M. Bedjaoui: « Chaque Etat a le devoir de se mettre à l’écoute de son peuple »

MOHAMED BEDJAOUI AU QUOTIDIEN D’ORAN

« Chaque Etat a le devoir de se mettre à l’écoute de son peuple »

Propos Recueillis Par Notre Correspondant Au Caire: Hicheme Lehmici, Le Quotidien d’Oran, 7 septembre 2006

Présent au Caire dans le cadre du 126ème Conseil des ministres des Affaires étrangères des Etats de la Ligue arabe, le ministre des Affaires étrangères, M. Mohamed Bedjaoui, a bien voulu nous accorder un entretien particulier.

Le Quotidien d’Oran: M. le Ministre, pouvez-vous nous présenter dans ses grandes lignes la position que va tenir l’Algérie dans le cadre de la session du Conseil des ministres des Affaires étrangères qui se tient aujourd’hui à la Ligue arabe ?

Mohamed Bedjaoui: L’Algérie, comme vous le savez, a toujours été présente et active dans toutes les rencontres arabes. L’Algérie est un pays arabe et musulman. L’Algérie souhaite que la souveraineté et l’indépendance des pays arabes et musulmans ne soient entravées par aucune opposition interne ou externe. L’Algérie qui mobilise toutes ses énergies pour aller de l’avant dans cette voie, voudrait que tous les pays arabes puissent aller de l’avant de la même manière. Malheureusement, il se trouve que le monde arabe, aujourd’hui plus que jamais, est confronté à d’immenses défis et grandes difficultés. Si je prends par exemple cette 126ème session du Conseil des ministres des Affaires étrangères de la Ligue arabe qui se tient aujourd’hui, l’on constate que l’ordre du jour est particulièrement chargé.

Cette session se tient dans un contexte régional et international des plus préoccupants. Un contexte marqué par une réactivation quasiment synchronisée de tous les foyers de tensions qui agitent depuis des années, voire des décennies le Proche et le Moyen-Orient. Par conséquent, cette session en devient une session majeure. Il faudrait que nous puissions faire un examen extrêmement poussé de tout ce qui peut être fait pour que cette session aboutisse à des recommandations précises et surtout qu’elles soient exécutées dans l’intérêt du monde arabe.

Q.O.: M. le Ministre. Revenant sur la terrible agression qu’a subie le Liban, comment jugez-vous en tant que représentant de la diplomatie algérienne l’attitude des Etats arabes dans cette crise ?

M.B.: Vous me posez une question très délicate… Il est en tout cas tout à fait normal que face à une agression majeure d’Israël, nous puissions nous déterminer en faveur d’une riposte aussi efficace que possible. Je ne voudrais pas rentrer tellement dans ce débat mais retenez que lors de cette session des ministres des pays arabes, ce sont l’ensemble des dossiers chauds qui secouent le monde arabe qui sont inscrits à l’ordre du jour. Prenons le cas de la Palestine occupée, du Liban et de la persistance du blocus israélien. Prenons le cas de l’Irak qui se trouve aux prémices d’une guerre civile et de la dislocation nationale. Prenons le cas du Soudan qui est au bord d’une confrontation avec le Conseil de sécurité de l’ONU. Prenons le cas de la Somalie qui est en proie à une guerre larvée sur fond de rivalités tribales. Prenons le cas du nucléaire iranien qui concerne aussi directement les pays arabes voisins. Tous ces dossiers sensibles se retrouvent aujourd’hui dans nos débats au sein du Conseil. La position de l’Algérie, quant à elle, tend à tout mettre en oeuvre pour la constitution d’un consensus arabe. Un consensus concret qui ne se contente pas uniquement de quelques paroles de compassion à l’égard des peuples arabes opprimés par toutes sortes d’agressions. Nous voudrions, car nous en avons les moyens, nous arabes, pouvoir sortir de tous ces défis et agressions pour aller vers la paix et la prospérité tant souhaitées par nos peuples. Nous pouvons le faire.

Q.O.: M. le Ministre. Vous avez parlé de la nécessite d’une action arabe concertée en évoquant la gravité de la situation vécue par la région. Cependant beaucoup d’observateurs et de spécialistes constatent que la Ligue arabe qui devrait être l’instrument de règlement de ces crises, traverse une situation particulièrement critique. Est-ce que, pour vous, cette Ligue arabe est encore en capacité de jouer un rôle de médiateur en mettant fin aux conflits qui agitent la région ?

M.B.: Comme vous le savez, la Ligue arabe est une très vieille institution régionale qui a plus de 60 ans d’existence. Bien entendu depuis sa création, le monde a changé et par conséquent quels que soient les résultats positifs qu’elle a pu enregistrer, il est tout à fait clair qu’il importe aujourd’hui d’adapter les structures de la Ligue arabe à la nouvelle donne internationale. Par conséquent, la question de la réforme de la Ligue arabe est toujours d’actualité. Mais il faut prendre en considération que tout cela ne se fera pas en un claquement de doigts. Il s’agit donc de travailler posément dans la voie d’une refonte de cette Ligue pour qu’elle soit en mesure de jouer le rôle qui lui incombe.

Un certain nombre d’esquisses de solutions ont été retenues lors du sommet arabe d’Alger de 2005. Cela s’est traduit par des améliorations substantielles. Néanmoins, cela ne nous affranchit pas d’efforts supplémentaires à l’avenir. Nous devons nous convaincre d’aller de l’avant de la façon la plus audacieuse dans la voie de la réforme de cette institution qui doit s’adapter absolument à un monde devenu très difficile et très complexe. Il s’agit maintenant d’avoir le courage d’aller dans cette voie.

Q.O.: M. le Ministre. Considérez-vous à propos du Liban que la résolution 1701 adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU représente une solution juste ?

M.B.: Il faut d’abord souligner que le Conseil de sécurité s’est réuni très tardivement. Alors même que l’agression israélienne avait déjà causé des dégâts aux conséquences désastreuses sur les Libanais mais aussi sur les Palestiniens qui ont aussi été agressés. Le travail de sape, les destructions massives ont touché d’abord et avant tout les populations civiles libanaises et palestiniennes. Le Conseil de sécurité a laissé faire, je dois dire. De ce point de vue là, nous pouvons manifester plus que des regrets. Un étonnement qui en dit long sur une certaine politique sur le plan international. Mais pour en venir à la résolution 1701. Tardive, elle n’a pas, bien entendu, répondu aux voeux du monde arabe.

De toutes les façons, nous revenons de loin car le projet initial franco-américain était loin de satisfaire aux exigences minimales du Liban et des autres pays arabes. Finalement, les ministres arabes des Affaires étrangères ont réussi à amener le Conseil de sécurité à revoir sa copie et tenir compte d’un certain nombre de demandes totalement légitimes. La résolution 1701 devait mettre fin au conflit et à l’agression israélienne. Comme vous le savez, cette résolution peine à entrer en application par la faute exclusive d’Israël. Les Israéliens imposent encore un blocus aérien et maritime contre le Liban.

Cette résolution devait restaurer l’autorité de l’Etat libanais sur l’ensemble de son territoire. Cette résolution devait permettre aussi l’amorce de la reconstruction du pays et d’effacer les conséquences de la guerre. En réalité, il n’y a rien eu de tout cela. De même, l’ONU avait adopté auparavant la fameuse résolution 1559 qui demandait le désarmement du Hezbollah. Ce qui n’est pas une mince affaire… De toute façon, la résolution 1701 se heurte avant tout au refus israélien de l’appliquer. Comme je vous l’ai déjà dit, Israël continue d’imposer un embargo illégal sur le Liban malgré les demandes réitérées de la communauté internationale. Il semblerait néanmoins qu’une promesse du Premier ministre israélien ait été faite à Kofi Annan pour que soit mis un terme à cet embargo si 5.000 hommes de la Finul étaient déployés dans le Sud Liban. Nous n’en sommes pas très loin. Cependant, un gros point de discorde risque de subsister encore avec l’exigence israélienne de voir les troupes de la Finul déployées le long de la frontière israélo-syrienne. Dans le but, selon Tel-Aviv, d’empêcher la livraison d’armements syriens ou iraniens au Hezbollah.

La Syrie s’oppose bien sûr énergiquement au déploiement de Casques bleus à sa frontière. Par ailleurs, la résolution 1701 parle aussi d’échange de prisonniers. Cette question semble-t-il aujourd’hui confiée à des Etats tiers comme, paraît-il, l’Allemagne ou l’Italie. Je dois dire d’ailleurs que cet échange de prisonniers peut connaître un aboutissement heureux si les Israéliens faisaient preuve de bonne volonté. D’autant qu’il faut prendre en considération que, selon certaines sources proches du Hezbollah, il y aurait eu en réalité une trentaine de soldats israéliens capturés lors de la guerre d’agression contre le Liban. Les Israéliens refusent évidemment d’en faire état publiquement.

Q.O.: Une toute dernière question qui fait appel à la mémoire de notre pays. M. le Ministre: à travers l’expérience presque unique que représente dans l’histoire la lutte de libération nationale, quel message peut porter aujourd’hui l’Algérie en direction des mouvements de résistance arabe à l’occupation ?

M.B.: Vous savez, l’Algérie ne s’est jamais permis de donner de leçon quelconque à quiconque. L’Algérie estime que chaque Etat, chaque gouvernement a le devoir de se mettre à l’écoute de son peuple. L’Algérie est certaine que lorsque l’on donne la voix au peuple, lorsqu’on lui permet de s’exprimer véritablement, il est pour la paix et pour la modernité. Les peuples arabes ont soif de considération, ont soif de développement. C’est la mission que l’on doit réaliser au plus vite. Je crois par conséquent que l’essentiel réside dans le fait que nos gouvernements doivent rester à l’écoute de nos peuples. Cela pour le grand bien de tous. Il n’y a pas autre chose à faire que cela. Il y va de l’avenir de ce monde arabe et sa place dans le concert des nations. La dignité de l’homme arabe se mesure à sa capacité d’expression de ses aspirations les plus légitimes en faveur de la paix et de la sécurité. Il nous faut pour cela mobiliser tous nos moyens. Nous considérons que le monde arabe n’est pas dépourvu de moyens et que la marge de manoeuvre des pays arabes n’est pas aussi faible que l’on dit.

Nous devons nous livrer à une analyse sans détours. Il y a beaucoup à faire là-dessus.