C’était la marche du 14 juin

IL Y A DIX ANS, DES MILLIERS D’ALGÉRIENS SONT DESCENDUS SUR LA CAPITALE

C’était la marche du 14 juin

Par Arezki SLIMANI, L’Expression, 14 Juin 2011

Aujourd’hui, certains vont célébrer cette date dans le silence et la douleur. Cette belle démonstration de la mobilisation citoyenne ne s’est jamais renouvelée.

Il y a dix ans, jour pour jour, des millions d´Algériens descendaient sur la capitale pour une marche revendicative qui restera à jamais une date phare dans les mémoires des hommes et des femmes épris de liberté et de justice. C´était le 14 juin 2001. De nombreux acteurs s´en souviennent encore, aujourd´hui, de cet élan de mobilisation jamais constaté dans le pays.
Ce jour-là, un million, deux millions, le chiffre importe peu, mais ils étaient des milliers d´hommes de différentes franges sociales venus de toutes les régions à marcher dans la capitale, Alger, pour remettre en main propre du président de la République, Abdelaziz Bouteflika, une plate-forme de revendications comportant 14 points. Laquelle plate-forme avait été finalisée à El Kseur, à 20 km de Béjaïa, après deux conclaves tenus respectivement à l´université puis au théâtre de Béjaïa quelques jours auparavant.

Les animateurs du mouvement citoyen, né dans le sillage des événements, qui ont éclaté au lendemain de l´assassinat du jeune Guermah Massinissa à Beni Doula et l´interpellation de trois lycéens à Amizour, se voulait un cadre organisationnel à même de canaliser la colère et de porter les revendications citoyennes résumées dans une plate-forme. Depuis quelques jours déjà, la Kabylie, en effervescence, vivait au rythme des préparatifs de cette manifestation. Saïd s´en souvient des interminables réunions dans son quartier. «Tout le monde voulait participer», raconte-t-il. Et comme la colère était à son paroxysme, «nous avons tout fait pour ne retenir que les personnes faisant preuve d´un sang-froid», a-t-il souligné. Le jour j à 11h, la procession humaine entamait sa marche à pied à partir des environs d´Alger. L´organisation oblige, «nous avons convenu que les véhicules devaient être garés à l´entrée d´Alger», se rappelait Ali. La veille, un groupe de jeunes avait entamé une marche à partir de la ville d´Amizour à Béjaïa. Karim en faisait partie. «Nous avons marché à pied sur 230 kilomètres environ», disait-il. D´une organisation parfaite, les carrés commençaient à se former. Chaque délégué essayait de contenir les marcheurs. Un long cortège se formait alors. Les carrés parfaitement organisés, étaient identifiables par des banderoles. Le tout dans une ambiance bon enfant. Ceux qui n´avaient pas la chance d´y prendre part suivaient cet événement à travers les écrans de télévision.
«Je me rappelle de ces images montrées par les télévisions. Elles étaient impressionnantes», se remémore Hassina, à l´époque étudiante à l´université de Béjaïa. Une partie des organisateurs étaient déjà à la place du 1er-Mai. C´était en majorité des délégués qui étaient chargés de remettre à la Présidence de la République ce texte de revendications.
La Kabylie et toute l´Algérie n´avaient d´yeux que pour cette manifestation. Il y avait à la fois de l´espoir, mais aussi des craintes quant aux éventuels dérapages. Ce qui arrivera quelques instants après. Ce qui devait être une fête s´est transformée en heurts indescriptibles entre manifestants et service d´ordre.
Les images transmises par l´Unique montraient des jeunes déchaînés sous l´effet de la colère et comme à chaque manifestation, les gens malintentionnés étaient là pour s´adonner aux saccages, vols et pillages. On apprendra par la suite l´infiltration des étrangers à ce mouvement de revendication. 12 jeunes ne sont pas rentrés chez-eux. Certains n´ont jamais été retrouvés.

Les foules mobilisées pour une cause juste

A Tizi Ouzou, Bouira et Béjaïa, la situation a vite dégénéré. Spontanément, les citoyens sont descendus dans la rue procédant au blocage des accès et des routes, allant jusqu´à s´en prendre aux édifices publics. C´était le chaos. Le saccage et la destruction de tout ce qui représente l´Etat. Toute la Kabylie était en révolte. Le jour noir était arrivé. Les affrontements avec les gendarmes et les policiers avaient repris de plus belle pour durer des jours et des nuits entiers. Les mauvais jours se suivaient et se ressemblaient, d´autres victimes tomberont encore.
La liste établie par le mouvement citoyen des archs s´élevait à 126 morts, des centaines de handicapés et des milliers de blessés. La Kabylie mettra ensuite beaucoup de temps pour se calmer, se résigner. L´élan revendicatif s´effilochera au fil du temps. Le refus de dialogue de part et d´autre a démobilisé plus d´un. Les conclaves et marches se succèderont sur la capitale avant que celle-ci ne soit à jamais fermée. La protestation n´est alors autorisée que dans les chefs-lieux des wilayas de Kabylie. Béjaïa et Tizi Ouzou devenaient alors les plaques tournantes de la protestation citoyenne.
Aujourd´hui encore, le ressentiment est là. Il est présent chez ceux qui avaient placé beaucoup d´espoir en cette formidable manifestation pacifique qui aurait pu déboucher sur une ouverture démocratique autrement que celle connue en 1988. Hélas! certains ne voulait pas avancer avec les aspirations de la population.
Les manipulations et autres tergiversations connues par la suite ont fini par vider le mouvement de sa sève. L´histoire déterminera un jour la responsabilité des uns et des autres, notamment par rapport à la tournure qu´avait connue la marche du 14 juin, mais aussi par rapport au développement de la situation par la suite. Aujourd´hui, certains vont célébrer cette date dans le silence et la douleur. Cette plus belle démonstration de la mobilisation citoyenne ne s´est jamais renouvelée. Elle ne risque pas de l´être de si tôt. Mais elle est là pour rappeler à tout un chacun que lorsqu´une démarche est sincère, elle mobilise les foules.