Ali Yahia Abdenour à propos de l’état d’urgence: Des voix écoutées par le peuple doivent s’élever !

Ali Yahia Abdenour, président d’honneur de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH), au JI :

Des voix écoutées par le peuple doivent s’élever !

par Hocine Lamriben, Le Jeune Indépendant, 19 novembre 2007

Maître Ali Yahia Abdenour, président d’honneur de la LADDH, dissèque dans cet entretien la décennie qui a ensanglanté l’histoire de l’Algérie, l’état d’urgence et ses dommages collatéraux. Me Ali Yahia est l’auteur de la Dignité humaine, livre paru récemment aux éditions Inas.

Le Jeune Indépendant : Pourriez-vous, maître, nous relater les circonstances à l’origine de l’instauration de l’état d’urgence ?

Maître Ali Yahia Abdenour : Pour comprendre l’état d’urgence, il faut dire qu’il y a eu déjà deux étapes.

Le premier état de siège a été décrété lors des évènements de 1988. Le 6 octobre 1988, Chadli Bendjedid a décrété un état de siège qui a duré 4 jours. Le deuxième décret a été promulgué lors de la grève du FIS, qui a duré du 25 mai jusqu’au 7 juin 1991.

Le 4 juin, l’état de siège a été décrété et levé le 28 septembre. Il faut un état de siège pour que l’armée intervienne à l’intérieur du pays. Après le 29 septembre, quatre mois après le second état de siège, ils ont publié une ordonnance où l’armée peut intervenir sans état de siège.

Un wali seulement peut appeler l’armée à intervenir. Ce qui fait que l’état d’urgence du 9 février 1992 est en fait un état de siège. Ce qui est plus grave encore.

Pourquoi ?

Parce qu’il y a eu un décret législatif de 5 juillet 1993 qui dit que l’état d’urgence et l’état de siège sont la même chose.

Ce qui fait que nous vivons actuellement sous l’état de siège. C’est-à-dire : rien ne peut se faire dans le pays si le ministre de l’Intérieur n’a rien décidé. Ce dernier a tous les droits ; il est au-dessus des lois, il fait la loi ! Alors que normalement, il doit seulement obéir à la loi, appliquer la loi, seulement la loi, toute la loi.

Or, lui, il fait la loi. Il établi des arrêtés qui passent même outre la Constitution.

Pourquoi, selon vous, le régime en place continue-t-il de faire référence au dispositif en dépit de l’amélioration de la situation sécuritaire du pays ?

On maintient l’état d’urgence pour maintenir le peuple sous la domination et on lui interdit d’avoir des droits.

D’un côté, on vous dit que la situation s’est améliorée, qu’il ne subsiste que de simples poches du terrorisme. C’est la ministre de l’Intérieur qui le dit. Et de l’autre côté, on maintient l’état d’urgence pour lutter contre le terrorisme.

Il faut savoir si le terrorisme est vaincu et, à ce moment-là, on lève l’état d’urgence, ou si il est toujours là. L’état d’urgence a permis tout de suite après son entrée en vigueur l’établissement des camps de concentration dans le Sud.

J’ai des cas à la LADDH où des gens qui sont allés faire la prière dans un endroit qui était loin de leur résidence avaient été arrêtés et enfermés à Reggane. On a créé neuf camps de concentration pour réunir près de 20 000 personnes.

On a arrêté des milliers de gens. Il y a eu des exécutions sommaires et de la torture menée à un niveau jamais égalé que lors de la guerre de libération nationale parce qu’on avait peur que le FIS prenne le pouvoir. Mokdad Sifi, chef de gouvernement en 1994-1995, avait dit que le tiers du pays était occupé par des groupes armés islamistes.

Il y avait tous ces dépassements. A cette époque, maâlich, on devait défendre l’Etat ; mais maintenait pourquoi on maintient l’état d’urgence puisque l’Etat lui-même reconnaît que tout va bien, les gens peuvent sortir ? On veut le maintenir pour maitriser les partis politiques et la société civile, surtout les associations et même la presse.

On les a privés de leurs droits alors que normalement depuis la Deuxième Guerre mondiale, avec les camps de concentration nazis, il est dit dans tous les textes de l’ONU, tout particulièrement ceux de 1966 par rapport aux droits de l’homme, que «nul ne peut être privé de sa liberté si ce n’est par la justice».

Or, ce n’est pas seulement un acte administratif qui prive quelqu’un de sa liberté. L’état d’urgence n’obéit ni à la loi interne ni aux pactes et conventions ratifiés par l’Algérie. Certains textes, notamment le Pacte international pour les droits de l’homme, stipulent que l’état d’urgence n’est maintenu que s’il y a une menace de l’Etat dans son existence… L’état d’urgence sert l’Etat pour dominer la société.

Par exemple, c’est strictement interdit de manifester dans la capitale. Souvenez-vous des élections locales du 23 octobre 1997 lorsque le parti d’Ahmed Ouyahia a remporté la majorité des APC, les députés qui ont manifesté avaient été brutalisés.

Si vous tenez une réunion en dehors de votre local, il faut demander l’autorisation du wali et ce dernier ne vous la donnera pas. Et si vous manifestez, vous êtes tabassé ! Le problème, c’est qu’au départ, l’état d’urgence était promulgué pour six mois.

Comme Boudiaf est mort le 29 juin 1992, Ali Kafi a pris les rênes. Au départ, il était dit que pour que l’armée puisse intervenir, il faut l’état d’urgence. Or, maintenant, je vous dis qu’on a changé. Le wali peut demander l’intervention de l’armée.

Ou bien l’Etat doit prouver que nous sommes dans une situation très difficile, ou il y a menace du terrorisme et de la société algérienne, ou bien il faut lever l’état d’urgence et c’est le problème le plus important. Sa levée se situe au-dessus de toutes considérations politiques.

C’est l’équilibre de la société. C’est le signe d’une société qui fonctionne normalement. On n’a pas à demander aux walis de nous donner une autorisation pour activer. Pour l’exemple de la ligue, ce n’est que le dernier jour qu’on nous rend la réponse.

Donc, on ne vous laisse pas vous préparer. C’est cela la liberté des individus ? L’APN n’a pas joué son rôle. Elle n’a pas demandé des comptes au pouvoir, et ce dernier, au début, a instauré l’état de siège pour que l’armée intervienne.

Aujourd’hui, il suffit d’un arrêté du wali pour voir l’armée intervenir. Nous ne sommes plus dans une situation normale. C’est très grave. Il fallait que l’APN suive ce que faisait le gouvernement. Elle fallait qu’elle suive ses dépassements et devait lui exiger des comptes.

Nous sommes comme en Egypte où l’état d’urgence est en vigueur depuis 27 ans. Et on le restera jusqu’à ce que Bouteflika termine son mandat. Rien ne justifie l’état d’urgence si ce n’est pour brimer la société civile et le peuple.

Les Algériens ne sont pas des citoyens mais des sujets !

Quels sont les voies et les moyens juridiques pour arriver à une levée de cette mesure ?

Il faut la mobilisation de tout le monde, de tous ceux qui défendent la démocratie.

Vous-même, la presse. Pour les moyens juridiques, ce n’est que le Parlement qui doit voter une loi ou un parti politique qui dispose de 20 députés, pour déposer une proposition de loi. Par exemple, le RCD, avec 19 députés, s’il en ajoute un autre, peut en demander sa levée.

Légalement, l’Assemblée ou le Parlement peut dire que c’est fini. Maintenant, si l’on suit la logique du ministre de l’Intérieur qui dispose de tous les droits et est au-dessus des lois, et fait la loi, celui-ci a intérêt à ce que tout reste en l’état.

Mais sur le plan international, cela ne peut pas s’expliquer. La LADDH a mené une campagne internationale pour la levée de cette disposition.

On voudrait savoir le bilan de cette action et les objectifs atteints ?

La première action sous ma présidence à la LADDH a été menée en avril 1992.

Il y a eu en Espagne un colloque sur la démocratie en Algérie du temps du gouvernement socialiste de Gonzales. Il y avait Aït Ahmed, Saâdi et moi-même. J’ai demandé la levée de l’état d’urgence pour sensibiliser la société internationale et surtout des ONG des droits de l’homme comme la FIDH et Amnesty international.

J’ai demandé à ce qu’on ferme les camps de concentration. Il y a eu un problème car, comme disait Ali Haroun, ministre des Droits de l’homme à l’époque, ce n’étaient que des camps de précaution. J’ai fait 7 camps de concentration pendant la guerre d’Algérie et je sais en reconnaître un ! En tout cas, notre position a été entendue sur le plan international car on ne peut pas expliquer l’état d’urgence et ouvrir des camps de concentration alors que tous les textes internationaux, que ce soit les conventions et les pactes de 1966, disent, je vous le répète, que nul ne doit être privé de sa liberté si ce n’est par la justice et non pas seulement la loi du cachet.

Un wali ou même, peut-être, un chef de daïra, peut priver un Algérien de sa liberté. Le 13 janvier 1995, on a posé la question à Saint Egidio dans le cadre du projet du contrat nationale. Je suis allé en Amérique où j’ai soulevé le problème de l’état d’urgence en fonction des lois internes et des lois internationales appliquées par l’Algérie.

Les juges n’ont aucun texte international ni sur l’enfant ni sur la femme, ni sur l’état d’urgence publiés dans le Journal officiel. L’enfant ne doit être battu ni par ses parents ni par ses maîtres d’école. Quand j’ai adopté cette défense, les juges m’ont suivi.

Car tout ce qui a été signé sur le plan international n’est pas appliqué, parce qu’on vous dit que c’est de l’ingérence. Croyez-vous que la solution passe par une pression internationale ? L’année 2004 est l’année de combat contre l’état d’urgence.

On a touché les ONG internationales, y compris celles des journalistes, Reporters sans frontières, pour une action. Regardez ce qui se passe aujourd’hui lors de l’intervention des Etats-Unis au Pakistan. On appelle les partis politiques et les organismes internationaux.

Le problème de l’Algérie, c’est autre chose. L’Europe, proche de l’Algérie, aide notre pays, parce qu’elle a des intérêts économiques. Et puis il y a un problème très grave. Elle considère que l’islam est plus dangereux. Les organisations internationales nous ont aidés mais les Etats qui suivent l’avis de notre gouvernement avancent que si l’état d’urgence est maintenu, ceci empêchera les islamistes de venir en Europe et l’islamisme intégriste de rester au Maghreb.

Il faut une lutte intérieure qui dépasse les ONG et qui touche surtout la presse. Le combat pour la levée de l’état d’urgence est non seulement légitime et prioritaire mais se situe au-dessus de toutes les idéologies et de tous les clivages politiques.

Des voix écoutées par le peuple doivent s’élever sur un mode à la fois pressant et pressé pour rassembler les énergies populaires et témoigner d’une totale ouverture de toutes le contributions qui vont dans le sens de la levée de l’état d’urgence.

H. L.