Un témoignage, rédigé en 1995, corrobore les accusations portées dans le livre « Place Beauvau »
Police. La polémique sur les sévices policiers de 1995
Un document troublant
Un témoignage, rédigé en 1995, corrobore les accusations portées dans le livre « Place Beauvau ».
par Fabrice TASSEL et Patricia TOURANCHEAU, Libération, vendredi 17 février 2006
Les affirmations du livre Place Beauvau (1) sur des tortures qu’auraient commises des policiers français en 1995 à l’occasion des enquêtes antiterroristes vont-elles réveiller des mémoires, libérer des souvenirs ? Maître Jean-Jacques de Felice, l’avocat de Slimane Rahmouni, condamné à sept ans de prison pour sa participation au réseau dit de Chasse-sur-Rhône dirigé par Khaled Kelkal, fait ressurgir un document troublant (lire ci-contre). En deux feuillets recto verso manuscrits, cet homme, qui réside en France et qui souhaite tourner cette page sombre de sa vie, avait raconté à son avocat les conditions de sa garde à vue à Lyon, quelques semaines après son arrestation, le 11 septembre 1995. La description de scènes de violence, notamment l’une au cours de laquelle il affirme avoir été montré dans les locaux de la police lyonnaise avec un sac plastique sur la tête, est très proche de celle racontée par un ancien policier de la sixième division de la police judiciaire (DPJ) devenue la Division nationale antiterroriste (DNAT) aux auteurs de Place Beauvau. Seule différence, l’enquête des journalistes évoque une laisse utilisée pour traîner Slimane Rahmouni, alors que ce dernier n’en fait pas mention dans sa lettre.
Enquête interne. Depuis vendredi, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a été saisie par le ministère de l’Intérieur d’une enquête devant éclairer ces affirmations. La célérité avec laquelle travaille « la police des polices » indique que l’affaire est prise au sérieux. Dès samedi soir, dix-huit policiers même retraités interprètes, « ou toute personne qui a pu voir ou aller dans ces locaux » (où travaillait la 6e DPJ), selon la formule d’un enquêteur, avaient été entendus. Ils étaient une quarantaine hier et les auditions se poursuivent. « Nous tirons la pelote assez loin », assure une source officielle. La police recherche aussi des personnes qui ont été gardées à vue pendant la période des attentats de 1995 et qui auraient pu subir des sévices comparables à ceux dépeints par Slimane Rahmouni et par « cinq officiers de police judiciaire » qui ont anonymement témoigné dans Place Beauvau. L’IGPN a d’ailleurs demandé à Me de Felice s’il était possible d’entendre son ancien client, mais l’avocat a expliqué qu’il ignorait son adresse actuelle. Concernant l’épisode du sac plastique, une source proche de l’Intérieur affirme que, « pour l’instant, tout le monde nie avoir participé ou vu ce genre de scène ». Hier, les témoignages d’un ou deux officiers de la 6e DPJ à la retraite, ainsi que celui d’un gendarme également à la retraite, manquaient encore.
Juge et partie. Le travail de l’IGPN est supervisé par Claude Guéant, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, et concerné au premier chef puisqu’il était, en 1995, directeur général de la police nationale. Chaque jour il se fait remettre, ainsi que le patron de la place Beauvau, des fiches de synthèse des auditions. Le chef de l’IGPN, Jacques Lamotte, doit rendre son rapport final vers le milieu de la semaine prochaine. « Pour en avoir le coeur net, et c’est mon but, affirme Guéant, il faut interroger tout le monde. Pour l’instant, personne ne corrobore rien si ce n’est l’interpellation difficile de Boualem Bensaïd, porte de Versailles, par le Raid, au cours de laquelle il aurait reçu des coups à la tête ».
Car les scènes décrites par Slimane Rahmouni ne sont pas les seules que vérifie l’IGPN. Place Beauvau évoque plusieurs autres cas de torture et de mauvais traitements, dont ceux infligés à Boualem Bensaïd, condamné à perpétuité pour sa participation aux attentats de 1995, et qui a empoisonné le dossier d’extradition de Rachid Ramda, l’une des têtes de cette vague d’attentats (lire page 4). Les nombreuses « traces » laissées dans les dossiers judiciaires sur les mauvais traitements infligés lors des enquêtes antiterroristes postérieures à 1995 rendent d’ailleurs étonnante la stupéfaction affichée aujourd’hui par la Place Beauvau. L’IGPN pourrait sans doute utilement confronter certaines déclarations faites aux juges sur les conditions de garde à vue, aux probables dénégations des anciens de l’ex-6e DPJ.
(1) Place Beauvau : la face cachée de la police, par Jean-Michel Décugis, Christophe Labbé et Olivia Recasens (éd. Robert Laffont, 2006).