Les autorités maintiennent sans explication l’état d’urgence

Les autorités maintiennent sans explication l’état d’urgence

Une mesure temporaire qui dure

El Watan, 22 avril 2004

Plus de douze ans après son instauration le 9 février 1992 par le défunt Mohamed Boudiaf, l’état d’urgence est toujours en vigueur en Algérie.

A l’origine, cette «mesure temporaire» était destinée à éviter au pays de basculer dans le chaos. En vertu de cette loi, les activités politiques sont assujetties à des autorisations délivrées par le ministère de l’Intérieur. Mieux, ce décret donne des pouvoirs discrétionnaires aux walis pour interdire toute manifestation, marche ou rassemblement. Ce décret a également offert une base légale à l’intervention de l’armée dans les opérations du maintien de l’ordre public. Pour justifier l’état d’urgence, les autorités ont de tout temps évoqué des impératifs liés à la situation sécuritaire. Aujourd’hui que le président de la République, lui- même, parle, sinon de l’éradication du terrorisme, du moins de l’amélioration du climat sécuritaire, va-t-il, à travers un geste décisif, lever cette loi qui a toujours constitué le cheval de bataille d’une bonne partie de la classe politique ? Pour cerner les contours d’un débat des plus controversés, une rétrospective des événements qui ont précipité sa promulgation et une analyse du contenu de cette loi
s’imposent. Au moment où l’insurrection islamiste allait crescendo et le terrorisme faisait déjà parler de lui, le HCE décide, sur la base de trois articles de la Constitution, l’instauration de l’état d’urgence pour une durée d’une année. «En cas de nécessité impérieuse, le Haut Conseil de sécurité réuni, le président de l’Assemblée populaire nationale, le président du Conseil de la nation, le chef du gouvernement, le président du Conseil constitutionnel consultés, le président de la République décrète l’état d’urgence ou l’état de siège pour une durée déterminée et prend toutes les mesures nécessaires au rétablissement de la situation», est-il stipulé dans la loi fondamentale du pays. C’est sur cette base légale que la loi portant mise en place de l’état d’urgence fut décidée. «L’état d’urgence vise à sauvegarder l’ordre public, la sécurité des personnes et des biens ainsi que le fonctionnement normal des services publics», est-il précisé dans l’article 2 du décret 92/44 portant instauration de l’état d’urgence. Ainsi, en application de cette loi d’exception, les autorités sont investies de la mission de prendre toute mesure d’ordre réglementaire en vue de répondre à l’objet visé par l’instauration de l’état d’urgence. «Des mesures de suspension d’activité ou de fermeture peuvent être prononcées à l’encontre de toute société, organe, établissement ou entreprise quelle qu’en soit la nature ou la vocation, lorsque lesdites activités mettent en danger l’ordre public, le fonctionnement normal des institutions ou les intérêts supérieurs du pays», est-il stipulé dans l’article 03 de la loi portant état d’urgence. Il faut dire que durant les années qui ont suivi la mise en place de l’état d’urgence, les libertés individuelles et collectives ont subi des contrecoups des plus terribles. Toute manifestation publique était réprimée, à l’exception, bien entendu, de celles qui ont été initiées par le pouvoir, les perquisitions faisaient rage, les interpellations se sont intensifiées et la presse avait été rencognée. La pression internationale conjuguée à la pression interne de certaines formations politiques et de la presse ont, toutefois, contraint le pouvoir à fléchir un tant soit peu son rigorisme et allégé sensiblement les dispositions prévues dans ledit texte de loi . Ainsi donc, si l’on fait le compte, c’est tout le socle sur lequel repose l’édifice de l’état d’urgence qui s’est effrité au fil des ans. En ce sens, la levée du couvre-feu en 1996 a rendu caduc le décret sur l’état d’urgence. Que reste-t-il des dispositions de cette forme d’état d’exception ? Presque rien, sinon pas grand-chose. Les seules «survivances» de ce texte ont trait à l’interdiction des marches et des réunions publiques sans autorisation préalable de l’administration.
A l’heure actuelle, faut-il le souligner, le maintien de l’état d’urgence n’obéit pas à des considérations d’ordre strictement sécuritaire mais pour raisons politiques. Autrement dit, l’argument sécuritaire ne tient plus la route si l’on tient compte de la sensible amélioration du climat sécuritaire. Au plan politique, si le président Bouteflika décidait d’y mettre fin, il ne pourrait qu’en récolter les dividendes.

Par A. Benchabane

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Menaces sur les libertés

Le bureau de l’APN vient de renvoyer une proposition de loi portant abrogation du décret présidentiel 92/44 du 9 février 1992, relatif à la proclamation de l’état d’urgence en Algérie, devant la commission défense nationale. Emanant du MSP, cette proposition a été rejetée par le gouvernement d’Ahmed Ouyahia.

La chambre basse du Parlement entend passer outre ce rejet officiel et l’inscrire aux débats. Lors de la législature de 1997, Abdelkader Bensalah, alors président de l’APN, au nom du RND, avait usé de tous les moyens pour bloquer une proposition similaire faite par le FFS. Le texte aura-t-il la chance de passer ? Le Conseil de la nation est aujourd’hui présidé par Abdelkader Bensalah. Faut-il croire que cette chambre haute du Parlement va adopter une loi abrogeant l’état d’urgence ? A la faveur des dernières sénatoriales partielles, une certaine «majorité» présidentielle a été créée à l’intérieur de cette institution. Autant ne pas se faire trop d’illusions. Le RND, qui est le seul parti à être opposé d’une manière ouverte à la levée de l’état d’urgence, entend jeter son «poids» pour que le statu quo soit maintenu. Son chef Ahmed Ouyahia, à la tête du gouvernement pour la quatrième fois depuis 1995, mène une contre-campagne pour «la sauvegarde» de cette situation d’exception. Situation qui, contrairement aux dispositions constitutionnelles, n’a pas fait l’objet d’une loi organique et qui a été reconduite sans l’aval du Parlement. «La durée de l’état d’urgence ou de l’état de siège ne peut être prorogée qu’après approbation du Parlement siégeant en chambres réunies», est-il prévu à l’article 91 de la Constitution. L’état d’urgence est limité dans le temps. Ces dispositions ont été ignorées par les autorités. Et tout le monde le sait. A commencer par le Conseil constitutionnel et par le président de la République. De plus, l’Algérie a ignoré les principes du Pacte international sur les droits civils et politiques qu’elle a ratifié. Selon ce pacte, la dérogation aux standards des droits de l’homme, à travers l’état d’urgence, n’est permise que si l’existence de la nation est menacée. En 2004, l’existence de l’Algérie est-elle menacée ? «Les Etats parties au présent pacte qui usent du droit de dérogation doivent, par l’entremise du secrétaire général de l’Organisation des nations unies, signaler aussitôt aux autres Etats parties les dispositions auxquelles ils ont dérogé ainsi que les motifs qui ont provoqué cette dérogation», est-il prévu dans le pacte. Alger ne l’a pas fait dans la mesure où le pouvoir en place n’a pas communiqué à la communauté internationale les motifs détaillés de la proclamation de l’état d’urgence. «Nous croyons que le temps est venu pour que l’Algérie se pose la question si la levée de l’état d’urgence pourrait se faire comme une étape complémentaire pour le développement de la démocratie en Algérie», a conseillé Lorne Whitney Craner, sous-secrétaire d’Etat aux Droits de l’homme, à la Démocratie et au Travail, lors d’une visite à Alger fin janvier 2004. C’était la première fois que Washington suggérait, d’une manière officielle, la levée de l’état d’urgence en Algérie. «Les autorités n’ont pas résolu la crise que connaît le pays en matière de droits humains. Malgré les obligations qui incombent à l’Algérie en vertu de sa propre législation et des normes internationales relatives aux droits humains, les gouvernements successifs ont fait obstacle de manière répétée aux tentatives de ceux qui voulaient y observer la situation de près», a déclaré Amnesty International en février 2002. La Ligue
algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH) de l’avocat Ali Yahia Abdenour mène une campagne internationale pour la levée de l’état d’urgence. Condition indispensable, aux yeux de la ligue, pour que les Algériens puissent reconquérir l’espace public, rétablir la vérité et la justice sur les violations des droits humains «et disposer de son droit de choisir ses gouvernants en toute liberté». «Est-ce que l’état d’urgence a empêché la vie politique de suivre son cours ? Non. D’autre part, est-il nécessaire de le lever ? Il est aisé de défendre cette idée quand on est à Alger, dans le confort de la capitale (…). L’état d’urgence est une nécessité imposée par la lutte antiterroriste. Cela n’a jamais été une camisole», a déclaré Ahmed Ouyahia dans une interview, fin janvier 2004, à Jeune Afrique / L’intelligent. Pourtant le chef du gouvernement et le président de la République ne cessent de répéter que la loi sur la concorde a porté ses fruits. Comment ? «Le rétablissement de la paix.» Abdelaziz Bouteflika l’a encore une fois répété lors de son discours d’investiture le lundi 19 avril. Le terrorisme, d’après Ouyahia, est devenu résiduel. Alors comment un pays supposé être «pacifié» a-t-il besoin de l’état d’urgence ? Dans ce cas-là, ou le danger du terrorisme est réel, et donc les autorités mentent en soutenant le contraire, ou alors il n’y a aucun danger, et l’état d’urgence n’est qu’une couverture-prétexte pour faire le lit à la dictature et neutraliser les libertés. Le paradoxe est que les militaires, qui sont engagés dans la lutte contre la subversion, disent le contraire de ce que soutiennent les «civils». «La situation est telle que nous n’avons pas besoin de l’état d’urgence. Vous me direz et la lutte antiterroriste ? Le terrorisme vit ses derniers jours», a déclaré le général de corps d’armée Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’armée, lors d’une conférence de presse en juillet 2002. Le général à la retraite Larbi Belkheir, directeur de cabinet du président de la République, dans un entretien au quotidien français Le Monde, avait dit qu’il n’était pas opposé à la levée de l’état d’urgence. Après avoir plaidé pour la levée de cette situation d’exception, l’avocat Farouk Ksentini, président de la Commission officielle des droits de l’homme, a reconsidéré sa vision pour s’aligner sur les thèses d’Abdelaziz Bouteflika et Ahmed Ouyahia. «Je pense sincèrement que l’état de la sécurité ne le permet pas encore (la levée de l’état d’urgence, ndlr). Je suis tout à fait contre le fait que l’état d’urgence soit un prétexte pour restreindre les libertés», a-t-il déclaré dans un récent entretien au Matin. Autre attitude curieuse : celle du MSP, un parti dont le combat pour les droits humains est presque invisible. «L’état d’urgence n’est pas un problème, car nous sommes persuadés qu’une fois la réconciliation nationale établie d’une manière globale, la paix reviendra dans notre pays, et donc il n’y aura pas lieu de maintenir l’état d’urgence», a déclaré récemment Bouguerra Soltani. Le président du MSP n’a apparemment aucune gêne à contredire le groupe parlementaire de son parti qui a proposé une loi pour la levée de l’état d’urgence.

Par F. M.