Nour-Eddine Benissad: «La levée de l’état d’urgence a été un leurre»
NOUR-EDDINE BENISSAD, PRÉSIDENT DE LA LIGUE ALGÉRIENNE POUR LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME
«La levée de l’état d’urgence a été un leurre»
Interview réalisée par Fatma Haouari, Le Soir d’Algérie, 19 juin 2012
Le président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH), Nour-Eddine Benissad, dans cet entretien à bâtons rompus qu’il nous a accordé, estime que la levée de l’état d’urgence est un leurre et qu’il y a des entraves répétées à l’exercice des droits civils et politiques à travers le harcèlement et les intimidations dont font l’objet militants et syndicalistes.
Il constate également que les réformes politiques lancées en grande pompe sont liberticides et constituent un recul et non une avancée dans l’instauration de la démocratie. Le président de la LADDH indique qu’il est primordial, pour garantir l’indépendance de la justice algérienne, de lever la tutelle sur les magistrats, notamment à travers la révision de la loi organique relative au Conseil supérieur de la magistrature et la loi organique relative au statut du magistrat.
Le Soir d’Algérie : Quel constat faites-vous de la situation politique en Algérie ?
Nour-Eddine Benissad : Nous étions sous le régime de l’état d’urgence depuis février 1992 jusqu’à février 2011. L’état d’urgence est une mesure exceptionnelle prévue par la Constitution, mais pour une période bien déterminée ; généralement, l’état d’urgence ou l’état de siège ne dure pas plus de trois mois. Le temps de rétablir l’ordre. Mais chez nous il a duré 19 ans. Nous étions dans une situation de gel des libertés en termes de création de partis, d’associations, de réunions, de manifestations, de rassemblement et d’ouverture du secteur de l’information, notamment le champ de l’audiovisuel. En somme, de toutes les libertés liées aux droits politiques et civils et les libertés syndicales sous prétexte de l’état d’urgence.
En février 2011, les autorités ont levé formellement l’état d’urgence et on a bien accueilli la mesure suite à ce qui s’est passé dans le monde arabe ainsi que les événements et les mouvements sociaux qui ont eu lieu en Algérie en janvier de la même année. Le pouvoir a anticipé pour prévenir des velléités de tout soulèvement. La levée de l’état d’urgence n’est pas le fruit d’une volonté politique mais une conséquence des pressions endogènes et exogènes. Mais en réalité, il y a un décalage entre le discours officiel et les entraves que rencontre la société algérienne. Le pouvoir a également anticipé en lançant les réformes politiques.
À mon sens, il y a eu une grande opération de marketing politique à consommation externe. Ces réformes sont résumées en quelques points : révision de la loi sur les associations, la loi sur les partis politiques, la loi sur le régime électoral, la loi sur l’information et enfin la loi sur la représentativité des femmes au sein des institutions.
ourquoi je dis que c’est une grande opération de marketing politique ? Eh bien, parce qu’on voulait présenter ces réformes comme une avancée en voulant faire croire qu’il n’y avait pas de lois avant. Or, les textes issus des réformes lancées dans les années 1990 et conduits par ceux qu’on appelait à l’époque les réformateurs, en les comparant avec les lois actuelles, permettent de constater que les anciens textes étaient plus libéraux et consacraient plus d’ouverture que ceux élaborés par l’actuel exécutif.
Un exemple : concernant la loi sur les associations, nous sommes passés d’un régime déclaratif à un régime d’autorisation préalable. Cela veut tout simplement dire qu’il y a une véritable régression. En fait, dans la pratique, une association, un parti ou un syndicat qui dépose un dossier ne reçoit pas un récépissé de dépôt en violation de la loi. On a juste légalisé des pratiques illégales. C’est un abus de l’administration.
S’il y avait une réelle volonté politique, on aurait dû organiser des élections anticipées, commencer d’abord par la révision de la Constitution, engager un grand débat public et démocratique et aller vers une constituante. En réalité, les pouvoirs sont dilués, la justice n’est pas indépendante, le Parlement a des prérogatives très limitées. Nous sommes donc dans un régime présidentiel où il n’existe pas de séparation des pouvoirs et c’est là où réside toute la problématique.
Notre analyse concernant ces réformes politiques est qu’elles ont été imaginées, planifiées et mises en place pour contrôler la société et on y a mis toutes les entraves pour que celle-ci ne puisse pas s’organiser de manière autonome et laisser émerger de nouveaux acteurs avec de nouvelles formes de lutte pacifique. Elles comportent également des obstacles à l’exercice des libertés. C’est tout simplement un recul et non une avancée comme on se plaît à le dire. Les élections ne sont pas une finalité mais un moyen à l’exercice démocratique.
On ne peut pas dire qu’on va organiser des élections libres et transparentes quand l’environnement démocratique fait défaut. Ce dernier doit l’être avant même qu’il y ait un scrutin. Ce qui veut dire que le climat dans lequel vont se dérouler les élections doit être sain, que toutes les libertés sont garanties, liberté d’expression, de réunion, de rassemblement, de manifestation, neutralité de l’administration, indépendance de la justice, ouverture des médias lourds reconnaissance de l’opposition et des contre-pouvoirs, une commission électorale réellement indépendante qui contrôle et surveille tout le processus électoral du fichier électoral à la proclamation des résultats et des débats contradictoires où tout doit être discuté et où même les partisans du boycott auraient une tribune d’expression libre. Mais ce n’est pas le cas. Nous sommes très loin de ce schéma. Le fait est qu’aujourd’hui, non seulement il n’est pas évident d’avoir la garantie de pouvoir créer un parti ou une association, mais en plus même si on les crée, on n’a pas le corollaire, c’est-à-dire pouvoir activer en toute liberté ou organiser des rassemblements et manifestations pacifiques. Ce ne seront que des entités virtuelles. De plus, nous avons un système judiciaire qui n’est pas indépendant et un Conseil constitutionnel qui ne joue pas son rôle. Voilà donc le climat dans lequel se sont déroulées les élections. Quant à la transparence, toute la législation concernant le régime électoral ou le mode de scrutin n’a pas été débattue et concertée par les participants aux élections. Ce qui fait qu’on a opté pour la proportionnelle par liste des partis politiques alors qu’en 1991, on avait choisi la proportionnelle. La question des seuils de moins de 5% ? Certains partis qui ont eu moins de 5% ont eu quand même 3 millions de voix. Dans ce contexte, il n’y a pas eu d’élections transparentes et libres.
Il y a eu la commission de Bensalah qui a effectué des consultations sur les réformes politiques, bien que son rapport n’ait pas été rendu public. Pourquoi alors les parties qui ont été consultées n’ont rien dit ?
Je crois à mon sens que c’était juste une étape pour justifier une volonté de faire des réformes. Il est vrai que toutes les parties n’ont pas exprimé leurs doutes mais d’autres ont manifesté leur désaccord mais n’ont pas été entendues, car le problème est que nous disposions de lois plus libérales qui facilitaient plus l’action que celles que nous avons maintenant. L’idéal était que les organisateurs des assises sur la société civile, auxquelles nous n’avons pas été conviés avec d’autres partenaires sociaux, inscrivent les réformes politiques dans leur agenda. Il y a eu une sélection de manière à orienter le débat en excluant les voix discordantes.
Concernant la levée de l’état d’urgence et bien que cette mesure soit formelle, les restrictions des libertés sont toujours en cours. Pouvez- vous nous donner votre avis sur la question ?
La loi sur les manifestations et les réunions publiques est conçue pour tout le territoire national. Elle est applicable aussi bien par ceux qui veulent exercer leur droit, que ceux qui sont chargés de veiller à ce droit. Il n’y a aucune disposition dans cette loi, qui stipule que toutes les réunions et manifestations publiques sont interdites. C’est une circulaire émise par le chef du gouvernement en 2001 suite aux mouvements des Arouch, qui indique que les marches sont interdites dans la capitale. C’est une grave entorse à la loi. Une circulaire ne peut pas annuler une loi. Une loi ne peut être annulée que par une autre loi. C’est ce qu’on appelle le parallélisme des formes en droit. Les gens qui appliquent cette circulaire le savent. Ils sont donc en position de hors-la-loi. De plus, l’Algérie a ratifié les conventions internationales, notamment le pacte international sur les droits civils et politiques qui garantit le droit de manifestation et de réunion pourvu qu’elles se fassent de manière pacifique. Quand je dis quand un pays ratifie une loi internationale, cela veut dire que cette loi a été signée par le président de la République et approuvée par le Parlement et donc publiée dans le Journal officiel. L’article 133 de la Constitution stipule que les conventions internationales sont supérieures aux lois internes. Cela veut dire que même s’il existe un texte de loi qui limite l’exercice d’un droit, c’est la convention internationale qui s’applique si jamais on va devant un tribunal. L’Algérie est tenue par des engagements internationaux. Quant à la Constitution, elle garantit la liberté de réunion et de manifestation. Tout empêchement de l’exercice de ce droit est un obstacle à l’expression libre de la société. Les manifestations sont des indicateurs qui renseignent sur l’efficacité des politiques publiques. Le prétexte du maintien de l’ordre et de la lutte contre le terrorisme, alors qu’on nous assure que le terrorisme est vaincu, est nul et ne tient pas la route. On continue à réprimer le droit à l’expression sociale. Il y a un décalage entre le discours officiel à consommation externe et la pratique dans la réalité. Les marches suite au mouvement pour le changement n’ont pas été interdites uniquement à Alger mais aussi dans les autres villes d’Algérie. C’est la preuve que ce pouvoir ne veut pas abdiquer sur ces questions.
Considérez-vous que la levée de l’état d’urgence soit sans effet sur l’exercice du droit à l’expression sociale ?
Absolument ! La levée de l’état d’urgence est un leurre. Cette mesure est intervenue suite aux critiques disant qu’un pays ne peut fonctionner sous l’état d’urgence, qu’il n’y a aucune crédibilité à organiser des élections libres avec le maintien de cette mesure exceptionnelle. Ce qu’on constate aujourd’hui, c’est qu’il n’y a rien de changé, et que la situation est la même qu’avant, si ce n’est pire.
Les syndicats autonomes sont harcelés et intimidés. Certains n’ont pas encore eu leur agrément alors qu’ils activent depuis des années. Des animateurs de ces structures sont suspendus, comme le président du syndicat des psychologues algériens car ils ont osé dénoncer la pénurie de médicaments et de consommables dans les hôpitaux, des militants des droits de l’hommes sont traînés en justice et risquent la prison. Que faut-il faire dans ces cas-là ?
Il y a entrave à l’exercice des libertés. Il faut que les régimes autoritaires acceptent le fait qu’il y ait une véritable opposition incarnée par des partis politiques et des contre-pouvoirs représentés par les syndicats et les associations ainsi que la presse que je classe comme un pouvoir et en l’absence du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire en Algérie, la presse joue un très grand rôle. Ces mécanismes sont nécessaires car ce sont des paliers régulateurs et médiateurs. Il ne faut pas que le pouvoir se retrouve dans des situations de face-à-face avec les populations où il n’y a pas d’intermédiaire. Le but est de canaliser les mécontentements et les revendications à travers des canaux pacifiques. C’est le rôle des syndicats et des associations qui représentent la société civile. Si on casse ces mécanismes, on court vers le désastre. Nous aurons d’un côté le pouvoir qui fait ce qu’il veut et d’un autre des populations en colère. Et quand ça explose, cela peut dégénérer en émeute ou même en soulèvement. Nous en avons déjà fait l’expérience. En plus d’être des canaux intermédiaires, les syndicats et les associations dénoncent les abus d’où qu’ils viennent. Cela permet d’équilibrer et de réguler les politiques et de créer un climat stable et sain. Ils sont aussi une force de proposition. En intimidant et en entravant l’activité de ces canaux, on laisse la place à la violence comme dernier recours à l’expression du mécontentement. Dans les affaires des greffiers, des médecins, des enseignants, le dialogue a été rompu. Les autorités sont autistes. Le dialogue doit être la règle aux conflits sociaux. La liberté syndicale est consacrée par la déclaration universelle des droits de l’homme, le pacte international des droits civils et politiques, ratifiés par l’Algérie sans oublier les conventions signées avec l’Organisation internationale du travail et le Bureau international du travail. Ce sont des lois qui sont opposables à tout le monde, aussi bien à l’administration qu’aux citoyens. Le plus aberrant dans ces abus est qu’à chaque fois que les autorités recourent aux tribunaux dans le cas d’une grève, la justice algérienne déclare la grève illégale. Nous sommes dans un système où la séparation des pouvoirs est inexistante. Nous estimons qu’il faut lever la tutelle sur les magistrats, notamment à travers la loi organique relative au Conseil supérieur de la magistrature et la loi organique relative au statut du magistrat. L’activité syndicale est un droit fondamental. Et ce n’est pas un hasard si au niveau de l’ONU, il existe des mécanismes qui consistent à examiner l’état d’avancement des droits de l’homme. L’Algérie est tenue de présenter des rapports dans ce sens. La Ligue des droits de l’homme, de son côté, présente des rapports alternatifs. Nous avons besoin d’avoir un dialogue de partenaire à partenaire et s’en éloigner des réflexes autoritaires qui consistent à tout vouloir contrôler et approuver.
Aujourd’hui, tout le monde s’accorde à dire qu’il y a un statu quo. Le Parlement est installé, mais le gouvernement n’a pas changé en dépit du fait que le Premier ministre avait reconnu son échec. Quel est votre commentaire ?
Le pouvoir a réussi trois choses. D’abord, un taux de participation de 43%. Ce taux acceptable dans des élections législatives, rentre dans les critères internationaux. Le quota des femmes est estimé à 144 sièges. Cela fait beau, notamment pour l’Occident. Nous sommes pour la promotion des femmes, c’est l’un de nos axes à la LADDH, mais le mystère sur leur nombre reste entier. Comment, les autorités sont arrivées à ce chiffre. Le représentant de l’intérieur a expliqué qu’ils disposaient de deux méthodes mathématiques. La première donnait aux femmes 52 sièges, la deuxième plus de 140. Ils ont appliqué la deuxième. Je ne sais pas sur quelle base légale a été appliquée cette méthode, car elle n’existe pas dans la loi organique sur le régime électoral. Je vous dis cela, car j’ai l’impression que la présence féminine au Parlement est beaucoup plus une présence-alibi qu’une volonté d’encourager un travail parlementaire. Troisième argument distillé par le pouvoir, cette histoire de l’exception algérienne. On a dit, les islamistes ont gagné partout dans les pays arabes, nous avons échappé à ce fléau. C’est opération de marketing politique pour l’extérieur a séduit. Concernant le statu quo, la Constitution est claire : le président de la République n’est pas obligé de désigner un Premier ministre issu de la majorité parlementaire même si elle est absolue. Ses prérogatives lui permettent de choisir le Premier ministre à sa guise. Le hic est que quelle que soit la chapelle politique du Premier ministre, il est tenu d’appliquer le programme du président de la République. C’est-à-dire tous les programmes qu’on a essayé de nous vendre pendant les législatives sont nuls et sans aucune importance. Dans un régime démocratique, le personnel politique est comptable devant les électeurs, mais dans les régimes autoritaires, il ne rend compte qu’aux sphères qui ont procédé à sa cooptation et, par voie de conséquence, il n’y a aucun mécanisme d’évaluation ni de bilan à présenter, c’est l’impunité qui est consacrée. On peut même reprendre les mêmes qui ont «réussi» les échecs.
Doit-on comprendre que toutes ces réformes politiques et cet arsenal juridique ont été mis en place pour garder le contrôle et empêcher que le changement ne puisse s’opérer ?
Dans l’état actuel institutionnel, je ne vois pas comment le changement peut provenir du Parlement. Tout est tributaire des initiatives du président de la République. Bouteflika est le seul maître à bord en vertu de la Constitution qui est toujours en vigueur. C’est le changement dans la continuité. Un slogan d’ailleurs utilisé par le parti unique dans les années 1980 à l’occasion de l’un de ses congrès.
Vous voulez dire que s’il y a une initiative pour réviser la Constitution, le président garde le contrôle absolu ?
Pour ce qui est de la révision constitutionnelle, elle est soumise à deux procédures. Soit, c’est une initiative du Parlement. Dans ce cas-là, il faut les trois quarts des deux chambres réunies (APN et Conseil de la nation) en gardant à l’esprit que le président dispose d’un tiers bloquant au sein du Conseil de la nation. Il dispose en vertu de la constitution des pouvoirs qui lui permettent d’opposer son veto. Et si jamais on a les trois quarts et qu’il ne subsiste aucun problème, cette révision est soumise au président de la République. Ce dernier peut la soumettre à référendum. La deuxième possibilité est que le président de la République, comme d’habitude, peut prendre l’initiative de la révision constitutionnelle qui passera ensuite au parlement et au peuple pour référendum. Le président Bouteflika peut bloquer l’initiative sans oublier qu’il dispose de la majorité absolue au sein du Parlement puisqu’il est le président du FLN. Moralité, on peut perdre un droit qu’on vous a octroyé, mais celui que vous avez arraché, vous le gardez. Je parle des réformes. En Tunisie, en Egypte et ailleurs, les réformes sont venues avec le changement des systèmes. Les changements se sont toujours produits après la chute des systèmes ; plusieurs exemples confortent cette dialectique de changement et de transition démocratique avec les chutes des dictatures militaires en Amérique latine, les chutes des dernières dictatures au sud de l’Europe, le Portugal, l’Espagne et par la suite, la chute des régimes autoritaires dans les pays anciennement «socialistes». Les transitions valent ce qu’elles valent, mais toujours est-il que le changement ne peut provenir du même système. Il ne faut cependant pas toujours demander aux pouvoirs et aux juges de garantir les droits et les libertés publiques, il appartient aussi à la société civile de connaître ses droits, de les faire connaître pour mieux les défendre et les traduire en dépassant le militantisme traditionnel, en action civique. L’ignorance, l’oubli et le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs des peuples et de la corruption des gouvernements.
F. H.