Ahmed Rouadjia: «Les fraudes électorales à répétition ont fini par démotiver les électeurs»
Ahmed Rouadjia. Politologue et enseignant à l’université de M’sila
«Les fraudes électorales à répétition ont fini par démotiver les électeurs»
El Watan, 25 novembre 2012
Ahmed Rouadjia analyse le comportement des Algériens à l’approche des élections. Affirmant que la présidentielle de 1962 ainsi que les élections locales et législatives sont les rares moments où l’on a enregistré un intérêt des électeurs au vote. Soulignant aussi la désaffection populaire qui caractérise la campagne électorale, le politologue précise qu’elle est une résultante de la fraude électorale à répétition.
– Le compte à rebours pour les élections locales a commencé. La campagne électorale tire à sa fin, mais sans susciter un véritable engouement des électeurs. Comment expliquer cette situation ?
Le peu d’engouement des électeurs est valable pour toutes les élections, qu’elles soient municipales, législatives ou présidentielles. Cette situation n’est pas un phénomène nouveau dans le pays. En effet, depuis l’indépendance de l’Algérie, les citoyens n’ont jamais accordé un grand crédit aux élections en général. Si l’on excepte l’élection présidentielle de 1962 qui avait porté triomphalement Ahmed Ben Bella à la tête de l’Etat, élection qui s’apparentait plus à un plébiscite qu’à des élections de type classique, et si l’on met à part aussi les élections municipales de 1990 et législatives de janvier 1991, qui avaient connu une forte participation, toutes les autres élections, tous types confondus, n’ont jamais suscité l’enthousiasme des foules. En quoi se distinguent les trois types d’élections ? Si les élections présidentielles et législatives représentent en général pour les électeurs de grands enjeux nationaux, censés être porteurs d’espoir de changements radicaux, ce n’est pas le cas des élections municipales dont les enjeux sont jugés moins importants et ne concernent que le «local». Les causes de la forte participation aux élections qui ont porté Ben Bella au pouvoir s’expliquent par la liesse populaire suscitée par le recouvrement de l’indépendance, la dignité et l’honneur national rétablis dans leur éminente dignité et aussi par la fierté d’avoir pour la première fois depuis 130 ans de colonisation un chef d’Etat algérien, de confession musulmane, placé à la tête de l’Etat national restauré sur ses bases originelles. Quant aux élections municipales de 1990, puis législatives de 1991, elles ont connu, elles aussi, une forte participation, doublée d’un grand enthousiasme. C’est que ces élections laissaient augurer de grands changements promis par la Constitution pluraliste inaugurée de février 1989 par le régime de Chadli Bendjedid, et qui fut saluée par tous comme un pas décisif vers la démocratie. Le désir de rompre en visière avec le parti unique, d’en finir avec l’incurie, la gabegie, la hogra, la corruption et le monopole de la parole, traits de conduite qui lui étaient intrinsèquement associés, avait poussé les gens à envahir les bureaux de vote et à exprimer, chacun à sa manière, sa sensibilité et ses affinités idéologiques propres. Mais le régime politique algérien, qui avait initié lui-même ce processus pluraliste qui devait, selon ses propres concepteurs, conduire peu à peu à la démocratie, à l’alternance politique, n’était pas allé jusqu’au bout de sa logique et avait dû étouffer dans l’œuf un processus qui aurait pu permettre l’éclosion d’une démocratie fondée sur la représentation authentique et l’alternance politique.
– Pourquoi, selon vous, il y a de moins en moins d’intérêt pour les élections en Algérie ?
La raison en est toute simple : le sentiment qu’ont les citoyens est que les élections sont toujours truquées, que le pouvoir en place gonfle les bulletins de vote en sa faveur ou en faveur des partis politiques qu’il «manipule» ou qui lui sont acquis d’avance. L’idée fortement enracinée dans l’opinion est que la démocratie est un luxe dont les délices ne sont pas faits pour un peuple d’illettrés et d’ignorants qui se fait mener par le bout de la barbichette par un régime «machiavélique». Un régime, lui-même imperméable à l’idée de la démocratie. Voilà qui démotive la mobilisation des électeurs pour des campagnes électorales orchestrées en dehors d’eux et dont l’issue ultime leur échappe totalement. Le paradoxe, ou l’ironie de l’histoire fait que beaucoup de gens éprouvent de plus en plus une certaine nostalgie pour les «temps perdus», où l’Etat-FLN, le parti unique, était omnipotent et omniscient. On pense que la justice, le droit, la nourriture et la protection sociale étaient bien plus protégés et mieux assurés sous ce régime de chape de plomb qu’ils ne le sont aujourd’hui. Cette nostalgie du passé témoigne de fortes frustrations liées au présent, en même temps qu’elle reflète un malaise profond en rapport avec la mal-vie, les lassitudes et le poids des incertitudes des lendemains qui déchantent. Le désenchantement, tout comme le désintérêt éprouvé envers la politique et la participation citoyenne, active et responsable, dans les affaires de la cité, ont pour cause profonde la défiance envers l’Etat et ses institutions perçus, sinon comme «hostiles», du moins comme forces «étrangères» aux préoccupations de la masse confuse et désordonnée du «peuple» dont la figure naguère mythifiée n’est aujourd’hui qu’une image pâlissante, amorphe et sans aucune consistance matérielle ou presque…
– Les partis politiques, qui craignent aujourd’hui un fort taux d’abstention, n’assument-ils pas une part de responsabilité dans cette situation ?
Produit d’une démocratie avortée et dégénérée en série de coteries, de sectes et de chapelles rivales, ces partis politiques, dits de l’opposition, n’assument aucune «part de responsabilité» dans le taux d’abstention pressenti, dans la mesure où leur existence sur la scène sociale et politique est quasiment nulle et n’influe en rien de ce fait sur l’orientation électorale des électeurs dont les voix, quand elles s’expriment, s’éparpillent entre les différentes formations en lice, formations dont les membres adhérents ne dépassent guère, pour beaucoup d’entre elles, le seuil d’une cinquantaine de personnes. Quant aux vieilles formations politiques, comme le FLN, le FFS, le PR, ou comme celles plus récentes, le RCD et le RND, elles s’apparentent toutes, à l’exception notable du FFS, plus à des partis d’appareils politico-administratifs qu’à de vrais partis de l’opposition porteurs de projets politiques alternatifs, solides et susceptibles d’entraîner l’adhésion des foules. Pour ce qui concerne le cartel «vert», constitué des «partis» islamistes, ou plutôt des sectes de la mouvance islamiste que sont El Islah (MRN), Ennahda ou le Mouvement de la renaissance islamique (MN) ainsi que le Mouvement de la société pour la paix (MSP), d’obédience Frères musulmans, il ne pèse plus guère dans la balance des rapports de force politique, tant en raison de son atomisation croissante qui lui vaut un discrédit certain qu’en raison de son caractère sectaire qui l’enferme dans une logique «tribale» et le coupe de la grande masse du peuple. Cependant, ces «partis» islamistes tentent malgré tout de maintenir, ou d’élargir, leur audience, gagner des voix et des suffrages populaires, soit par le biais de l’action dite «caritative», soit par le biais d’un clientélisme basé sur des affinités idéologiques, tribales, voire régionales, ainsi que par l’effet de l’entrisme dans les institutions de l’Etat. Ces formations islamistes n’ont plus le vent en poupe comme naguère, ni le discours persuasif ni les pratiques exemplaires ou édifiantes pour pouvoir attirer vers eux les suffrages des électeurs. Les partis dits «démocratiques» et laïques ne sont pas à l’abri non plus de ces vices que sont le clanisme, le clientélisme et l’esprit de corps. Pour les uns comme pour les autres, les voix des électeurs se gagnent non pas par une offre politique fondée sur une conviction, une philosophie ou sur un projet de société prometteur de changement, mais par les promesses et les récompenses miroitantes, ce qui est une forme corrompue et corruptrice pour obtenir voix et adhésion à un idéal politique ou religieux qui n’en est pas un en vérité…
– Quelle est l’utilité d’une élection locale, alors que les élus locaux ne sont pas dotés de moyens suffisants pour assumer leur travail sur le terrain ?
Si l’élection locale ne présentait aucun intérêt, personne ne se porterait candidat et ne battrait le rappel des membres de sa tribu ou de son clan pour le soutenir. Le manque de moyens ne décourage pas la course pour la «prise du pouvoir» de la municipalité. Même démunie de moyens et de ressources, une municipalité se prête toujours au grignotage. On peut lui soutirer quelques biens, fonciers, immobiliers et autres, de manière licite ou illicite… Le pouvoir central les a dépouillés de ces privilèges pour les confier aux walis et à des agences foncières, privant par là même les élus locaux de la possibilité des ressources pour le développement local. Ils en sont réduits à n’être que de simples exécutants d’une politique décidée en haut lieu. Privés de pouvoirs réels et de moyens, ils se trouvent comme inhibés et ne peuvent prendre aucune initiative sans se référer à leur tutelle. Ils ne peuvent théoriquement ni distribuer de logements sociaux, ni créer des emplois, ni faire construire des routes, ni faire labourer les champs en jachère. Les seules missions dans lesquelles ils se cantonnent sont le «bricolage».
Madjid Makedhi