en expliquant clairement à l’opinion quelles sont les menaces.
N. O. – Justement, les pouvoirs publics laissent entendre que ces menaces n’ont jamais été aussi fortes. Alors que depuis près de dix ans la France est épargnée par les attentats…
C. Chaboud. – C’est vrai, dans les années 1980-90, la France a connu toutes les formes de terrorisme : « internationaliste » avec Carlos, « révolutionnaire » avec Action directe, arménien avec l’Asala, basque ou corse, proche-oriental, pro-palestinien jusqu’à la dernière vague d’attentats du GIA algérien en 1995. Il s’agissait de groupes liés à des Etats ou à une cause relativement identifiée. Puis, en 1998, tout bascule : Ben Laden lance une fatwa contre les « juifs et les croisés ». Ce qui élargit considérablement le champ des « ennemis » potentiels du terrorisme islamiste. Et aujourd’hui, même si aucune bombe islamiste n’a explosé depuis 1995 sur notre sol, nous sommes effectivement menacés. Al-Qaida stigmatise la France dans ses communiqués. Mais aussi le GSPC algérien (Groupe salafiste pour la prédication et le combat). La nouveauté, c’est que le GSPC, à la différence de ses prédécesseurs du GIA, ne veut pas seulement punir la France pour son soutien au gouvernement algérien. Comme Al-Qaida, il est dans une logique d’affrontement global. Aujourd’hui, pour ces réseaux terroristes, en lutte « contre l’Occident », frapper à Londres, à Madrid ou à Paris revient au même. Nous ne pouvons plus raisonner en termes de frontières. Autre danger : ce terrorisme s’appuie aujourd’hui sur des personnes qui sont a priori intégrées comme on l’a vu à Londres. Et n’oublions pas que la guerre en Irak sert de catalyseur aux djihadistes du monde entier qui y voient une agression occidentale contre une terre d’islam.
N. O. – C’est la raison pour laquelle vous insistez sur la notion de « détection précoce » des risques ?
C. Chaboud. -Faceà une menace de plus en plus mouvante, il importe effectivement de localiser le plus tôt possible les membres des réseaux. C’est notamment la mission de la DST et des Renseignements généraux qui travaillent pour remonter les filières. Les pôles régionaux de lutte contre l’islam radical, placés sous l’autorité des préfets, sont également chargés de surveiller les foyers potentiels de prosélytisme comme les salles de prière salafistes, les commerces, les filières universitaires intéressant particulièrement ces cellules (l’informatique ou la chimie par exemple), les entreprises sensibles. Pour faciliter la détection précoce, il faut que tous ces secteurs de la société civile soient mobilisés. Le Livre blanc va dans ce sens. Tout comme la loi antiterroriste du 23 janvier qui autorise notamment l’accès direct des services de police à certains fichiers administratifs : passeports, permis de conduire, ressortissants étrangers. Ou aux fichiers de passagers des compagnies aériennes. Grâce à cette mesure, il sera par exemple plus facile de repérer les Français qui partent pour l’Irak ou le Pakistan. Les services de police pourront aussi consulter les données des opérateurs de télécommunications, afin d’établir les connexions entre membres d’un réseau ou d’une cellule terroriste. La loi oblige également les cybercafés à conserver leurs fichiers pendant un an. C’est une avancée importante. Souvenez-vous de Richard Reid, qui avait caché des explosifs dans ses chaussures sur un vol Paris-Miami : il communiquait depuis un cybercafé parisien. La loi renforce aussi la vidéosurveillance.
N. O. – La Cnil (Commission nationale de l’Informatique et des Libertés) a émis des réserves sur ces dispositions susceptibles de « tracer de façon systématique et permanente une très grande partie de la population dans ses déplacements et dans certains actes de sa vie quotidienne »…
C. Chaboud. – Il ne s’agit pas de mettre en place un système de surveillance généralisée, contrairement à ce que disent ceux qui agitent en permanence ce fantasme. Mais de se doter d’outils d’analyse pour affiner une enquête. La consultation des fichiers passagers s’appliquera évidemment aux destinations à risque, et non pas à l’ensemble des vols. Idem pour les données téléphoniques ou le fichier des passeports. Il s’agira de recouper des informations sur certains individus et non pas de ficher tous les citoyens. Surtout, les services de police travailleront dans un cadre légal. Leurs demandes seront contrôlées. Jusqu’à présent, il n’y avait pas de visibilité dans ce domaine de la recherche du renseignement, ce ne sera plus le cas. Je vous rappelle d’ailleurs que le Conseil constitutionnel a validé cette loi. Enfin, les Britanniques, qui n’ont pas la réputation d’être insensibles aux libertés publiques, pratiquent depuis longtemps la vidéosurveillance. L’enquête sur les attentats de Londres a montré à quel point elle pouvait être utile. La coopération internationale dans le domaine de la lutte antiterroriste consiste aussi à utiliser les acquis de nos voisins. La Grande-Bretagne l’a bien compris elle aussi. Elle veut reprendre à son compte certains de nos dispositifs. Parce qu’ils ont fait leurs preuves.
N. O. -Lesquels ?
C. Chaboud. – En France, nous appliquons depuis longtemps la stratégie de la neutralisation préventive des terroristes potentiels. Nous avons pour cela depuis 1996 une arme juridique très efficace : la loi sur l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Alors qu’en droit commun seul le début d’exécution du crime ou du délit est répréhensible, dans le domaine terroriste, l’acte préparatoire est déjà punissable en soi. On peut ainsi neutraliser les membres des réseaux avant leur passage à l’acte.
N. O. – Et aussi prendre dans les mailles du filet des gens qui ne sont pas des poseurs de bombes…
C. Chaboud. – Mais qui fournissent une aide logistique vitale pour les terroristes. La nouvelle loi prévoit d’ailleurs une aggravation des peines, qui passent de dix à vingt ans, pour « l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », lors de la préparation d’attentats qui visent à tuer. Nous avons en effet à faire aujourd’hui à des poseurs de bombes déterminés, des kamikazes. Pour eux, la prison n’a pas d’effet dissuasif. Il faut donc frapper sévèrement ceux qui les hébergent ou leur procurent des faux papiers.
N. O. – Ce dispositif antiterroriste a-t-il vraiment permis de déjouer des attentats en France ces dernières années ?
C. Chaboud. – Tout à fait. Depuis 2001, nous avons démantelé une vingtaine de groupes opérationnels et empêché des attentats par exemple contre le marché de Noël de Strasbourg ou l’ambassade des Etats-Unis. Environ 400 personnes ont été interpellées et 100 mises en examen et écrouées, dont 37 en 2005. Le système français est un bon système. Notre outil judiciaire, avec une section antiterroriste centralisée, et notre expérience du renseignement ont inspiré bon nombre de pays.
N. O. – Les services de police spécialisés dans l’antiterrorisme (DST, RG, Dnat) devraient être regroupés sur un même site d’ici la fin de l’année. Est-ce le début d’une réorganisation qui donnerait, comme le disent certains, une prééminence à la DST, un service qui, ces dernières années, traite la plus grande partie des dossiers islamistes ?
C. Chaboud. – Pour l’instant, il s’agit de créer une cohérence géographique. Pour le reste, il ne faut pas se fermer à l’innovation sous prétexte de tradition. Tout ce qui permettra d’améliorer l’efficacité des services doit être bienvenu.
Propos recueillis par Marie-France Etchegoin et Olivier Toscer
(1) « Place Beauvau. La face cachée de la police », d’Olivia Recasens, Jean-Michel Décugis et Christophe Labbé, Robert Laffont.
Marie-France Etchegoin Olivier Toscer