Le Dr Rachid Tlemçani met en garde contre “le scénario du chaos”

Le Dr Rachid Tlemçani met en garde contre “le scénario du chaos”

Liberté, 17 avril 2015

Dans cet entretien, le professeur en relations internationales et sécurité régionale à la faculté des sciences politiques dresse un bilan négatif de la première année du quatrième mandat, considérant que tous les ingrédients politiques et sociaux sont réunis pour une explosion qui fait partie des scénarios possibles, face à un pouvoir obsédé par sa propre survie.

Liberté : Le président de la République, Abdelaziz Bouteflika, boucle aujourd’hui la première année de son 4e mandat. Un mandat entamé dans des conditions bien particulières. Quel bilan retenir ?

Rachid Tlemçani : Le pouvoir durant ces seize années passées ne s’est pas distingué par la mise en place d’une stratégie cohérente devant conduire à un État de droit et à la modernité. Bien au contraire, les réseaux traditionnels et les zaouïas ont été réactivés au détriment de la communication politique et de l’ouverture des champs politique et économique. Les indicateurs économiques, sociaux et politiques des institutions internationales sont au rouge. L’Algérie se classe en bas du tableau dans les secteurs de création de richesses, de valeur ajoutée, tels la création d’entreprises, d’emplois et d’éducation, l’innovation technologique, le respect des libertés individuelles et collectives et la bonne gouvernance. Quand la corruption gangrène tous les rouages de l’État, il ne faut guère s’attendre à des résultats positifs et performants. L’Algérien lambda retient notamment que les corrompus dans les grands scandales financiers n’ont pas été inquiétés par la justice. Ils se trouvent au sommet de l’État et dans le cercle présidentiel. La corruption politique est un mode de gouvernance. C’est ainsi que 1 200 milliards de dollars ont été injectés sans jamais parvenir à satisfaire les besoins sociaux élémentaires. Sous d’autres cieux, cette masse de cash aurait permis à ce pays un important transfert technologique le conduisant de plain-pied dans la modernité et le progrès social. En revanche, l’Algérie se trouve parmi les premiers importateurs d’armes dans le monde sans que les Algériens se sentent en totale sécurité. “Le tout-sécuritaire”, érigé en dogme, a pris la place du “tout-capital humain”. Il y a plus de 208 000 policiers, bien entraînés et équipés. Le ratio sécuritaire est l’un des plus élevés au monde, le capital international classe nonobstant le pays à risque. La légitimité ne se trouve plus au bout du fusil mais à l’urne transparente.

Partagez-vous l’idée que ce 4e mandat est un mandat de trop ?

ette question suppose que le 3e mandat a été légitime ainsi que les autres. Rappelons que l’élection présidentielle de 1999 a été la plus libérale dans le sens que 7 candidats de sensibilités différentes étaient en lice dans un contexte de fin de campagne antiterroriste. Mais malheureusement, un coup de force électoral l’a transformée à la dernière minute en un plébiscite comme sous le parti unique. Le nouveau chef d’État, mal élu, au lieu d’ouvrir davantage le système autoritaire, a mis en place “une stratégie rigoureuse” pour verrouiller les espaces publics existants. L’enjeu fondamental du quatrième mandat est d’achever le quadrillage de la société et de fignoler le verrouillage de ces espaces de liberté et de contre-pouvoirs. Les dernières importantes mesures, lois sur l’information, les partis politiques et les associations ainsi que le code électoral visent tout simplement la fermeture du jeu démocratique, sincère et intègre. L’objectif ultime de ce mandat est donc de compléter la construction d’un État policier, de type Ben Ali, devant s’ériger à la place de l’État sécuritaire. Le président de la République n’est pas pour autant antimilitariste. Il a une vision verticale du pouvoir, comme les militaires et les islamistes, une conception autoritaire du changement politique, du haut vers le bas.

La manipulation du message présidentiel du 19 mars n’est-elle pas révélatrice de l’incapacité de Bouteflika à maîtriser le processus de prise de décision ?

À l’occasion de la fête de la Victoire, le 19 Mars 2015, le chef de l’État s’en est pris violemment à l’opposition politique et la presse privée. “Je constate que des pseudo-hommes politiques, soutenus par une presse qui n’a aucun souci de son éthique professionnelle, s’évertuent, matin et soir, à effrayer et démoraliser ce peuple, à saper sa confiance dans le présent et l’avenir, ce peuple qui n’a pas accordé, et n’accordera pas de crédit à leurs sornettes”, a-t-il dit dans un message lu en son nom. Le ton inhabituel de ce discours révèle, selon des observateurs, que le président de la République ne maîtrise plus le processus de prise de décision. Ce discours a été manipulé par des clans, des lobbies, une main invisible. Cette version du complot n’est pas très pertinente dans une société où les théories du complot sont avancées à tout bout de champ. La véritable problématique qui doit être posée, c’est que les dirigeants ne cessent de malmener les institutions du pays, ils ne sont plus en mesure de produire un discours consensuel et mobilisateur. Ils ne se sentent pas pour autant diminués. Ils sont devenus tellement arrogants qu’ils pensent qu’ils n’ont pas de compte à rendre. Un tel comportement est naturel à la limite quand on a bâti des fortunes à l’étranger au détriment de l’intérêt national. Il a dit également qu’“il est dans l’obligation d’user de fermeté et de rigueur.” Ce discours annonce, selon toute vraisemblance, la fin de la liberté de ton qui fait la fierté de l’Algérie à l’étranger. Une semaine après son élection en 1999, n’a-t-il pas confessé à son chef de gouvernement : “J’ai l’intention de récupérer le ministère de la Communication.”

Qui sont, selon vous, les détenteurs de la décision politique, compte tenu de l’état du président Bouteflika ?

En accédant à la magistrature supérieure du pays, le président Bouteflika a mené une lutte sur tous les fronts pour que la décision politique revienne à la présidence de la République, comme stipulé dans la Constitution. Au terme de 16 ans, il a réussi, d’une certaine manière, à changer la donne. Si en 1999 un quartet de généraux décidait de l’avenir de tout un peuple, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le pouvoir est devenu plus sophistiqué et le jeu politicien plus subtil. La présidence de la République et le Commandement militaire se partagent les tâches. Chaque institution a sa “chasse gardée”. C’est dans cette perspective qu’on peut comprendre l’augmentation constante du budget sécuritaire (Défense et Intérieur), il dépassera en 2015 les 30% du budget national. Autour de ces deux pôles, interdépendants mais conflictuels, gravitent des cercles concentriques constitués de groupes d’intérêts, tycoons et intermédiaires mafieux. À l’intérieur de chaque cercle concentrique se trouve un képi. Un putsch militaire n’est pas donc possible. Les acteurs, qui ont fait récemment appel à l’armée pour destituer le président de la République, ne connaissent pas vraiment la réalité du pouvoir ou font de la diversion face à un mouvement social menaçant.

Il y a incontestablement une paralysie des institutions. Le pays peut-il s’accommoder encore longtemps d’une telle situation, dans un environnement hostile et dans un contexte de tension interne permanente ?

Le pouvoir qu’on dit depuis longtemps à bout de souffle a encore une marge de manœuvre. Le bas de laine, 180 à 220 milliards de dollars, dont il dispose lui permet de tenir le coup jusqu’à la fin du mandat. En accédant au pouvoir, rappelons-le, le président Bouteflika a trouvé les caisses de l’État vides, il va les laisser vides au rythme où vont les choses. “Après moi, c’est le déluge !”, dit le dicton. L’autre alternative, c’est le scénario du chaos. Le volcan sur lequel le pouvoir est assis risque de se réveiller d’un moment à l’autre. Le mouvement antigaz de schiste du Sud a rendu le contexte de pression interne très menaçant. Les demandes sociales prioritaires à travers le pays, telles que le logement, l’emploi, une éducation de qualité, des transports collectifs, l’accès aux soins et aux nouvelles technologies de communication… ne sont pas satisfaites. Le citoyen lambda exige une vie décente. La génération post-octobre, antisystème, est décidée à en découdre avec le système de la hogra. Le pays risque une implosion sociale que personne ne souhaite. Quant à la menace de destabilisation venant de l’extérieur, elle n’est pas fiable pour le moment. Le consensus sur l’option militaire pour résoudre les crises locales et régionales ne fait qu’exacerber les tensions et préparer ainsi l’intervention humanitaire.

Le président projette de réviser la Constitution. Est-ce vraiment un chantier prioritaire ? Ne faudrait-il pas laisser cette révision à plus tard ?

La révision de la Constitution fait partie “des réformes politiques profondes” promises en 2011 pour éloigner le Printemps arabe. Cette question a permis à la classe politique de combler un espace vide et d’ergoter dans l’air sur les tenants et aboutissants de la loi fondamentale que le législateur piétinera à la première occasion. Trois ans plus tard, la copie finale de ce document n’a pas été publiée. Cette Constitution n’a aucune utilité, comme les élections anticipées souhaitées par des groupes politiques et dirigeants. Ces élections ainsi que la nouvelle mouture de la Constitution ne feront que consolider le statu quo politique et l’immobilisme économique. “Jusqu’à quand reporterons-nous aux calendes grecques la mise en place d’une Assemblée constituante ? Les Tunisiens sont-ils plus intelligents que nous ?” se demande une large opinion publique. Je crains que le scénario du chaos initierait le débat national que l’Algérie n’a jamais eu.

Entretien réalisé par : Omar OUALI et Sofiane AÏT IFLIS